Dans le monde capitaliste, «ouvrir» une chaîne de télé, c’est s’ouvrir les portes de la puissance.
Ça se bouscule au portillon. Déjà bien avant que le Conseil des ministres ne décide de l’ouverture de l’audiovisuel, la rumeur n’avait pas cessé d’enfler sur les ambitions médiatiques de quelques grosses fortunes en mal de zapping… politique.
D’abord et pour la plupart d’entre elles, ces personnalités qui ont proclamé leur «souhait» de lancer de nouvelles chaînes TV figurent dans le gotha du monde des affaires. Toutes ont la particularité de détenir, chacune, des parts importantes dans le secteur économique privé. Djillali Mehri dans l’hôtellerie, Haddad dans le bâtiment et Rahim dans les services. Autrement dit, quand il s’agit de bâtir l’avenir audiovisuel des Algériens, l’on est ainsi forcé de déduire que l’on ne prête qu’aux riches.
Ces promoteurs ont dévoilé leur intention de se lancer dans le monde des médias et d’en informer l’opinion publique bien avant terme. Chacun a tenu à faire prévaloir ainsi, qu’il a les capacités financières, culturelles, voire l’épaisseur humaine et intellectuelle qu’il fallait pour faire le bonheur des familles algériennes, réunies autour d’une télé censée leur donner la joie de vivre et d’en finir avec la sinistrose des ternes soirées des émissions de l’Unique.
La télé par essence est budgétivore. Elle se goinfre de fric. Et souvent de l’argent mal gagné.
Dans le monde capitaliste, «ouvrir» une chaîne de télé, c’est s’ouvrir les portes de la puissance. Pour ne pas dire l’antichambre du diable. De la richesse. Du pouvoir. Le meilleur exemple dans ce domaine est celui du président du Conseil italien, Silvio Berlusconi. Excepté la RAI qui relève du secteur public avec ses quatre chaînes, les autres, c’est-à-dire la majorité, appartiennent toutes à Il Cavaliere.
Cette mainmise sur les médias a provoqué la colère des Italiens. L’empire médiatique de Berlusconi, loin de protéger les libertés de ses concitoyens, les a confisquées au détriment des intérêts mêmes du pays. La liberté d’expression a fini par être bâillonnée. Ce que la RAI, la chaîne publique, a tenté de rééquilibrer dans les grilles de ses programmes, a fini par être vite couvert par les nuisances sonores des animateurs et des sbires de Berlusconi. En France, Bouygues, l’autre émanation du bâtiment, n’a pas fait mieux malgré la vigilance du CSA. Son implication directe à travers le soutien public, franc et sans retenue, qu’il a affiché à l’endroit de Nicolas Sarkozy tout au long de la campagne électorale de 2007 et la soirée du Fouquet’s, jusqu’à ce jour ancrée dans les mémoires, a provoqué chez le Français moyen un vrai scandale. Le vertige de l’argent provoque des séismes. Au Venezuela, Hugo Chavez n’avait-il pas été l’objet d’un coup d’Etat de ses adversaires de droite grâce aux télés appartenant aux forces capitalistes?
Si le gouvernement algérien a décidé d’ouvrir les médias aux investisseurs, ce ne sera pas, espérons-le, pour faire de ces puissances d’argent de véritables machines de guerre pour s’emparer et dominer des secteurs stratégiques de l’économie nationale. Faire de la télé, c’est d’abord offrir aux Algériens l’opportunité de s’exprimer sur leurs préoccupations majeures de l’heure. De se divertir. De s’émanciper.
Chez nous, le danger résiderait dans le fait que toutes ces forces de l’argent finissent par étouffer les vraies aspirations des Algériens avant d’enterrer à jamais leurs propres rêves. Et de s’enrichir davantage en s’octroyant le juteux pactole de la publicité. Ce sera le festin du roi. L’argent, on le sait, ne blanchit jamais.
François Mitterrand disait à ce propos, en parlant du danger de la télévision dans une démocratie: «Son pouvoir qui s’affirme aujourd’hui est sans règles, sans déontologie. Il n’a aucune institution, sinon de s’abriter derrière la bannière de la liberté de la presse qui cache souvent le pouvoir de l’argent.» C’est le drame qui guette notre société si l’on tient à lui éviter de sombrer dans l’agonie.
Il faut surtout avoir le pedigree requis pour bénéficier d’une licence ou diriger une chaîne TV.
Le législateur devra avant tout faire attention à ne pas attribuer des licences de création de chaînes de télévision à des investisseurs, mais à des professionnels des médias si l’on veut éviter que le citoyen ne soit réduit en créature de pacotille prête à avaler n’importe quelle sordide aventure d’intox.
Jusqu’à l’heure actuelle, nous ignorons le contenu intégral du projet qui est soumis par le Conseil des ministres au Parlement. Le dernier mot reviendra aux représentants du peuple.
Mais s’il leur arrive de passer à côté des réels dangers que pourrait recéler cette loi sur l’audiovisuel, ce serait alors le vrai désastre. Nous aurions perpétré, dès lors, le crime impardonnable de placer sous l’indécrottable botte du puissant écrasant le destin d’un public victime du miroir aux alouettes. Gardez-vous! Ce n’est pas là un jugement de carnaval.
Quand l’heure viendra, nos députés voteront cette loi au nom du peuple algérien. Ne le dupez surtout pas!