Dans cet entertien qu’il a bien voulu accorder à L’Expression, Nabil Karoui, P-Dg de Nesma TV, explique les tenants et aboutissants d’un procès intenté à sa télévison, comme il attire l’attention sur le danger qui guette la liberté d’expression en Tunis en post-révolution.
L’affaire «Nessma TV», c’est quoi en résumé?
On a diffusé le film Persepolis le 7 octobre 2011, qui parle de la révolution iranienne. Le film a été autorisé par le ministère de la Culture tunisienne. Il est passé plusieurs fois dans les salles de cinéma. C’est par la suite qu’on l’a passé sur nos antennes. Le film traite de l’histoire de 17 partis politiques qui se livrent une bataille en Iran. Après cette révolution y a eu des élections qui ont porté les islamistes au pouvoir. Ces derniers s’en sont pris par la suite au peuple iranien. Ils ont instauré une dictature dans ce pays. Après la diffusion de Persepolis, les islamistes tunisiens ont pris deux séquences. L’une concerne une fille qui fait un rêve La séquence est diffusée à grand échelle sur la Toile, notamment le réseau social Facebook. Les blogs islamistes nous ont traités de tous les noms: juifs, traîtres, apostats, agents de Ben Ali…
Une campagne de dénigrement d’une puissance très forte. Des blogs Internet, des pages Facebook ont été alimentés par des vidéos menant campagne contre «Nessma TV».
Le soir même de la diffusion de ce film, des pages ont été créées sur la Toile par les islamistes salafistes appelant à incendier le siège de Nessma TV, à m’assassiner. Le mouvement de protestation des islamistes a pris des proportions extraordinaires sur le coup. Le lendemain, un communiqué est diffusé pour brûler ma maison. En effet, environ trois à quatre cents personnes sont venues des quatre coins du pays armées d’armes blanches de tout genre. Elles ont procédé à des attaques de tous les sièges de Nessma TV de 10h jusqu’à 17h. Certains d’entre eux ont été arrêtés par la police, puis relâchés le lendemain. Le troisième jour qui s’en est suivi, les islamistes commençaient à organiser des manifestations spontanées dans les villes de Tunisie. A ce moment là je m’aperçois que je suis dans une zone très vaseuse, que ce n’est plus de la politique, ce n’est plus une crise médiatique ou autre chose mais c’est plus grave que ça. Les gens sont pris d’une hystérie collective.
Pourtant, le même film a été diffusé dans plusieurs autres pays arabes…
Oui, le film a été diffusé dans les cinémas d’Abou Dhabi. Le même film et avec les mêmes séquences. Dans le film, il y a une séquence où un policier demande à une fille: «Dégage ou je vais te violer».
Si on comprend bien, selon vos dires, l’affaire dite «Nessma TV» a été simplement instrumentalisée par les islamistes…
Absolument. Elle a été instrumentalisée par Ennahda. Les islamistes nous attendaient au tournant d’autant plus que notre chaîne est moderniste. Il faut savoir que notre vision du Maghreb en général et de la Tunisie en particulier est une vision moderniste et progressiste. Une vision sans aucune violence. Et dans ce cas, cette vision ne correspond pas à quelqu’un qui veut rendre la société rétrograde. Une société où les filles doivent porter le niqab, où celui qui vole on lui coupe la main, où celui qui ment on le bat… nous, on est tout le contraire.
Dieu sait que nous avons toujours ouvert nos plateaux pour Ennahda, le parti islamiste. On recevait des démocrates qui étaient très nombreux mais on invitait aussi les islamistes pour qu’il y ait un vrai débat contradictoire.
Comment avez-vous réagi dans les premiers moments qui ont suivi le lynchage islamiste dont Nessma TV a fait l’objet?
Quand j’ai vu les proportions qu’a pris cette affaire et que c’est devenu une hystérie collective, j’ai vite décidé de demander pardon pour toute personne heurtée dans sa sensibilité par la séquence de ce film tout en sachant que ce n’était pas du tout ma faute. Je ne suis pas producteur de ce film, je ne suis même pas responsable du visionnage. Il faut savoir que le responsable du visionnage de ma chaîne a travaillé pendant 5 ans dans la chaîne «Iqraa», une chaîne religieuse. Et quand je l’ai choisi, moi, personnellement c’est pour qu’il n’y ait justement pas ce genre de problème. Nous sommes une chaîne qui est regardée en famille. C’est vous dire notre intérêt pour cette question.
Je n’ai jamais laissé passer ce qui pourrait heurter la sensibilité de nos auditeurs. Il n’y a jamais eu de scène de sexe ou autre.
Comment Nabil Karoui a vécu la violence islamiste qui s’est abattue sur la chaîne Nessma TV et son personnel ainsi que sur votre personne et celle de votre famille?
C’était très difficile. Les gens sortaient dans les rues et scandaient «Il n’y a de Dieu que Dieu, Karoui est l’ennemi de Dieu». Ils sont sortis plus que contre Ben Ali. Les salafistes ont tenté de nous lyncher et nous tuer. Plus de 150 personnes se sont attaquées à ma maison. Ils ont tout volé et tout brûlé. Ils ont tenté de violer puis d’égorger une de mes employées qui se trouvait à la maison.
Je me suis retrouvé l’homme le plus menacé de la planète. Il faut voir les centaines de prêches appelant au meurtre lancé contre moi.
Le ministre de l’Intérieur tunisien a déclaré justement qu’il sera garant de la liberté d’expression. S’adresse-t-il à vous et aux islamistes puisque cette déclaration intervient le jour de votre procès d’avant-hier?
Effectivement, lors du procès, deux journalistes du quotidien Le Maghreb ont été agressés par les islamistes devant le Palais de justice. Une agression qui s’ajoute à une longue série d’agressions. Je pense que la réponse du ministre de l’Intérieur est adressée aux islamistes.
Et je considère que c’est grâce à la médiatisation nationale et internationale de ce qui s’est passé aujourd’hui qui a fait que le ministre intervienne.
L’affaire Nessma TV s’avère être loin des procès classiques d’un média. Illustre-t-elle le clash provoqué par l’opposition de deux projets de société, en l’occurrence l’islamisme et progressisme?
Effectivement, il ne s’agit pas là du procès de Nabil Karoui. C’est le procès de 10 millions de Tunisiens qui ne sont pas islamistes. C’est le procès des gens qui veulent avoir un pays démocratique, un pays de modernité et de liberté.
Nessma TV est un symbole. On est la plus puissante chaîne de télévision maghrébine. On a une audience qui dépasse 25 millions de téléspectateurs/jour.
Aujourd’hui, Nessma est devenue la vitrine des démocrates. Est-ce qu’il y a plus beau que d’être aujourd’hui symbole de la liberté, de la démocratie, de la tolérance et de la liberté d’expression?
Je n’ai pas voulu ça. Je me suis juste retrouvé dans cet environnement. Les islamistes ont appelé au «vendredi de la colère» contre la chaîne Nessma TV, et nous avons répondu avant-hier par le «lundi de la fraternité et de la tolérance».
Les partis démocrates en Tunisie étaient tellement morcelés que je me suis retrouvé aujourd’hui au-devant de la scène politique. On est perçu comme la seule alternative aux islamistes.
Mon combat est pour la démocratie et la liberté d’expression, pour une Tunisie et un Maghreb libre.