Les drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau ont réapparu dans les rues de Katmandou, flottant sur des cortèges en colère. A voir ces manifestants échouant invariablement devant le siège de la présidence de la République, protégé par une police antiémeute casquée et flottant dans sa tenue de camouflage bleue, on peine à imaginer que les maoïstes népalais dirigeaient le pays, il y a trois semaines.
Depuis le 4 mai, les militants du Parti communiste unifié du Népal (UCPN-M) brandissent à nouveau leurs poings fermés. Slogans rageurs, échauffourées : où est le Népal réconcilié qui avait tant impressionné la communauté internationale ? De quel péril est porteur le départ des maoïstes du gouvernement, annoncé avec fracas début mai ? Est-ce l’amorce de la fin du « processus de paix » qui avait clos à l’automne 2006 une sanglante guerre (13 000 morts) de dix ans entre l’armée et la rébellion maoïste ?
On n’en est certes pas encore là. « On aurait pu s’attendre à bien pire, un coup d’Etat de l’armée ou des affrontements déclenchés par les maoïstes », se rassure un diplomate européen. Mais l’affaire est jugée grave par tout le monde. Le 4 mai, Pushpa Kamal Dahal, le chef de l’UCPN-M, a démissionné du poste de chef de gouvernement, mettant ainsi un terme à huit mois d’expérience maoïste au pouvoir dans ce mini-Etat himalayen coincé entre l’Inde et la Chine. En avril 2008, les ex-rebelles recyclés dans le jeu politique avaient enlevé une majorité relative à l’Assemblée constituante, un score inattendu qui permettait à leur chef d’accéder en août à la tête d’un gouvernement de coalition. Huit mois plus tard, ils jettent l’éponge. Retour à la case départ ?
Le conflit a éclaté à propos du contrôle de l’armée. M. Dahal souhaitait affirmer son ascendant sur des généraux récalcitrants, ses anciens adversaires des années de plomb. Le président de la République lui a refusé la tête du général Rookmangud Katawal, le chef d’état-major qui s’opposait à ses plans. Le chef des maoïstes a claqué la porte. La crise s’est cristallisée autour de l’intégration au sein de l’armée des 19 000 ex-combattants de l’Armée populaire de libération (PLA), la branche armée de l’UCPN-M.
En vertu de l’accord de paix de novembre 2006, ces anciens insurgés devaient se voir proposer soit une aide à la reconversion dans la vie civile, soit une intégration dans l’armée nationale (90 000 soldats). Or les modalités de celle-ci n’ont jamais été clairement définies, donnant lieu à des lectures divergentes. Pour les maoïstes, ce transfert doit se faire par unités entières. Pour les généraux, le recrutement ne peut s’opérer que sur une base individuelle et selon des critères traditionnels de sélection – une manière de diluer l’impact de l’absorption.
L’impasse était totale alors que la grogne montait de la base maoïste. « Le premier ministre a été confronté à une pression très forte des ex-combattants, dont les attentes étaient frustrées », analyse Sridhar Khatri, directeur du Centre d’études politiques d’Asie du Sud, basé à Katmandou.
Le temps pressait aussi, car le numéro deux de l’armée, le général Kul Bahadur Khadka, le favori des maoïstes pour succéder à l’indocile chef d’état-major Katawal, était censé partir à la retraite en juin. Le premier ministre a donc lancé son offensive contre le général Katawal, précipitant la crise puisqu’il s’est heurté à l’ensemble de la classe politique, y compris ses alliés au sein de la coalition.
Depuis, une immense fracture a pulvérisé le consensus qui avait soudé le camp républicain au fil de l’offensive ayant abouti, en mai 2008 à l’abolition de la monarchie, vieille de 240 ans. Entre les maoïstes et les partis libéraux, la suspicion mutuelle est devenue farouche. « Ce qui est en jeu, c’est la suprématie du pouvoir civil sur l’armée », clame Dilip Kumar Prajapati, membre du Comité central de l’UCPN-M. Mais, en face, les formations libérales doutent de la sincérité d’une telle profession de foi républicaine. Ils en veulent pour preuve des propos tenus « en interne », en janvier 2008, par M. Dahal, enregistrés sur une vidéo, dont la diffusion, faite à l’insu des maoïstes, a fait scandale.
Dans cette allocution dans un camp de la PLA à Shaktikhor (sud-ouest de Katmandou), M. Dahal (qui n’était pas encore premier ministre) divulguait la stratégie à long terme des maoïstes. « Nous diminuerons les effectifs de l’armée à 50 000 hommes, déclarait-il alors. Si (ensuite) nous faisons entrer 10 000 de nos combattants, l’ensemble de l’armée sera sous notre influence. Nous avons les concepts, la politique, la vision. Eux, ils n’ont que les bottes. Les hommes conscients avaleront les porteurs de bottes. »
Les maoïstes protestent que cette déclaration a été faite avant leur victoire électorale d’avril 2008. Il n’empêche, cette vidéo a eu un effet dévastateur sur la crédibilité démocratique de l’UCPN-M, infligeant un énorme préjudice au processus de paix dans l’Etat himalayen.