Omniprésent depuis le début du printemps arabe, l’émirat qui cherche à jouer dans la cour des grands irrite nombre de ses partenaires arabes.
Adeux reprises au cours du mois de février, Mahmoud Abbas a fait le déplacement de Doha. Au début du mois, le président de l’Autorité palestinienne signe dans la capitale qatarie un accord de gouvernement avec son rival, Khaled Mechaal, chef du Hamas au pouvoir à Gaza. Trois semaines plus tard, il participe à une conférence internationale sur Jérusalem-Est.
C’est en sa présence que l’émir du Qatar demande à l’ONU de mettre en place une commission d’enquête sur la judaïsation de cette partie de la ville sainte, occupée par Israël depuis 1967. Deux visites qui soulignent l’énergie déployée par le régime qatarien dans le dossier israélo-palestinien: il veut se positionner comme un interlocuteur incontournable.
Actif dans le dossier israélo-palestinien, le Qatar l’est à peu près dans tous les conflits qui touchent le monde arabe: le Darfour, la rébellion chiite au Yémen, les tensions politiques au Liban… Depuis sa prise de pouvoir en 1995, cheikh Hamah bin Khalifa al Thani s’efforce de faire de son petit pays une puissance diplomatique.
Il s’appuie pour cela sur la richesse de l’émirat —selon un classement récent, le Qatar était le pays le plus riche par habitant en 2010— et la force de sa chaîne de télévision Al Jazeera.
«OPA sur l’islam sunnite»
Cet activisme diplomatique a trouvé une nouvelle caisse de résonance avec le printemps arabe. Dans ce contexte de grand chambardement, le Qatar est encore plus omniprésent, tentant «de faire une OPA sur l’Islam sunnite», estime David Rigoulet-Roze, chercheur rattaché à l’IFAS, l’institut français d’analyse stratégique.
Il profite, pour cela, de l’épuisement des deux grandes puissances régionales: l’Egypte en pleine révolution et l’Arabie Saoudite où le pouvoir est affaibli par les batailles de succession engagées au sein de la famille royale —le roi Abdallah a 87 ans, le prince héritier 78.
Décomplexé, le Qatar se retourne contre certains alliés. Le petit émirat va jusqu’à l’engagement armé, aux côtés des Occidentaux, en Libye contre Mouammar Kadhafi. Le revirement est également flagrant sur le dossier syrien avec une proposition d’envoyer une force arabe d’interposition.
Ces positions valent au Qatar une inimitié certaine dans le monde arabe. Son implication militaire en Libye est raillée. L’Egypte n’apprécie guère son activisme dans le dossier palestinien qu’elle considère comme son pré carré. Et dans les pays du Maghreb, le Qatar suscite des craintes en raison de ses liens avec les réseaux islamistes.
L’Algérie scrute ainsi de près les mouvements financiers en provenance de Doha. En Tunisie, malgré la victoire aux législatives du parti Ennhada, «pour qui Doha est une deuxième maison», souligne David Rigoulet-Roze, le Qatar a été contraint de revoir à la baisse ses projets d’investissements.
Et lorsque début janvier, Cheikh Hamad, en visite à Nouakchott, conseille au président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz d’engager des réformes et un dialogue avec l’opposition islamiste, il se voit sèchement reprocher par son interlocuteur l’intrusion d’Al Jazeera dans les affaires internes des pays et ses tentatives d’exportation des révolutions arabes.
Une partie des opinions publiques est également hostile à la politique qatarienne. La venue à Tunis de Cheikh Hamad à l’occasion du premier anniversaire de la chute de Ben Ali et sa visite à Nouakchott quelques jours plus tôt ont toutes deux donné lieu à des manifestations critiquant sa présence.
Le nouvel allié saoudien
Mais s’il interprète sa propre partition, le Qatar ne joue pas seul contre tous. Ses relations avec son grand voisin, l’Arabie Saoudite, ont longtemps été exécrables. Ryad n’a guère apprécié le coup d’Etat de Cheikh Hamad contre son père en 1995 et les velléités du nouvel émir de s’affranchir de la tutelle saoudienne. Mais en 2008, Ryad et Doha ont scellé leur réconciliation.
Et aujourd’hui, les deux pays «partagent une surface commune d’intérêts», estime Hasni Abidi, directeur du Cermam (centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen). Ni l’un ni l’autre ne souhaitait ainsi que la famille royale bahreïnienne soit déstabilisée. Cela aurait été prendre le risque de voir l’Iran renforcer son influence à leur frontière.
Alors quand l’hiver dernier, Manama demande à ses voisins une intervention pour réprimer la contestation, aucun des deux n’y trouve à redire. Ryad envoie même des troupes à Bahreïn. Dans le dossier syrien, les deux pays sont aussi sur une position commune. Ils ont tous les deux adopté une ligne dure à l’égard du régime de Bachar el Assad et militent pour une grande fermeté de la part de la Ligue Arabe.
«Le Qatar est un allié important des Saoudiens pour la mise en place d’un arc sunnite», précise David Rigoulet-Roze. Les deux pays ont d’ailleurs en commun d’être wahhabite, un mouvement qui livre une interprétation rigoriste de l’islam. Ça rapproche. Mais «l’Arabie s’accommode du rôle qatarien tant que le Qatar se conforme aux lignes qu’elle fixe», juge Fatiha Dezi-Heni.
Ryad peut à l’occasion poser ses limites: la dernière tentative du Qatar de mener une médiation entre le gouvernement yéménite et les rebelles houthistes ayant suscité l’irritation des Saoudiens, Doha a fait marche arrière.
Et dans d’autres dossiers, le grand voisin défend ses positions propres. En Egypte, les Saoudiens soutiennent les salafistes du parti Al Nour alors que le Qatar, lui, est proche des Frères Musulmans. Et parfois, Ryad prend le parfait contre-pied de la diplomatie qatarienne. Hostile au Hamas palestinien, l’Arabie Saoudite avait boycotté la conférence sur Gaza organisée à Doha en janvier 2009 pendant l’offensive israélienne «Plomb Durci» et soutenu la médiation égyptienne dans ce conflit.
Intermédiaire précieux pour les Etats-Unis
Proche du Hamas palestinien, en contact avec la plupart des mouvements armés de la région, le Qatar est aussi un allié des pays occidentaux. L’émirat s’efforce de maintenir le lien avec toutes les parties et arrive à recevoir officiellement à Doha les responsables de mouvements considérés comme terroristes par Washington alors qu’il héberge sur son territoire un quartier général avancé de l’armée américaine.
Et si cette présence militaire des Etats-Unis est vitale pour le régime qatarien, dont les forces armées ne peuvent assurer seules la défense, l’administration américaine a elle aussi grand intérêt à rester dans le pays. «Pour éviter un nouveau 11-Septembre, les Etats-Unis sont convaincus qu’il faut qu’un processus de réformes soit engagé dans les pays arabes et que ce processus inclut les mouvements islamistes», analyse David Rigoulet-Roze.
Mais difficile d’entamer un dialogue avec des organisations réprimées pendant des années par des régimes alliés. Le soutien à des présidents autoritaires et les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont sérieusement entaché l’image des Etats-Unis dans la région. Le Qatar, lui, fait figure d’intermédiaire crédible. «Que ce soit pour entamer des négociations avec les mouvements islamistes ou faire passer des messages, Washington s’appuie sur Doha», relève Hasni Abidi.
C’est d’ailleurs au Qatar que les talibans afghans ont ouvert une représentation chargée de mener des négociations de paix.
Les Etats-Unis ne sont pas les seuls en Occident à trouver des motifs de satisfaction dans l’activisme diplomatique du Qatar. Même sous mandat de l’ONU, il était difficile de lancer les seuls pays de l’Otan dans l’offensive militaire en Libye. La participation d’un Etat arabe leur était précieuse pour atténuer l’image d’une offensive anti-arabe.
Enfin, Européens et Américains sont également sensibles à l’argument économique. La France a compté sur l’émirat pour payer des indemnités au régime libyen dans le cadre de la libération des infirmières bulgares. Et en pleine crise économique, les Occidentaux ont réduit leur aide au développement. Avoir le pays le plus riche au monde comme allié peut donc se révéler stratégique.
Cet activisme diplomatique du Qatar fonctionne aussi parce que le pouvoir est très concentré, entre les mains de l’émir, du Prince héritier et du Premier ministre, membre aussi de la famille régnante. Mais le soutien aux révolutions arabes a poussé à des réformes à l’intérieur du pays. Un premier scrutin législatif sera organisé l’année prochaine. Deux tiers des membres du Majlis al-Choura, conseil consultatif, seront désignés au suffrage universel. Leur poids restera certes limité mais l’émir pourrait être fragilisé par une victoire des conservateurs, hostiles à l’ouverture du pays.
Pierre Batide