Note critique d’un puriste de l’art de la nouba : La musique andalouse n’est pas une musique générique

Note critique d’un puriste de l’art de la nouba : La musique andalouse n’est pas une musique générique

Nous assistons de plus en plus à des concerts de musique andalouse exécutée sous une forme académique, solfiée «symphonisée» très loin des belles et admirables versions traditionnelles.

Par Abdelouahab Nefil (*)

Cette pratique de déviance et de dévitalisation dont fait l’objet ce magnifique patrimoine culturel nous éloigne malheureusement de l’enseignement originel transmis par nos grands maîtres depuis des lustres à de très nombreuses générations. Ma réaction est épidermique à ce genre de pratique et pour cause : lorsque nous naissons cette fibre en nous et qui se développe malgré nous avec le temps, elle finit par s’ancrer en nous et il devient quasiment impossible de nous en défaire : elle devient une seconde nature.

Des tentatives dans ce sens ont été faites par des professeurs émérites tels que les défunts Boudjemia Merzak et Abdelouahab Salim et bien d’autres. N’ayant pas recueilli l’unanimité au sein de la famille artistique (interprètes et mélomanes)… elles ont vite été remisées.

Nous ne pouvons pas écrire cette musique lorsque nous n’en sommes pas imprégnés. Cette «écriture» doit impérativement émaner d’un auteur la maîtrisant sous sa forme traditionnelle. La symbiose pourrait éventuellement aboutir à une symétrie des deux genres. Le doute restera permis….

Le ton est donné. Je suis pour le conservatisme et allergique à toutes ces menaces modernistes qui tendent à dénaturer et à altérer les vestiges de toutes natures matérielles et immatérielles qui sont les témoins des grandes civilisations notamment arabes à l’époque où la musique était le «symbole du pouvoir arabe», civilisation reconnue et avérée à travers le monde.

Je n’en dirais pas plus pour me focaliser uniquement sur la pratique «solfiée» de la musique populaire appelée musique andalouse chaabi. C’est comme si on demandait aux membres d’une association de musique andalouse d’interpréter une symphonie de Mozart… d’où cette ambivalence.

J’ai eu l’insigne honneur et le grand privilège d’avoir côtoyé les grands Maîtres d’Alger des années soixante et d’autres chouyoukh à travers le pays. Ils étaient unanimes à déclarer avec tristesse et une amertume profonde que l’écriture de cette musiques finira tôt ou tard par la falsifier et que si l’on continue à le faire, sous peu on ne la reconnaîtra plus. La sentence est tombée.

Mais enfin pourquoi encore une fois cherche-t-on à la solfier au mépris de tous les rejets des gens amoureux de cette musique ? Dans quel but ? Si c’est pour la sauvegarder c’est fait. Pour la rajeunir, l’universaliser ?

Je maintiens mordicus que je suis un fervent partisan du traditionalisme et un amoureux de la musique andalouse ce legs ancestral qu’il faut à tout prix sauver du naufrage de la dérive.

Cette musique est exécutée à l’unisson et elle doit le rester. C’est ainsi qu’elle est appréciée à travers le monde De très nombreux témoignages que j’ai vécus personnellement le confirment.

Autrement exécutée, c’est contribuer à l’altérer, la déposséder de ses fibres, de son âme, c’est l’appauvrir et nous priver de son esthétique, de ses sentiments et sensibilités qui sont les tenants de nos musiciens et chanteurs lesquels nous procurent des moments d’évasion et d’écoute fabuleux. Je compare la musique andalouse, qui n’a rien d’une marche militaire, à une démarche royale majestueuse qui nous remplit d’admiration et de bonheur. Elle est cette beauté incomparable, racée. Elle est ce regard envieux sur le lointain passé prestigieux de cette immense civilisation arabe.

Pourquoi encore vouloir la dénuder de cet apparat protecteur symbole de chasteté et de décence. Ne pouvons-nous pas continuer à l’adorer et à la chérir sans percer son mystère ?

Dès l’entame de la nouba, vous embarquez pour faire une immersion dans la grandeur de ce glorieux passé où la civilisation arabe rayonnait à travers le monde.

Ce voyage inspire nos musiciens qui s’évadent, planent oubliant les turpitudes de la vie. Ils quittent l’espace de belles et insaisissables khanates (fioritures). Le moule et le carcan dans lesquels on a voulu les confiner. Ces petits débordements qui font la particularité de nos musiques traditionnelles arrondissent les angles et cassent la rectitude et la monotonie de l’exécution académique, exécution qui enfante une musiquette et que j’appelle musique générique.

Nos musiciens ne sont pas des robots qu’on programme pour exécuter la nouba face à une partition. Le musiciens se sont ligoté, refoulant toute sensibilité. Il devient cet appareil qui produit des sons. Il ne vibre pas, ne perçoit plus rien, happé par la lecture et l’exécution de la partition qui devient en fait un code de la route. Cette interprétation de la nouba sous la forme académique, solfiée, symphonisée (je reconnais ne pas faire de différence) est aux antipodes des belles versions traditionnelles. Elle écrase son lyrisme et falsifie ses origines et ses racines. Et dire que cette pratique moderniste est encouragée par la participation de rares interprètes, élèves d’illustres Maîtres en faisant fi de l’enseignement reçu et en fragmentant leur mémoire bien sûr en guise de remerciement et de reconnaissance. L’ingratitude n’a pas de mémoire.

Pourquoi le font-ils ? Que cherchent-ils ? La médaille du mérite même au mépris de leur culture, de leur tradition ? Ne se rendent-ils pas compte de l’effet de rejet qu’ils provoquent chez les gens de l’art et de la grande famille artistique ainsi que chez les mélomanes et autres auditeurs désagréablement surpris en découvrant une musique frelatée interprétée par des disciples tournant le dos à la doctrine de leurs Maîtres. Quel gâchis !

Si aujourd’hui surgissent des ténèbres des pseudo El Moussili, Kyndi ou Zyriab s’octroyant des titres et des compétences, je les invite à exercer leur talent non pas à plagier, mais à créer. On n’excelle pas en imitant.

Pour ma part, je reste éternellement fidèle à la mémoire de mon Maître, le symbole et regretté Abderrezak Fekhardji et je m’incline devant le génie de ceux qui ont créé cette musique magique.

Notre responsabilité doit être engagée par devoir de mémoire envers nos grands Maîtres qui ont été peu nombreux, mais qui ont formé de nombreuses générations dont nous faisons partie et aussi par conviction et attachement à ce trésor inestimable pour celles et ceux qui en connaissent la valeur. Cet héritage ineffable est hors de prix et incessible. Il ne doit pas servir comme tremplin pour se construire une personnalité.

Notre but est de le protéger et de le transmettre dans toute sa plénitude et sa pérennité aux générations futures.

Aux innombrables membres de cette grande famille, prêtons ce serment à nos Maîtres, qu’ils reposent en paix, LE FLAMBEAU EST ENTRE NOS MAINS.

La musique arabo-andalouse est certes âgée, même très âgée, mais elle ne flétrie pas. Son charme est dans ses rides, sa beauté dans son originalité, sa force dans son authenticité, sa grâce dans ses mouvements.

(*) Fondateur, ancien président

de l’Association El Fakhardji