Nicolas Sarkis s’explique,«Je n’ai jamais rencontré le président Bouteflika»

Nicolas Sarkis s’explique,«Je n’ai jamais rencontré le président Bouteflika»

Entretien réalisé par Mohamed Benchicou

1- : Venant d’un expert pétrolier dont la réputation n’est plus à faire et dont l’avis a toujours été d’une grande autorité, votre lettre indignée au président Bouteflika, à propos de la corruption sous le ministre Chakib Khelil, est une de ces voix bienvenues qu’on attendait d’un temple des sages.

Nous avons besoin de comprendre, en Algérie, ce qui nous arrive, pourquoi cela nous arrive… Premier enseignement : à voir votre colère enrobée de perplexité, vous, l’expert dont on pouvait supposer que les petites et grandes rapines du négoce des hydrocarbures n’avaient de secret pour lui, on a l’impression que nous sommes devant un brigandage, sinon sans précédent, du moins assez exceptionnel dans l’histoire récente du pétrole. Est-ce vraiment le cas ?

Nicolas Sarkis : A cause de son caractère hautement stratégique, et à cause des flux financiers considérables qu’elle génère, l’industrie pétrolière est trop souvent un terrain propice à la corruption. Corruption aussi bien des individus qui ont un pouvoir un tant soit peu important de décision, que de hauts responsables ou de régimes politiques entiers. Ces dérives vont même parfois jusqu’au pillage en règle des richesses nationales par des entreprises internationales et leurs pays d’origine, comme on l’a bien vu du temps des accords dits de «concessions pétrolières» qui n’étaient en réalité que des enveloppes juridiques fabriquées à Londres ou à New York, et revêtues de la signature (ou empreinte digitale) du cheikh du coin, pour donner au pillage une apparence de respectabilité. Je ne suis pas près d’oublier le jour où, après que nous ayons préconisé, Abdallah El Tariki et moi-même, devant le Congrès arabe du pétrole tenu à Baghdad, la nationalisation du pétrole arabe, nous avons été qualifiés de «démagogues» et d’«agents de Moscou». Un conseiller juridique de l’ancienne Aramco s’est même levé pour répondre, offusqué, que la nationalisation irait à l’encontre du caractère «sacro-saint» des contrats. Et de citer, à l’appui de ses dires, des versets du Coran qui n’avaient bien sûr rien à voir ni avec le pétrole ni avec Aramco ! Mais si les cheikhs d’il y a près d’un siècle étaient excusables parce qu’ils n’avaient pas eu la chance d’apprendre à lire et à écrire, ce n’est pas le cas des dirigeants d’aujourd’hui. Pour ce qui est de la corruption dont il est maintenant question en Algérie, la colère et le sentiment général d’indignation qu’elle suscite ne s’expliquent pas seulement par l’ampleur du phénomène et par les sommes faramineuses qui, selon les informations disponibles, auraient été détournées. Elles s’expliquent aussi par le fait que l’Algérie n’est pas une pétromonarchie de quelques centaines de milliers de «sujets» où les frontières ne sont pas toujours bien définies entre le Trésor public et les comptes en banque de tel ou tel membre de la famille régnante. Elle est une République qui compte 38 millions de «citoyens», soit plus du triple qu’à l’indépendance, et qui a fait trop de sacrifices pour tolérer un nouveau pillage et une nouvelle forme de dilapidation de ressources naturelles dont la génération actuelle et les générations futures ont un besoin vital, dans tous les sens de ce terme.

2- : Votre lettre ne nous dit pas qui nous a imposé Chakib Khelil et ses acolytes. Elle se borne à une indignation devant ce scandale qui consiste, pour un pays souverain – «l’Algérie du million et demi de martyrs» – à subir la loi d’une «quarantaine de voleurs» sans nous dire qui sont ces 40 voleurs ni à quels intérêts supérieurs ils obéissent, encore moins à quelle stratégie puissante ils doivent d’être aux commandes du pays. Votre exaspération un peu désespérée, que l’on retrouve chez tous ceux qui ont donné leur jeunesse au pétrole, semble être le signe distinctif d’un déficit de réflexion sur la relation pétrole — démocratie ou pétrole – nouvelles formes d’autocraties, qui n’est pas forcément de la seule responsabilité des spécialistes en pétrole. Ne faudrait-il pas, en effet, se pencher sur la question de savoir quelle est, depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis que le volume du pétrole extrait du sous-sol dépasse celui du pétrole découvert, la part de la stratégie occidentale dans la reconfiguration des pouvoirs au sein des pays exportateurs de pétrole de sorte que leur politique pétrolière favorise une surproduction qui viendrait compenser le déclin de la production mondiale ? Ne fautil pas retourner aux origines du pouvoir de Bouteflika que vous prenez le risque d’absoudre trop vite ?

Je ne connais pas personnellement le président Bouteflika, je ne l’ai jamais rencontré et permettez-moi de vous dire qu’il ne m’appartient, en aucune manière, de l’accuser ou de «absoudre» comme vous dites. Si c’est à lui que j’ai adressé ma lettre ouverte, c’est tout simplement parce qu’il est le président de la République algérienne, et donc le premier magistrat et le plus haut responsable du pays. Si le président en exercice s’appelait X ou Y, je me serai adressé à Monsieur X ou Y. Je pense néanmoins, comme le dit un adage arabe, que «l’argent mal gardé est une invitation aux voleurs». Il est évident que la prévarication et les détournements de fonds dont il est question n’auraient certainement pas pu se produire s’il n’y avait pas eu, pendant cette période et dans le secteur des hydrocarbures, une telle concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme et une telle opacité dans les mécanismes de prise de décision, pendant que des centaines de cadres qualifiés de Sonatrach étaient systématiquement poussés vers la porte de sortie. Il est du reste anormal, pour le moins qu’on puisse dire, que le Conseil national de l’énergie reste mis à l’écart et que les élites algériennes n’occupent pas toute la place qui leur revient dans la réflexion sur l’avenir énergétique de leur pays. Même dans les «pétromonarchies », il y a, et depuis bien longtemps, des Conseils supérieurs du pétrole qui participent activement à l’élaboration de la politique pétrolière nationale. Et quand il arrive, comme au Koweït dans les années 1990, qu’un ministre (pourtant membre de la famille régnante) soit soupçonné d’indélicatesses, la justice nationale engage des poursuites contre lui. Autant sinon plus que la probité et/ou le sens de la morale des hauts dirigeants, le meilleur rempart contre la corruption est le régime démocratique, soit essentiellement la transparence, les contre-pouvoirs et les contrôles qui s’imposent pour empêcher les gardiens du trésor de puiser dans la caisse. La corruption est comme un cancer qui, s’il n’est pas combattu à temps, et avec la plus grande vigueur, fait des métastases et attaque les fondements mêmes de l’entreprise qui est atteinte. Comment voulez-vous qu’un cadre résiste à la prévarication et travaille avec dévouement quand il sait que son chef et ses complices font l’inverse ?

3- : Peut-on, en effet, raisonnablement parler de «confiance trahie», autrement dit, de «malversation à l’insu du président», quand on sait que les agissements du ministre Khelil ont été portés à la connaissance du public, en leur temps. Vous avez pourtant écrit vous-même, en parlant de sécurité des approvisionnements : un pétrole condamné à devenir de plus en plus rare et de plus en plus cher, requiert une approche politique bien différente de celle d’il y a trente ans. Certaines vieilles recettes ne sont plus adaptées. Cette nécessité d’une réflexion nouvelle ne s’applique-t-elle pas aussi à propos à la recomposition des pouvoirs au sein des pays producteurs.

Je ne suis pas familier des dédales du sérail politique algérien, et je ne sais pas qui est avec qui, ou contre qui, ou qui tire les ficelles dans les coulisses. Tout ceci n’est pas net et, comme vous, je me pose des questions. En attendant, et en plus de la justice algérienne, il y a plusieurs pays (Italie, Canada, Suisse, Emirats arabes unis, etc.) où des investigations sont fort heureusement menées sur les malversations présumées. Il est plus que probable que ces investigations conduiront à l’établissement de responsabilités et de réalités avérées et aideront à l’identification de coupables visibles ou encore cachés. Il est également très possible que les procédures judiciaires en cours ouvrent la voie à une réparation, même partielle, des préjudices subis par l’Algérie, à travers le recouvrement aussi bien des «commissions» complètement illégales qui auraient été versées, que des surcoûts occasionnés par des contrats viciés par la prévarication qui les a rendus possibles. La plupart des pays où la justice a été saisie de cette affaire ont en effet ratifié la convention anticorruption signée en décembre 1997 dans le cadre de l’OCDE. Cette convention criminalise la corruption d’agents de pays étrangers à l’occasion de contrats internationaux et fait obligation aux pays signataires de sanctionner les individus et/ou sociétés responsables. C’est du reste en application de cette convention que de grandes sociétés internationales comme Siemens ou Baker Hughes ont été poursuivies et condamnées au versement d’indemnisations de plusieurs dizaines de millions de dollars, sanctions assorties de peines d’emprisonnement de certains de leurs hauts dirigeants. Toutefois, et dans tous les cas de figure, aucune justice étrangère ne peut se substituer complètement à la justice algérienne. C’est à cette dernière et au pouvoir politique national qu’incombe, en dernier ressort, le devoir de coopérer avec les pays étrangers concernés, d’aller jusqu’au bout et de tirer toutes les conséquences que le peuple algérien est en droit d’attendre.

4. : Je comprends votre réserve. Mais comment concevez-vous alors la déroutante loi sur les hydrocarbures de 2005 par laquelle le pouvoir algérien bradait ses richesses énergétiques au profit des grands groupes pétroliers, autrement que comme un alignement sur les intérêts des grands groupes ? Nous le savons depuis l’affaire Mossadegh et l’affaire Mattei, les grands groupes pétroliers ne reculent devant rien. Il y a quarante ans, ils intriguaient pour conserver un pétrole bon marché. Aujourd’hui, ils intriguent pour forcer les pays producteurs à surproduire afin de répondre aux intérêts des grands groupes. Ne croyez-vous pas que l’Algérie est otage de ce que l’on peut appeler un axe mafieux kleptocratie-pègre pétrolière internationale et que tout le mystère Chakib Khelil est là ?

Il est fort compréhensible que les Algériens soient choqués par tout ce qu’ils lisent et entendent, et que leur attention se focalise depuis quelque temps sur cette valse de millions et de milliards qui leur échappent pour aller chercher le «aman» sous d’autres cieux. Toutefois, et quel que soit son degré de gravité, cette affaire de détournement de fonds ne devrait pas être l’arbre qui masque, ce qui est encore pire, à savoir la forêt du détournement de Sonatrach de sa raison d’être et une volonté systématique de sape des objectifs des nationalisations de 1971. Cette volonté a été bien apparente dans la loi de 2005 et par une politique délibérée de portes ouvertes aux entreprises étrangères, d’accroissement effréné de la production et de forte chute de la part de Sonatrach dans la production pétrolière nationale. On ne pouvait pas faire mieux pour opérer, sans la nommer, une dénationalisation déguisée au profit évidemment de sociétés non algériennes, et au mépris d’une gestion tant soit peu saine des gisements pétroliers et gaziers. Des cadres des sociétés qui ont profité de cette politique de portes ouvertes m’ont confié qu’ils étaient surpris par tant de générosité. Je n’en étais pas moins surpris moi-même. Quelques chiffres suffisent pour mesurer l’ampleur des dégâts. En l’espace de cinq ans seulement, de 2001 à 2005, la production algérienne de pétrole et de LGN est passée de 1,6 à 2 millions de barils par jour, soit un bond de 25% ou le double de la moyenne d’augmentation de la production OPEP durant la même période. Pour le seul pétrole, les responsables de l’époque affichaient même la volonté de porter la capacité de production de 1,4 à 1,9-2 millions de b/j et les exportations gazières à 85 milliards de m3/an. Au final, il a bien fallu revenir sur terre en constatant qu’au lieu d’augmenter, la capacité de production pétrolière est tombée à 1,3 million de b/j en 2011(selon les estimations de l’AIE) et que la production a plafonné en 2006-2007 avant de commencer à décliner. Non moins grave est le fait que, pour le pétrole, le ratio réserves prouvées/production annuelle en Algérie a chuté de 20,1 en 2001 à 19 seulement en 2010. De tous les pays de l’OPEP, le Qatar est le seul à avoir un ratio R/P plus bas (soit 17,2), avec la différence que le Qatar est un pays essentiellement gazier, qu’il a une très faible population et qu’au lieu de diminuer, son ratio R/P pétrolier a augmenté entre 2001 et 2010. Tout ceci signifie en clair qu’avec une consommation énergétique interne qui monte en flèche, une population qui devrait passer le cap des 50 millions vers 2030 et une production d’hydrocarbures qui donne des signes d’essoufflement, l’Algérie risque de ne plus être un pays exportateur net de pétrole d’ici une dizaine d’années, et exportateur net de gaz d’ici 15-20 ans. Cette perspective est d’autant plus préoccupante que les hydrocarbures représentent pas moins de 98% des exportations, contre 52% à l’indépendance et qu’un retard aussi incompréhensible que considérable a été pris dans la diversification de l’économie nationale et le développement d’autres activités productives pouvant prendre la relève du pétrole et du gaz naturel. Ceci sans oublier le développement d’autres sources d’énergie, dont notamment l’énergie solaire et autres énergies renouvelables pour répondre à l’accroissement des besoins nationaux, voire dégager un surplus pour l’exportation. Pour ces raisons, je pense que l’Algérie est à présent confrontée à deux défis aussi énormes l’un que l’autre. Le premier réside dans l’éradication d’une corruption qui a fini par affecter un secteur vital de l’économie nationale. Le second concerne, et ceci explique largement cela, la nécessité impérieuse de rattraper, autant que faire se peut, le retard accumulé dans la préparation de l’après-pétrole et de l’après-gaz naturel.

M. B.