En 2006, Noureddine Bentoumi a un père algérien, une mère française, et un rêve incroyable : participer aux Jeux olympiques d’hiver, à Turin, sous les couleurs de l’Algérie. Ingénieur de profession, installé dans la région de Grenoble, le sportif amateur touche à son but cette année-là. Au terme de plusieurs mois de participation, il parvient à se qualifier pour l’épreuve du 50 km en ski de fond. Dix ans plus tard, cette aventure a inspiré son frère, Farid. Celui-ci s’en est servi pour réaliser le long-métrage Good Luck Algeria, une comédie teintée d’optimisme, en salles depuis le 30 mars.
Quels souvenirs conservez-vous de vos Jeux olympiques 2006 ?
Noureddine Bentoumi. Déjà, j’ai gardé mon dossard de course, le n° 80. Comme ce n’était pas encore l’époque des smartphones, je n’ai pas tant d’images que ça. Mais je me souviens de mon arrivée au Stade olympique de Turin, de la cérémonie d’ouverture où on attendait à l’entrée du stade. J’ai pu discuter avec l’Albanais devant moi, qui était tout seul. Et l’Argentin, derrière, qui m’a développé toute une philosophie des Jeux, me prévenant sur ce qui allait m’attendre : « Je les ai déjà faits, c’est super, tu verras, mais après tu vas déprimer pendant des mois. »
Je me souviens aussi de ma course, de ma sortie au milieu du stade jusqu’aux plots de départ, avec tous ces spectateurs qui nous attendaient. Ça m’a fait vraiment penser à Gladiateurs ou à quelqu’un qui va entrer dans l’arène.
Que représente cette course de 50 km, que vous avez finalement abandonnée au bout du 27e km ?
Ça m’a déçu de ne pas pouvoir finir l’épreuve, mais c’était déjà exceptionnel pour moi. Il faisait grand beau temps, tout le long du parcours des gens hurlaient mon prénom alors que je ne les connaissais pas. Sur le coup, j’ai profité de la course. Je passais devant des « murs » de supporteurs qui encourageaient l’Algérie. Déjà, il y avait la cinquantaine de personnes que ma femme avait fait venir dans un bus au départ de Grenoble, de la famille, des amis. Et puis, il y avait aussi certains Italiens qui découvraient qu’il y avait un Algérien sur la piste et qui représentaient les mêmes couleurs que celles de leur propre drapeau, vert, blanc et rouge.
Après une première apparition en 1992, le retour de l’Algérie aux Jeux d’hiver avait de quoi surprendre le grand public.
Toutes les qualifications aux Jeux, je les avais passées avec un Népalais, un Argentin, un Portugais, un Kényan. Notre plan de départ, c’était de former une sorte de peloton pour prendre des relais et terminer la course, tout juste. On s’était dit qu’on avait nos chances. Mais finalement, les autres ont lâché le truc, ils se sont plutôt alignés sur le 15 km.
Pendant toute la semaine qui a précédé, des officiels sont passés dans des cabines de fartage pour décourager les « petits pays » de s’aligner sur le 50 km. On m’a dit, par exemple : « Ah, vous êtes l’Algérie ? Vous savez, le 50 km, c’est long, c’est difficile, la piste est dangereuse… Par contre, le 15 km, vous êtes sûr d’avoir un classement. »
Pourquoi, selon vous ?
A mon avis, les officiels de la Fédération internationale de ski ou du Comitéinternational olympique ne voulaient pas qu’il y ait des sportifs de petits pays qui traînent sur la piste. D’une part, parce que ça fait perdre du temps ; d’autre part parce que les télévisions se focalisent souvent sur ces sportifs-là…
C’est un truc que j’ai découvert en allant aux Jeux. L’idéal olympique de dire « on veut des petits pays parce que l’important c’est de participer » marche très bien sur le papier et à la cérémonie d’ouverture, parce que les organisateurs sont très contents d’avoir beaucoup de drapeaux. Mais lors des compétitions, du moins lors de ces Jeux en Italie, j’avais plutôt l’impression que l’objectif était de coller au format télé…
Pour quelle raison avez-vous malgré tout maintenu votre participation au 50 km ?
Parce je ne voulais pas me laisser décourager. Et puis, je ne voulais pas du toutdécevoir mes supporteurs. Parmi eux, il y avait ma femme, mon frère réalisateur, mon autre frère, mes parents, des amis, de la famille de Saint-Jean-de-Maurienne. Mon père était allé à Lyon acheter du tissu vert, du tissu blanc, et ma mère a cousu des drapeaux pour en donner à tout le monde. Tous mes neveux portaient des chasubles avec marqué dessus : « Allez tonton ! » C’est aussi pour ça que jamais je n’aurais changé de course. Ces gens-là étaient tellement derrière moi que même si je n’étais pas sûr de terminer, il fallait que j’y aille.
Le jour de la course, c’était d’ailleurs d’autant plus dur que les organisateurs avaient réduit le tour de 10 km à 4 km, car il n’y avait pas de neige. Et comme il y a une règle d’élimination si on se fait rattraper, je n’avais plus que 4 km d’avance sur le peloton de tête. Ce qui n’a pas suffi…
Où était logée la délégation algérienne durant les Jeux, c’est-à-dire vous-même, porte-drapeau pour la cérémonie de clôture, ainsi que la jeune skieuse Christelle Laura Douibi ?
Nous avions deux chambres au village olympique, à Sestriere ; ce qui fait que, la veille de ma course, j’ai eu droit à un feu d’artifice à 2 heures du matin ! J’étais arrivé à Turin avec ma voiture. Je me suis garé au parking des spectateurs, et ensuite j’ai pris un bus pour emmener mes skis dans ma chambre. Je n’avais pas de coach et je n’ai quasiment pas vu la délégation algérienne sur place, seulement le premier jour et celui de la course. Je n’avais pas trouvé les officiels algériens très impliqués dans le sport. Face à moi, je n’ai eu aucun répondant. Moi, je le leur avais dit que j’étais prêt à coacher une équipe de jeunes en France.
Comme j’habitais à Grenoble, je m’étais même imaginé utiliser le réseau local, lesentreprises Rossignol et Salomon, pour rééquiper deux stations de ski qui existent en Algérie, à Chréa et Tikjda. L’une est à une cinquantaine de kilomètres d’Alger, l’autre est en Kabylie. Ces deux stations fonctionnaient à l’époque des Français, la bourgeoisie algérienne y allait. Aujourd’hui, elles ne sont plus trop en ordre de marche. Moi, je n’ai jamais skié en Algérie. Toute l’année 2005, je me suis entraîné avec l’équipe de France B… une super expérience. J’étais en chambre avec Roddy Darragon, qui a eu une médaille d’argent à Turin.
Comment les médias, en Algérie, ont-ils couvert vos Jeux ?
Il n’y en a pas vraiment eu, à part des articles d’El Watan. J’avais envie demontrer des belles choses de ce pays, mais les officiels algériens n’ont pas visiblement eu envie de communiquer, de montrer qu’on était aux Jeux.
Bon, pendant les Jeux de Turin, le pays avait aussi d’autres chats à fouetter. Il sortait de dix ans de guerre civile. On peut comprendre que le sport n’ait pas été sa priorité. Mais il aurait été très simple de communiquer et de montrer que des Algériens représentent le pays dans la communauté internationale. Le sport reste un tel vecteur pour redorer l’image d’un pays…

Quelle était votre motivation première, participer aux Jeux olympiques pour vous-même ou pour l’Algérie ?
J’ai eu l’idée de participer aux Jeux quand j’ai rencontré un skieur hongrois qui avait créé une fédération pour représenter son pays. Au début, ça correspondait à un défi personnel, un défi sportif. Ce n’est qu’après, au cours de l’expérience, que ça s’est transformé. A la fin, ça vous dépasse. Ce n’est plus le simple délire d’aller aux Jeux olympiques. C’est devenu l’envie de représenter mon père, ma famille, ce beau pays où vivent des gens super.
Les gens de la génération de mon père ont tout laissé en Algérie quand ils sont arrivés en France. Ils voulaient ensuite revenir là-bas, mais ils ne sont jamais revenus. Donc, aujourd’hui, pour mon père, ça signifie beaucoup de voir son filsêtre fier de participer pour l’Algérie, de pouvoir être reçu au consulat de l’Algérie à Grenoble.
Avez-vous finalement, comme vous le prédisait votre voisin argentin à Turin, ressenti un blues « postolympique » ?
Carrément. D’ailleurs, je ne sais pas si j’en suis vraiment sorti ! Quand on rentre chez soi et que tout s’arrête du jour au lendemain, c’est très dur. Surtout quand on s’organise deux ans pour se qualifier aux Jeux, quand on prend sur son temps, quand on se finance sur ses fonds personnels… Dix ans après, plutôt que derester avec ça sur le cœur, ce film me permet justement de pouvoir exprimer tout ce que cette aventure a suscité de réflexions, par rapport à la binationalité, à la famille, à l’Algérie, au sport.
J’ai entendu récemment le débat sur la déchéance de nationalité. Quand certains parlent d’« intégration », d’« assimilation », je leur réponds que les enfants de parents maghrébins, comme moi, n’ont pas besoin d’être intégrés. On est né en France. On a vécu en France. On a été dans le système scolaire français. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir deux composantes, deux racines qui enrichissent notre identité, et on les aura toujours.