Vivre sur des puits de pétrole
Notre sous-développement est riche. Il croule même sous les milliards dont nous ne savons pas quoi faire.
En gros, les facteurs les plus nécessaires au développement des pays sont les capacités financières, la compétence humaine et, dans une certaine mesure, la dimension géographique. Lorsque deux de ces facteurs existent simultanément, ils sont généralement suffisants pour propulser le développement économique et social du pays. L’Algérie, qui dispose des trois éléments, n’arrive cependant pas à sortir le nez de ce sous-développement qui lui colle à la peau depuis si longtemps. Riche comme elle ne l’a jamais été, et traînant au bas, ou presque, de tous les tableaux et sur tous les aspects, notre pays, comme l’a dit Boualem, s’offre le pauvre luxe d’un riche sous-développement.
L’incroyable inertie
Notre sous-développement est riche. Il croule même sous les milliards dont nous ne savons pas quoi faire. Ces milliards pour lesquels nous n’avons pas d’autre mérite que celui de vivre sur des puits de pétrole. Notre effort, le seul jusqu’à présent, a consisté à tendre la main pour nous faire payer par ceux qui exploitent cette bénédiction du Ciel. Enfermés dans une mentalité rétrograde et dépassée, nous maintenons un rapport bizarre à la richesse. Au détour d’une visite à des wilayas et au gré des campagnes électorales, nous mettons la main à la poche pour dépenser, sans compter, l’argent du peuple sans jamais nous soucier des conséquences de ce comportement anachronique. Sans planification réelle et sans connaissance rigoureuse de la réalité, nous éjectons des milliards et des milliards de dinars sans trop savoir si ces dépenses sont justifiées ou pas. Quant à savoir si elles vont là où il faut, mieux vaut laisser la roche sur le couvercle du puits! Jeter de l’argent par-dessus les fenêtres n’aurait pas été pire pour le pays. Il n’y a qu’à regarder, par exemple, ces locaux trop restreints et trop mal placés pour servir à quelque chose, qui ont poussé à l’entrée et à la sortie de tous les villages. Et même dans certains douars.
Oui, Boualem, notre sous-développement est riche. Il brille même de toutes ces bêtises que nous ne nous gênons pas d’embellir à l’occasion, comme lorsqu’il s’agit de prendre en charge les billets des supporters de l’Equipe nationale ou lorsqu’il s’agit d’enfouir des sommes colossales dans les poches de chanteurs de dernière classe que nous invitons en grande pompe à Timgad, à Djemila et Dieu seul sait où encore, pour de pseudo-festivals inutiles, incroyablement indigents et sans relation aucune avec une quelconque culture.
Parce que lorsqu’on est riche, on ne compte pas, nous non plus nous ne comptons pas. Plutôt, nous ne comptons plus! Nous ne comptons plus ce que nous a coûté réellement l’autoroute Est-Ouest, une autoroute dont beaucoup de tronçons sont à revoir avant même d’être réceptionnés. Nous ne comptons plus ce que nous coûte l’incroyable inertie qui a été la nôtre durant cinquante ans. Nous ne comptons plus ce que nous a coûté un métro à Alger qui a duré plus que l’histoire de l’humanité sans pour autant être terminé. Nous ne comptons plus ce que nous coûte le fait de fêter chaque année notre sous-développement et le fait de danser autour de notre incapacité à nous relever de cette posture honteuse que nous avons adoptée depuis si longtemps et qui consiste à nous admirer en train de regarder les statues que nous érigeons chaque année à notre médiocre situation. Nous sommes riches, bien sûr. Au point même d’attirer les institutions internationales comme le FMI qui sait que notre richesse peut être mieux utilisée par d’autres.
Etre riches et sous-développés n’est pas à la portée de tous. Il faut même énormément de génie et beaucoup d’incapacités pour y arriver et, bien sûr, nous avons réussi ce pari là qui consiste à se maintenir en permanence entre, d’un côté, une richesse qui donne le vertige et, de l’autre, un sous-développement qui donne la nausée. Un luxe que ne peut se permettre tout le monde. Nous sommes, en quelque sorte, les champions de la «glissade dans la voie du milieu» au sens portérien.
Mais parce qu’elle n’a pas d’impact palpable sur la qualité de notre vie et, surtout, parce qu’elle ne nous est pas adressée, notre richesse est stérile et inutile. C’est une pauvre richesse. Une richesse qui n’arrive pas à améliorer la qualité de vie du citoyen ne sert absolument à rien! Cette richesse qui s’entête à faire croire que le niveau de notre université peut être amélioré par la construction de murs est une bien pauvre richesse.
La «passion égalitaire»
Dans l’histoire de l’humanité, les «people boat» ont toujours existé et ces grands nombres de citoyens n’ont quitté leurs pays que fuyant une misère, une dictature ou une catastrophe naturelle. De toute l’histoire de l’humanité, jamais, absolument jamais, les enfants d’un pays ne l’ont quitté par temps de vaches grasses et de richesse comme c’est notre cas, où, de nos jours, les harraga bravent des dangers incroyables pour quitter, à bord d’embarcations d’infortune, leur pays par cette grande «bahbouha» qui est la sienne. Pire encore, beaucoup de nos cadres et intellectuels ont quitté le pays parce que, durant cette période de grande richesse, ils n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Certes, on me dirait que, dernièrement, les salaires ont augmenté un peu, oui, mais après quoi?
Nul ne peut mettre en doute ce que notre pays regroupe comme compétences et comme talents. Mais nul n’ignore non plus que c’est uniquement dans une organisation qualifiante (personnellement, je préfère le terme «valorisante») que ces compétences et ces talents peuvent s’épanouir et apporter une contribution conséquente à l’accomplissement des tâches et à la réalisation des objectifs. Or, dans une organisation «disqualifiante» et dévalorisante où nul épanouissement n’est possible, ces compétences et ces talents flétrissent. Le réservoir de compétences de notre pays, formées à coup de devises du temps de Boumediene, a ainsi été largement détruit. La «passion égalitaire» dont tu parles Boualem a tendance à tout niveler, par le bas bien sûr. Autrement dit, on coupe les têtes qui dépassent. Comme Procuste, tu connais, ce bandit de grands chemins qui mettait ses victimes sur son propre lit et lorsqu’elles étaient petites les étiraient mais lorsqu’elles étaient plus grandes il leur coupait la tête.
Une très large majorité de ceux qui ont quitté le pays a réussi là où elle a entrepris. Enseignants, médecins, cadres, hommes d’affaires, sportifs et autres font de belles choses sous d’autres cieux… n’est-ce pas donc là une preuve de leurs compétences et leurs aptitudes? Pourquoi leur a-t-on alors toujours tourné le dos dans leur propre pays? Cest parce que, dans une autre logique, ils n’étaient pas utiles et ne pouvaient de ce fait constituer une priorité quelconque dans les préoccupations de ceux qui gouvernaient le pays.
Maintenant, si des changements vont avoir lieu? Très probablement. Du moins, il faut l’espérer car, aujourd’hui, plus que jamais, l’Algérie a besoin de ses enfants, tous ses enfants, ceux qui sont partis, poussés par l’indifférence sournoise du système et ceux qui ont préféré rester. Il faut espérer qu’à l’avenir, avec les changements inévitables attendus, on daigne donner enfin la possibilité aux compétences de faire quelque chose pour le pays. C’est difficile, certes, pour un système autopoïétique où l’on n’est pas habitué à reconnaître, et encore moins à valoriser, les autres, mais il faut bien commencer un jour car, ce qu’il y a lieu de comprendre c’est qu’aucun développement du pays n’est possible sans les compétences de ses enfants.