La réglementation régissant la passation de marchés publics s’avère contraignante pour les managers des entreprises publiques nationales, tétanisés par cette épée de Damoclès.
Amendée et modifiée à maintes reprises durant la décade écoulée, notamment en 2010, 2011 et en janvier 2012, la réglementation régissant la passation de marchés publics vise à lutter contre la corruption et moraliser l’attribution de la commande publique. Et cela dans le contexte où plusieurs scandales économiques ont impliqué des cadres dirigeants d’entreprises nationales. Ainsi, les dernières modifications apportées au code, en janvier 2012, permettent une certaine latitude aux gestionnaires publics et assouplissent les dispositions antérieures.
Le code est censé «sécurisant»
Ces modifications précisent les modalités, modes et seuils de passation et tendent également à clarifier les responsabilités des parties contractantes. En ce sens, un manager du secteur industriel mécanique public estime que le code en vigueur «sécurise les gestionnaires». Il «définit les responsabilités, les limites à ne pas franchir», relève l’ancien P-dg de Sonatrach, Abdelmadjid Attar. A charge, cependant, pour les managers publics, relèvent des juristes et consultants, de savoir adapter leur organisation, de manière conforme à leurs spécificités et sans déroger à la procédure, sauf aval gouvernemental. Mais, dans la mesure où aucun mode opératoire n’est réellement défini, les entrepreneurs publics se retrouvent donc confrontés à des difficultés. Des problèmes d’organisation, de compréhension Au-delà de la qualité du management public, les lourdeurs bureaucratiques et les dysfonctionnements du système financier national, l’application du code pose un problème d’organisation aux entreprises, relèvent nombre d’industriels et consultants. A ce propos, Abdelmadjid Attar constate que l’application du code est «extrêmement complexe. Il soulève beaucoup de non-dits». Ainsi, «certaines dispositions ne sont pas claires et peuvent être différemment interprétées». De même, les responsabilités des contractants ne sont pas réellement cernées et des problèmes peuvent surgir (en matière de gestion des deniers publics et lancement de partenariats notamment). Ce qu’un dirigeant de l’Union nationale des entrepreneurs publics (Unep) agrée en observant que le texte pose nombre de problèmes pour les intervenants, notamment une mauvaise compréhension et un manque de clarté par rapport aux dispositions du code du commerce.
Pas de différenciation
Certes, le texte ne consacre plus l’unicité absolue de la réglementation tous les marchés et concède des facilitations à certaines catégories d’entreprises. Néanmoins, il ne différencie absolument pas entre les entreprises économiques et les établissements publics. Or, un code unique pour l’ensemble des établissements, administrations et entreprises publics, «ce n’est pas bon», observe Abdelmadjid Attar. «Il est anormal qu’un seul code s’applique en même temps aux SPA, PME, Epic de même qu’aux administrations», souligne-t-il. Et de noter que les établissements publics ne sont pas organisés ne fonctionnent pas comme les entreprises publiques et leurs domaines de compétences diffèrent. Ce dernier rappelle que des entreprises, à l’instar de Sonatrach d’autres, avaient leurs propres réglementations «très strictes» et ont mis en place des commissions de marché en fonction de leur organisation interne et du niveau d’engagement.
Le gestionnaire public tétanisé
Ce qui conférait davantage d’efficacité et de rapidité, en matière de gestion, traitement, contrôle et suivi. «Le gestionnaire était beaucoup plus tranquille», dira l’ancien dirigeant de Sonatrach qui précise, néanmoins, que la procédure d’appel d’offres et la mise en compétition des maîtres d’œuvre, des prestataires de services et fournisseurs sont nécessaires, incontournables et recommandées. Dans le contexte où «l’acte de gestion est toujours pénalisant », Abdelmadjid Attar relève que les gestionnaires publics sont «tétanisés ». Ainsi, les gestionnaires mais aussi les membres des commissions de marché «ont peur. Ils hésitent avant d’engager des opérations ou à prendre des décisions, craignant le risque d’être incarcérés». Voire, certains membres de commissions s’absentent lors des réunions pour ne pas participer et devoir prendre des décisions, relève-t-on.
Les errements procéduriers
Autre problème : la procédure de présélection et sélection des soumissionnaires (bureaux d’études, entreprises de réalisation, prestataires de services et fournisseurs…) lors des phases techniques et financières des appels d’offres. «En théorie, c’est bon mais en pratique, le doute émerge», observe-t-il, d’autant que le processus de sélection ne s’opère pas de manière continue et que la sélection en phase technique s’avère imparfaite et que des erreurs peuvent être commises dans le choix des soumissionnaires. Comme la vigilance des membres des commissions peut être trompée tandis que le choix du moins-disant en phase financière n’est pas toujours la meilleure solution, assure-t-on. Ce qui affecte l’efficacité managériale ainsi que la rapidité dans la prise de décision.De la multiplicité des interventions…
Autre difficulté principale, la centralisation des procédures, la multiplicité des intervenants. Or, «plus il y d’intervenants et niveaux de décision qui se superposent, plus il y a de pressions et d’interférences. Et c’est ce qui favorise la corruption», constate M. Attar. A contrario, moins il y a d’intervenants, moins il a de la corruption», dira l’ancien manager de Sonatrach qui remarque que le code sert davantage à réprimer qu’à organiser. «Le code ne dérange pas les managers publics. Il les empêche de prendre l’initiative. Trop restrictif, il laisse entendre que tout le monde est coupable», affirme l’ancien manager de Sonatrach qui estime qu’il s’agit plutôt de «faire confiance aux managers, les responsabiliser et les protéger mieux».
De la problématique du contrôle externe
Autre contrainte relevée par un expert-comptable et par le dirigeant de l’Unep, l’exercice du contrôle externe. Entérinée par les modifications survenues en 2011 et 2012, une disposition stipule que les entreprises publiques sont soumises au contrôle d’organes externes. Ce qui relève du flou, l’autorité en charge de ce contrôle externe n’étant pas clairement identifiée de même que le référent juridique principal (code du commerce, code des marchés publics ou autres textes réglementaires) n’est pas précisé. Ainsi, selon le juriste Nacereddine Lezzar, cité par voie de presse, l’application du code des marchés publics aux entreprises publiques économiques est «inappropriée » et résulte d’une confusion entre les fonctions d’une entreprise publique économique soumise à la comptabilité commerciale et celles d’une administration publique soumise à la comptabilité publique. Outre le fait que les entreprises publiques sont désavantagées par rapport à celles du secteur privé en matière de contrôle externe.
L’atteinte des objectifs, pas évident
Les analystes et les opérateurs économiques observent, par ailleurs, que le respect par les partenaires étrangers, fournisseurs contractuels d’entreprises publiques, de l’obligation d’investir dans la fabrication des équipements et intrants commandés reste du domaine de l’incertain. Ce n’est pas toujours évident, assure-ton. Or, avec des managers qui «se retrouvent les mains liées, en matière d’équipement, fourniture et services », note un expert-comptable, et des procédures en matière d’appels d’offres qui prennent du temps, la possibilité de concrétiser les objectifs initiaux reste incertaine. L’atteinte des objectifs de la passation de marchés, «ce n’est pas évident, notamment quand les prix des intrants commandés fluctuent», observe cet expert. Et dans la mesure où les délais ne sont pas totalement respectés et les processus soumis à des impondérables, relèvent les industriels. En somme, le dispositif est «trop procédurier, objectivement» pour les managers publics, intègres, conclut l’expert-comptable.
C. B.
ÉVALUATION DES ENTREPRISES PUBLIQUES
En interne et de manière continue, c’est mieux
L’évaluation des entreprises publiques en termes de performance et respect des procédures de passation des marchés publics doit s’améliorer, s’internaliser. De l’avis de l’ancien P-dg de Sonatrach, Abdelmadjid Attar, citant le modèle mis en place par cette compagnie et qui disposait de sa propre réglementation, «il y a énormément de dossiers qui doivent être traités en interne». «Il faut internaliser certaines procédures», relève cet expert qui précise, toutefois, que les grands projets structurants doivent recevoir l’aval de la tutelle ministérielle ou du gouvernement. Estimant que les contrats de performance assujettissant les managers publics constituent «des avertissements», Abdelmadjid Attar considère que l’obligation de résultat en contrepartie de ressources financières ne suffit pas. «Donner de l’argent, certes, oui mais aussi des moyens et des pouvoirs d’action», relève- t-il. Comme il estime que cette évaluation des performances doit se faire de manière continue, en responsabilisant effectivement les managers.
C. B.
IMPACT SUR LES ENTREPRISES PUBLIQUES
10 à 15% de pertes d’activité
L’impact des contraintes posées par le code des marchés publics pour le secteur public reste à bien cerner. Néanmoins, l’on estime déjà que l’activité économique ralentit, subissant une perte de l’ordre de 10 à 15% au moins. Voire, davantage pour les activités de production. Selon un manager du secteur industriel mécanique public, des retards d’approvisionnement en intrants et équipements pour la production et la vente ont été enregistrés. En fait, l’application de ce code, la mise en œuvre des procédures de passation génèrent des pertes de temps, au mieux de six mois. «C’est beaucoup», estime l’ancien P-dg de Sonatrach, Abdelmadjid Attar. Qu’il s’agisse de grands projets d’études ou de réalisation et de montants importants ou même de l’acquisition de petits équipements, cela impacte sur l’atteinte des objectifs, générant des retards de 1 à 2 ans parfois. Voire, des surcoûts, la plupart des projets accusant entre 15 et 20% de surcoûts», relève cet analyste.
C. B.
La réglementation peut être «violée» de manière légale
Il existe quarante possibilités de «violer» la réglementation des marchés de façon légale, observe un expert comptable. Des opérateurs, tant maîtres d’œuvre que maîtres d’ouvrage, prestataires de services ou fournisseurs étrangers trouvent des astuces multiples pour contourner les dispositions du code. A travers des manœuvres dilatoires, des manipulations et des pressions, certains distributeurs arrivent à obtenir des facilitations, voire des concessions des pouvoirs publics. Il y a des fournisseurs qui s’entendent à multiplier les offres, y compris par le biais de sociétés fictives, de façon à ce que l’une d’elles remporte le marché et rémunère les autres. Ce qui fait que les grandes entreprises d’études, de réalisation ou prestation, soucieuses de leur réputation, préfèrent s’abstenir de participer.
C. B.
Le maître-mot des managers publics : la flexibilité
Plusieurs P-dg d’entreprises ou groupes publics revendiquent davantage de flexibilité en matière de passation de marchés publics notamment. Voilà quelques déclarations médiatiques en ce sens :
– Le P-dg du groupe Sonatrach, Abdelhamid Zerguine avait récemment exhorté les pouvoirs publics à davantage de flexibilité, de «souplesse» concernant la passation de marchés publics.
– Le P-dg de l’opérateur de téléphonie mobile public Algérie Télécom Mobilis, Saad Damma, a affirmé également que son entreprise avait besoin d’une flexibilité du code des marchés publics notamment pour certaines prestations et acquisitions qui ne sont pas très coûteuses, mais nécessaires au fonctionnement quotidien de son réseau.
– Le P-dg du groupe Sonelgaz, Noureddine Bouterfa, avait, récemment, exprimé l’impossibilité pour ses cadres de travailler dans un environnement hostile, où «il y a de la suspicion à tous les niveaux».
En ce sens, Noureddine Bouterfa, soucieux de flexibilité, avait relevé l’inadaptation de la législation douanière, déplorant tacitement le zèle des agents douaniers à appliquer la loi, stricto sensu, en matière de contrôle et gestion unitaire des expéditions. Ainsi que les faux procès intentés aux sociétés du groupe, suspectées de surfacturations ou de «truander» leurs clientèles.
C. B.