Place du 1er mai : « Maali El Wazir*, nos jeunes chahutent la marche, mais j’ai besoin de renforts… »

Place du 1er mai : « Maali El Wazir*, nos jeunes chahutent la marche, mais j’ai besoin de renforts… »
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Place du 1er Mai. Samedi 12 février. Il est 9 heures du matin. Plusieurs cordons de policiers anti-émeutes sont déployés tout autour de cette place qui n’est pas noire de monde pour l’instant mais bleue.

Depuis la veille, des renforts stationnent dans tous les carrefours de la ville d’Alger.

Au vu de ce déploiement policier, on comprend aisément que les chiffres annoncés de 30 000 policiers sont tout à fait crédibles. Un premier attroupement s’est formé autour d’un dirigeant de la CNCD, la coordination qui a appelé à la marche. Une forêt de micros se tend vers lieu. Les policiers en civil sont si nombreux qu’ils se marchent sur les pieds et s’interpellent entre eux.

On les entend répondre : « zamil », « collègue » pour éviter de se faire embarquer. On les sent tendus, visiblement sous pression, l’œil à l’affût et l’oreille aux aguets. Ils scrutent chaque nouvel arrivant sur la place et chaque passant.

Athmane Mazouz, député du RCD, arrive sur les lieux avec des pancartes. « On a essayé de prendre différents points de départ pour échapper à la surveillance et à la filature », dit-il. Il sort quelques pancartes.

« Bouteflika barra ! Système dégage ! Rendez nous l’Algérie ! »

L’avocat et vieux militant des droits de l’homme, Ali Yahia Abdennour, accompagné de Me Bouchachi, font également leur apparition. Il y a à présent deux attroupements. Une première tentative de manifester s’ébauche. Des slogans fusent : « Bouteflika barra ! Système dégage ! Rendez nous l’Algérie ! », scandent les manifestants

Des policiers les cernent et les bloquent aussitôt. De plus en plus de manifestants arrivent sur la place. Les premières arrestations ne tardent pas à s’opérer. Une vieille femme de près de 70 ans déploie un drapeau algérien et nargue les policiers. L’un de ses accompagnateurs est traîné par terre par les policiers. La dame crie de toutes ses forces appelant les autres manifestants à le soustraire des mains des policiers.

« Cache moi cet appareil photo sinon je te le casse et je t’embarque ! »

Il est 9 H 25 lorsque Said Sadi arrive. Il essaie de se frayer un passage entre les policiers vers les manifestants. Je m’éloigne de la place de quelques pas seulement pour trouver un kiosque ouvert et remplacer mon stylo que j’ai perdu dans une cohue.

Aussitôt un homme en civil m’interpelle : « Cache moi cet appareil photo sinon je te le casse et je t’embarque ! » Suivent quelques noms d’oiseaux comme on en entend souvent de la part de policiers qui se prennent beaucoup plus pour des cow-boys que pour des représentants de la loi.

Arezki Aït Larbi et Azwaw, un autre militant connu, tentent d’encadrer Ali Yahia et de le protéger tant bien que mal des policiers et des bousculades.

Les femmes sont particulièrement ciblées

Des échauffourées se signalent partout à présent. A chaque fois qu’un groupe se forme, des policiers sont là pour le cerner, l’isoler et le casser en embarquent un maximum de manifestants. Les arrestations se font à un rythme très soutenu. Les femmes sont particulièrement ciblées.

Les interpellations se font sans ménagements et toujours de la même façon. Trois ou quatre policiers fondent sur un homme ou une femme pour s’en saisir. Dès que la personne se débat, d’autres policiers arrivent à la rescousse. Elle est traînée par terre, rouée de coups et soulevée en l’air comme un paquet de linge.

Ali Yahia blessé à la main

De plus en plus de manifestants arrivent sur la place mais la tactique des policiers est bien rodée. Ils sont tellement nombreux qu’ils étouffent littéralement toute tentative de manifester. C’est véritablement une manif du ministère de l’Intérieur et non de l’opposition.

Ali Yahia s’est blessé à la main. Arezki Aït Larbi exhibe devant les journalistes la main du vénérable vieillard. Les manifestants n’ont pas arrêté de lui témoigner leur considération et les journalistes leur intérêt depuis son arrivée. Son courage et son parcours forcent le respect.

Said Sadi et Arezki Aït Larbi, vieux amis et compagnons de lutte que les vicissitudes du combat ont séparés depuis une vingtaine d’années, se sont retrouvés côte à côte. L’image est marquante.

Des petits groupes de manifestants arrivent tout de même à se former et à scander des slogans pour le changement de régime.

Amazigh Kateb, juché sur les épaules d’un ami, fait le show

La place est à présent noire de monde et les manifestants continuent d’arriver. Les policiers ne savent plus où donner de la tête mais les interpellations continuent à un rythme soutenu. Le chanteur Amazigh Kateb, fils de l’écrivain Kateb Yacine, juché sur les épaules d’un ami fait le show. Arrêtée et relâchée, la députée Lila hadj Arab se plaint d’une main que les policiers lui ont tordue.

Un petit groupe de jeunes tentent de chahuter en scandant le nom de Bouteflika. Des policiers en civil se joignent à eux. « Regarde, ils tiennent à peine dans un abribus », lance goguenard, Fouad Boughanem, directeur du Soir d’Algérie. « Les baltaguias sont là ! », lance un manifestant.

Belaid Abrika, ancien porte-parole des arouchs de Kabylie, prié de voir ailleurs

Il y a à présent plusieurs milliers de personnes sur la place du 1er mai. Belaid Abrika, ancien porte-parole des arouchs de Kabylie, est chassé à coups de pied par de jeunes manifestants de Tizi Ouzou qui lui reprochaient sa compromission avec le pouvoir

Une jeune femme enceinte me raconte comment elle a été embarquée et comment elle s’est fait taper dessus par les policiers. Son manteau est déchiré.

Les manifestants ont gagné la bataille. Les policiers sont submergés malgré leur nombre. Plusieurs groupes manifestent sur la place et les partisans d président Bouteflika sont devenus invisibles et inaudibles.

Maali El wazir (votre excellence Mr le ministre )

Un confrère me raconte avoir surpris une conversation du maire de Sidi Mhamed qui appelait au téléphone le ministre de l’Intérieur. Il lui disait : « Maali El wazir (votre excellence Mr le ministre ), nos jeunes sont entrain de perturber mais j’ai besoin de renforts ».

Il est vrai que les perturbateurs sont été recrutés majoritairement à partir des voyous et des gardiens de parkings de la place du 1er mai qui relève du territoire de la commune de Sidi Mhamed. C’est du moins ce que nous ont confirmé plusieurs confrères habitués des lieux de par la proximité de la Maison de la presse Tahar Djaout.

« Casse toi ! »

L’ex- chef du parti islamiste dissous, Ali Benhadj, fait son apparition. Deux cordons de policiers l’entourent, mais il peut se balader à loisir sur la place. Arrêté la veille et aussitôt relâché, c’est le dernier épouvantail que le pouvoir tente d’exhiber pour discréditer la marche des démocrates.

Un témoin qui a assisté à la scène raconte que le chef intégriste a tenté d’approcher Amazigh Kateb mais que celui-ci l’a renvoyé sèchement en lui disant : « Baâd aliya ! (éloigne-toi de moi) « Casse toi ! ».

Les policiers sont à la recherche de journalistes étrangers. Toutes les issues menant vers la place du 1er Mai sont fermées par des cordons de police mais les manifestants continuent d’arriver. Certains manifestent en se joignant aux deux ou trois groupes qui continuent de le faire. D’autres sont là simplement.

Ils cautionnent par leur simple présence. Ils s’informent, discutent et nouent ou renouent le contact entre amis et militants. Il y a beaucoup de personnalités politiques et des artistes. Le chanteur Baaziz s’est joint aux manifestants. Safy Boutella également. Des anciens du RCD comme Ali Brahimi, Tarik Mira ou du FFS comme Djamel Zenati, Hamid Ouazar, Bouhadef sont là. Ali Haroun. Benbitour, Brerhi, Abdelkader Merbah et d’autres encore.

Le potentiel militant de l’opposition est extraordinaire, mais il est encore émietté.

« Vous nous avez foutu la honte par rapport aux Tunisiens »

Le groupe de chahuteurs, les Baltaguiya de Bouteflika, qui a tenté de perturber la manifestation a rejoint les contestataires pour crier des slogans contre le régime de Bouteflika. Ils ont été retournés par un groupe de manifestants qui ont campé devant eux et ont scandé : « Bahdaltouna maa twanssa !». Chose que l’on pourrait traduire par : « Vous nous avez foutu la honte par rapport aux Tunisiens ».

Les manifestants vont occuper la place jusqu’à 16 heures 30 avant de se disperser dans le calme. Ils ont affiché autant de détermination à marcher que le pouvoir à rester.

« C’est pour quand la prochaine action ? »

Il reste à structurer cette dynamique, la capitaliser pour lui donner des perspectives afin de constituer une véritable alternative. Beaucoup de manifestants ne demandent à savoir qu’une chose : « C’est pour quand la prochaine action ? ». A l’aube d’une ère nouvelle qui s’ouvre pour tout le monde arabe, le combat qui oppose le peuple d’Algérie à son pouvoir vient de connaître son premier round.