Le trafic et le pillage dont font l’objet les pièces archéologiques algériennes commencent à prendre des proportions alarmantes.
Une activité commerciale informelle et abjecte fait transiter, depuis plusieurs années, des éléments de ce que l’Algérien a de plus cher et de plus authentique de son histoire millénaire vers l’Europe, directement ou via la Tunisie. Ce sont généralement des pièces prises sur des sites historiques ou, curieusement, dans des musées censés être gardés par des fonctionnaires payés sur le budget de l’État.
La surprise est d’ailleurs à son comble lorsqu’on apprend que c’est le gardien du site de Khemissa, dans la wilaya de Souk Ahras, qui sera arrêté le 20 novembre dernier par la gendarmerie en possession de 14 pièces historiques qu’il avait tenté de faire passer en Tunisie, en voulant profiter d’un certain désordre sécuritaire régnant dans ce pays voisin.
Ces pièces archéologiques (monnaie, statuettes et bustes) remontent au 4e siècle avant Jésus-Christ. Cette arrestation n’a été rendue possible que par le déguisement des gendarmes du groupement de Souk Ahras en citoyens civils se proposant d’acheter la marchandise.
La négociation fixa le montant à…1 million de dinars pour le »butin » du gardien du site, un homme âgé de 63 ans. Vingt jours auparavant, soit à la mi-octobre 2012, les gendarmes de Dahouara, relevant de la wilaya de Guelma, ont mis la main sur un autre « butin » constitué de cinq statuettes remontant à la période phénicienne, vingt médaillons antiques fabriqués en bronze, une précieuse mosaïque comportant la figure d’un roi romain et d’autres articles historiques d’une très grande valeur.
Les mis en cause, trois habitants de la région de Bouchegouf, appartiennent à un réseau dense de trafiquants d’antiquités s’étendant sur les wilayas de Khenchela, Guelma et Souk Ahras. Ces trois wilayas, à côté de Tébessa, Batna, Oum Labouagui, Annaba, El Taref, Mila, Skikda et Constantine, sont considérées parmi les plus riches sites du patrimoine archéologique algérien remontant aux périodes numide, romaine et phénicienne.
Le réseau de trafic possède des extensions à l’étranger lui permettant d’écouler les pièces volées particulièrement en Europe. En août 2012, quatorze pièces archéologiques et quatre statuettes en bronze ont été saisies par la gendarmerie sur la route reliant Annaba à Souk Ahras.
Les individus arrêtés à cette occasion ont dénoncé trois de leurs acolytes qui seront arrêtés, à leur tour, au centre-ville de Souk Ahras avec un lot de 219 statuettes antiques. En septembre 2011, une statue en marbre représentant une dame orientale a été proposée à la vente à Sétif pour un montant de 25 milliards de centimes.
Au cours de ces dix dernières années, le bilan en matière de trafic de pièces archéologiques provenant du pillage de sites historiques ou de musées a atteint des sommets inégalés. En effet, depuis 2005, et selon les bilans établis par les services de sécurité, plus de 85 400 pièces d’une grande valeur historique et culturelle ont été récupérées.
D’après le bilan établi par la gendarmerie à cet effet, 55 % des objets saisis représentent des pièces de monnaie, sachant que, comme l’explique le rapport, « les pièces de monnaie anciennes sont les plus prisés par les trafiquants du fait de la facilité avec laquelle elles peuvent être transportées, dissimulées et écoulées ». Les mosaïques, elles, représentent quelque 5 % du trafic réalisé. Les armes anciennes (romaines, byzantines, turques,…) 6 % du trafic.
RÉGRESSION ET DÉGRADATION
Rien qu’au cours de l’année 2008, pas moins de 950 pièces archéologiques ont été récupérées par les services des Douanes dans l’aéroport de la ville de Djanet. Elles ont été saisies dans les bagages de touristes ayant visité les sites des peintures rupestres de la région de Djanet. Les pièces qui n’ont pas pu être récupérées se comptent par milliers.
Sans doute, un chiffre suffirait, à lui seul, à rendre compte de l’état de régression de notre patrimoine archéologique, y compris celui classé dans les musées.
Justement, le musée Skikda comptait en 1962 quelques 1400 pièces archéologiques; en 2010, il n’en comptait que 400! Outre le pillage de sites historiques classés et de musées bien établis, les pièces saisies ou qui ont échappé à la vigilance des services de sécurité proviendraient également de fouilles clandestines qui seraient l’œuvre de professionnels. Les éléments de la gendarmerie ont découvert déjà 11 sites archéologiques mis au jour par des fouilles clandestines.
« On ne peut évaluer l’ampleur du phénomène du trafic du patrimoine archéologique dans la mesure où l’Algérie est un pays vaste, avec des sites archéologiques nombreux, qui sont des mines à ciel ouvert. La majorité de ces sites ne sont pas gardés et il est donc facile d’y faire des fouilles clandestines et d’alimenter un réseau d’amateurs d’objets antiques grâce à des vendeurs peu scrupuleux », affirme Abderrahmane Khalifa, historien et archéologue.
L’on apprend que des formations complémentaires sont assurées régulièrement aux éléments de la Gendarmerie nationale pour leur inculquer les règles de la protection des biens culturels et de la lutte contre leur pillage. Hormis la mission des services de sécurité, peu d’efforts ont été déployés dans la sensibilisation de la société à un héritage deux fois millénaire constituant l’âme authentique du peuple algérien.
Certains sites archéologiques demeurent encore vierges, c’est-à-dire non classés et non protégés, à l’image de ceux de Tinezrouft et Tihahaout, situés dans la commune de Bordj Omar Driss (ex-Fort Flatters), dans la wilaya d’Illizi. Ce n’est que cette année que l’idée de les classer et de les rattacher au parc du Tassili commence à faire son chemin. Le dossier est en cours de constitution.
Le ministère de la Culture devrait également se prononcer sur l’ouverture d’une antenne de la direction de l’Office du parc national du Tassili dans la ville de Bordj Omar Driss, à l’instar des deux sous directions de Bordj El Houas et Illizi. Dans l’état actuel où ils se trouvent, ces deux sites commencent à subir des dégradations. Pourtant, ils comportent des peintures rupestres qui ne sont pas moins précieuses que celles de la région de Djanet.
À Tihihaout, les gravures remontant à l’ère du néolithique, sont supportées par les parois de cavernes, tandis qu’à Tinezrouft, les dessins, remontant à la même époque, sont exécutés sur des niches volcaniques. Leur dégradation est le fait de visiteurs étrangers et nationaux.
Elle est vivement dénoncée par l’association Imsokal chargée de la sauvegarde du patrimoine. Cette association fait état de « l’importance de la préservation de ce legs archéologique inestimable afin de le transmettre, dans les meilleures conditions possibles, aux générations futures, et leur faire connaître la vie des premiers hommes sur cette terre depuis des milliers d’années ».
A.N.M