Nouvelles exigences sociales et bouleversement démographiques en Algerie: A quoi rêvent les jeunes

Nouvelles exigences sociales et bouleversement démographiques en Algerie:  A quoi rêvent les jeunes

On dit qu’ils sont perdus, qu’ils sont violents, qu’ils sont acculturés, qu’ils sont manipulables. On dit que beaucoup d’entre eux sont fanatisés, d’autres drogués. Les jeunes d’aujourd’hui sont accablés de toutes les tares, mais personne ne les connaît vraiment.

Dans un salon de coiffure au centre-ville d’Alger, un jeune homme dans la vingtaine se bichonnait, torse nu, devant le miroir et guettait la moindre imperfection dans son apparence. Aussi épris que Narcisse par le reflet de son image sur l’eau, il occupait l’espace comme une star jouissant, visiblement, de l’effet qu’il créait sur l’assistance. Les cheveux dressés sur la tête en épines de porc-épic grâce à la Kératine, il se pavanait, heureux de ressembler à l’une de ses idoles, Lionel Messi, Christiano Ronaldo ou même le mélange des deux.

«Mets-moi une petite croix sur le sourcil», a-t-il dit au coiffeur qui était occupé à raser les joues savonnées d’un autre client, mais qui a accédé à son caprice en souriant.

«J’ai rendez-vous avec ma chérie ce soir, a-t-il avancé pour seule justification. Il faut que je sois parfait.» Sur ce, il a remis sa chemise et quitté les lieux enjoué.

Après son départ, les langues se sont déliées et des commentaires outrés ont été échangés entre les présents.

«C’est quoi ce numéro?» s’est interrogé l’un. «Tu devrais refuser ce genre d’oiseaux dans ta boutique», a conseillé un autre. «Il ne lui manque que le maquillage pour ressembler à sa soeur», s’est offusqué un troisième. «Moi je suis ici pour faire ce qu’on me demande de faire, a fini par couper le coiffeur. Et ces jeunes-là vaut mieux ne pas les énerver car ils vont te rendre la vie impossible.»

Didouche-Mourad, l’artère principale d’Alger, s’anime en fin d’après-midi d’un grand défilé de mode où tous les styles se côtoient. Les jeunes Algéroises s’exhibent dans des tenues allant de la burka noire, quoique assez rare, jusqu’au look proche de celui de Kim Kardashian. Entre les deux, plusieurs d’entre elles portent le foulard sur des vêtements très serrés et d’autres, cheveux au vent, s’habillent de manière décontractée. Le jean, les baskets, les espadrilles, les tee-shirts, dominent autant chez les filles que chez les garçons. Les tailleurs et les costumes sont pratiquement inexistants en bas d’un certain âge comparé aux années 1960 et 70 où pour marcher dans l’ex-rue Michelet il fallait être sapé comme pour aller au bal.

Formées par de jeunes mâles adossés aux murs, des haies d’honneur et parfois de déshonneur s’érigent tous les jours en comité d’évaluation de la gent féminine. Ces critiques bavards, complimentent celle-ci, insultent celle-là ou supplient une belle sans reproche dans l’espoir de recevoir un retour sur leurs avances.

Quête de sens

Il arrive parfois qu’une promeneuse s’insurge et gratifie celui qui la harcèle de propos nauséabonds. «Les filles d’aujourd’hui parlent comme les mecs, s’étonne Hamid, un père de famille dans la quarantaine. C’est normal avec ce qu’elles entendent toute la journée, elles n’ont pas d’autre moyen pour se défendre. Des fois je trouve qu’elles n’ont pas froid aux yeux et des fois je leur donne raison.»

Justement, à quoi pense une jeune Algérienne en 2017? Samira, une universitaire de 26 ans, éduquée à l’ancienne, répond: «Déjà entre ma soeur cadette et moi, il y a un monde. Elle me trouve assez coincée parce que je ne m’intéresse pas à la mode et ne suis pas la tendance générale. De nos jours, l’apparence et la réussite matérielle sont très importantes. C’est pourquoi, cette génération est assez superficielle.»

Et qu’en est-il de l’amour, du mariage aujourd’hui? «Bof, en général, tout est calcul. Les femmes préfèrent l’homme aisé même s’il n’est pas instruit, sinon elles retardent leur mariage tard pour améliorer par elles-mêmes leur situation.»

Evidemment, en l’absence d’études sociologiques de qualité, il est difficile de sonder en profondeur les représentations et les comportements de la jeunesse. Mais quelques vérités sautent aux yeux tout de même. Les jeunes lisent moins, s’engagent moins dans le débat public ou en politique sauf lorsqu’ils ont de fortes motivations religieuses ou identitaires, selon des observations publiées dans la presse.

Koceila, un trentenaire de Tizi Ouzou, de passage à Alger, affirme qu’il se réveille et dort avec Matoub Lounès dans les oreilles: «Je veux devenir comme lui car il n’y a que ses paroles qui donnent du sens à ma vie.»

Certains de ses congénères aiment plutôt écouter les prédicateurs moyen-orientaux même si le monde entier leur reproche de laver le cerveau de leurs adeptes par de mauvaises interprétations des textes sacrés. Mais la religion autour de laquelle tous les jeunes gens s’unissent, c’est le football. Yacine a le Mouloudia dans le sang et le Real Madrid dans le coeur. Il déteste en revanche le FC Barcelone car, selon lui, «à la différence de Ronaldo et de Benzema, ils soutiennent Israël et sont contre l’islam et la Palestine».

Faiblesse du langage

Les jeunes butent, par ailleurs, sur un problème majeur: celui de la communication. «Ils ne maîtrisent pas l’arabe académique qui, il faut le dire, ne s’est pas imposé dans la vie de tous les jours comme véhicule de communication, estime Saïd, un retraité de l’éducation. Ils ne maîtrisent pas non plus le français qui commence à disparaître, quant à l’anglais, il est aussi loin que l’Amérique.»

Alors, il leur reste le sabir incompréhensible avec lequel ils échangent, mais ce dialecte n’arrive pas à évoluer en langue structurée et efficace. Ce parler où se mêlent des idiomes étrangers les uns aux autres constitue un patois bâtard qui exclut plus qu’il ne fédère.

«Tendez l’oreille et essayez de comprendre le contenu d’une conversation entre deux jeunes, propose Slimane, un vieil Algérois francophone. Vous allez entendre des onomatopées, des sobriquets, des mots monosyllabiques, mais peu de phrases ayant un sens.»

C’est probablement la raison qui explique la montée de la violence ordinaire. La pauvreté du vocabulaire réduit la capacité de l’expression de la pensée par des mots et augmente la fréquence des quiproquos. «Et chez nous, les malentendus se règlent souvent à coups de poings ou de matraque», remarque Hassan. Cet observateur assidu de la rue comme il se définit lui-même, va plus loin: «Il y a une nouvelle façon de s’embrasser. Les gens ne vous donnent plus un bisou sur la joue, mais un coup de tête à l’emplacement où naissent les cornes chez le mouton. Quand ils sortent de la maison, ils affichent une mine agressive et vous examinent comme s’ils s’apprêtaient à vous donner un coup de tête au cas où vous soutiendrez leur regard.»

Réda qui vient à peine de sortir de l’adolescence confirme l’existence de cette intention délibérée, mais la justifie: «Lazem tazbat ouedjhek (il faut fermer ton visage) sinon les gens te bouffent. Beaucoup de personnes te méprisent du regard si tu es gentil ou faible.»

La jeunesse est majoritaire en Algérie. Elle donne à beaucoup de parents des motifs d’inquiétude. «Je fais tout pour élever mes enfants sur de très bonnes valeurs, mais je redoute l’influence de la rue, avoue Salima une jeune mère de famille soignée et à l’allure très moderne. Avec tout ce qu’on entend, j’ai peur que mes enfants subissent ce climat dès qu’ils seront plus grands.»

Carrefour

L’Algérie est au carrefour de plusieurs courants. En quête de sens, sa population tente en ce moment plusieurs aventures intellectuelles et spirituelles en l’absence d’un modèle culturel dominant et accepté par tous. Dans son étude du suicide, le sociologue Emile Durkheim a inventé le concept d’anomie sociale pour définir cet état transitoire caractérisé par un écart important qui sépare les théories idéologiques et les valeurs enseignées par rapport à la pratique dans la vie quotidienne.

Pour sa part, le professeur en psychiatrie Farid Kacha avait affirmé, il y a des années de cela, que près de la moitié des Algériens souffrait de troubles de l’anxiété. Il a également considéré que la société subissait une sorte de remontée des eaux usées de la décennie noire dont les séquelles et les traumatismes ne sont pas encore parfaitement guéris. D’après lui, les anciennes valeurs ont disparu, mais n’ont pas été encore remplacées par une nouvelle éthique moderne. En tout état de cause, la jeunesse algérienne, qui est le groupe d’âge le plus important, apparaît comme insaisissable et mystérieuse. Elle s’exprime peu ou mal sur sa condition et cache par conséquent sa nature.

Il est peut-être temps qu’elle déballe par des mots précis son malaise, ses espoirs; qu’elle transforme ses attentes en projets et sa douleur en oeuvre d’art.