Écrit par Sara Kharfi
Sorti en Algérie il y a quelques jours aux éditions Ostowana, l’album «Trab Project» est aussi disponible, depuis le 13 novembre dernier, sur les plateformes numériques. Composé de 11 titres qui ont leurs racines dans les origines du Raï, dans le mode «trab», cet album s’ouvre sur les univers et les esthétiques musicales qu’affectionne l’artiste Mehdi Laifaoui. Dans cet entretien, il revient sur l’élaboration de ce disque, sur les morceaux qui le composent et sur son parcours jalonné de rencontres.
Reporters : «Trab Project» est un projet/album autour du mode «Trab». Pourriez-vous revenir sur l’atmosphère générale de cet album où l’on peut déceler deux singularités : le «Trab» comme fil conducteur et une écriture (un texte) ?
Mehdi Laifaoui : A la base, je voulais monter un projet autour de la musique raï, des morceaux des années 1970/80 (de Boutaïba Sghir, Drissi El Abassi, Khaled etc.), avec des musiciens. Quand j’ai commencé à réfléchir sur le choix des morceaux, je me suis dit pourquoi ne pas essayer de composer des choses dans le sens, dans cet esprit-là rétro, mais en même temps avoir toutes mes influences. C’est comme ça que j’ai commencé. Il y a d’ailleurs eu une journaliste française qui m’a dit «le Raï au goût du monde» et j’ai trouvé l’expression bien.
Donc, c’est vraiment avec toutes mes influences, toutes les choses que j’aime, ça veut dire la musique latine, afro-américaine, africaine, orientale aussi… Il y a tous ces mélanges-là mais le fil conducteur c’est trab, le mode, qui est un mode pentatonique qu’on utilise dans la musique bedouie. Pour ce qui concerne le texte, la musique bedouie c’est du texte, c’est comme le chaâbi. Après justement le raï est devenu une musique on peut dire légère avec textes légers, mais il y a certains morceaux où il y a plus de sens, il y a des morceaux comme «Sid el hakem» où il n’y a pas beaucoup de texte mais il y a une profondeur et une grande sensibilité juste avec deux, trois mots.
Mais lorsqu’on écoute un cheikh ou une cheikha, il y a tout un background, un monde qu’ils nous transmettent, des codes (parfois). Pour ce qui vous concerne, vous nous transmettez quelque chose de moderne, urbain, différent…
Oui, parce qu’il y a de l’électro, il y a beaucoup de musiques du monde. J’ai 24 musiciens dans le disque, de nationalités différentes (des Espagnols, Algériens, une chanteuse américaine, des Brésiliens, Tchèques, un Italien…) et l’idée était de faire ce dont j’ai envie. Ce n’était pas calculé en fait. Cependant, il y a un morceau que je voulais qu’il soit un peu plus dans les tendances d’aujourd’hui et c’est «Mchit». C’est un morceau super électro. Sinon, sur cet album, il y a aussi deux duos avec deux superbes chanteuses : «Sayidati» avec une chanteuse cubaine qui cartonne actuellement, Yilian Canizares, et «Passion» avec la jeune et brillante chanteuse Emmy Ham.
Il y a aussi des collaborations avec Zinou Kendour, qui m’a arrangé quelques morceaux comme «Mchit» et on a travaillé ensemble sur l’arrangement d’autres morceaux. J’ai fait les arrangements de pratiquement tous les morceaux («Nar», «Fatati», «Nas Lil», «Kuiti») ; j’ai composé, arrangé et fait les textes. Il y a par contre le morceau «Dzaïr», qui est écrit et composé par Hakim Aït Aïssa et arrangé par Fayçal Hamza.
Justement, c’est un morceau quelque peu différent par rapport au reste des titres de l’album, qui incarne, à bien des égards, ce qui se faisait musicalement au début des années 2000…
Parce que ça a été fait en 2003. C’est un morceau de Hakim Aït Aïssa que j’ai chanté, on l’a enregistré en 2003, on ne l’a jamais sorti jusqu’à aujourd’hui. Il a pris de l’âge, mais pour le fond, dans ce que dit le texte, malheureusement il n’y a pas grand-chose qui a changé.
«Sar Li Sar» est un autre morceau intéressant par sa proposition : une ballade sentimentale, incarnant une autre époque (fin 1990 début 2000) du raï sentimental, quelque chose de classique…
C’est une ballade et c’est moi-même qui ai fait les arrangements. Ils y a trois musiciens sur ce morceau : la pianiste Agathe Di Piero, Christian Fromentin et Willy Quiko, qui sont des musiciens qui viennent du monde du classique en France. Ça a pris une couleur un peu classique, très acoustique, un peu sombre, c’est un morceau un peu sombre. Le clip aussi est en noir et blanc dans un endroit sombre.
Le titre «Rayi» ouvre sur une autre de vos influences : le gnawa.
C’est vraiment un clin d’œil à toute ma jeunesse, de mon adolescence jusqu’à mes 27/28 ans, où j’étais vraiment à fond sur la musique gnawa. Après, je ne fais pas partie des gens qui se focalisent sur un seul style, j’ai toujours été un électron libre. J’ai toujours écouté le raï, j’écoutais Khaled, et j’écoutais surtout Mami et Sahraoui.
L’autre singularité sur ce disque est votre technique vocale qui est mise au service de l’univers que vous nous proposez. La voix est un instrument et ça s’entend. C’est beaucoup de travail ?
Je chantais depuis toujours, mais depuis 2011, je fais partie du groupe Radio Babel Marseille, qui est un combo de voix avec un beatboxer. On fait toute la musique avec notre bouche, notre voix est comme un instrument, donc automatiquement j’ai travaillé ma voix. Avec ce groupe, j’ai fait presque 500 concerts depuis 2012/2013, c’est énorme ! Les chanteurs qui font beaucoup de scènes ont des voix qui ont du vécu comme on dit, je ne dirais pas que j’en suis là mais je travaille beaucoup ma voix, j’essaie aussi de m’ouvrir et d’écouter autre chose.
Je suis curieux et la curiosité m’amène à écouter autre chose. Mes influences ne sont pas que techniques ou que dans le raï, j’écoute beaucoup Mohamed-Tahar Fergani, qui est pour moi, techniquement, le meilleur chanteur algérien de tous les temps. J’ai aussi d’autres influences comme Youssou N’dour, Salif Keita, Camarón (dans le flamenco), etc. Donc tout ça se mélange dans ma tête et il en ressort quelque chose qui me ressemble et m’appartient.
Vous chantez aussi en arabe classique dans les morceaux «Fatati» et «Sayidati». Quelle a été votre démarche ?
Ce sont des textes que j’ai utilisés du patrimoine de Nizar Qabbani. Personnellement, j’aime beaucoup la poésie de Nizar Qabbani, je suis fan depuis le lycée, et j’avais envie de faire ça mais en mode raï, c’est-à-dire que j’essaie d’utiliser la technique vocale raï mais en chantant en arabe classique. C’est un exercice qui m’a amusé et c’est sur «Fatati» où je procède vraiment à cet exercice. «Sayidati» est plutôt un morceau posé, avec juste un guembri, une guitare, et une batterie qui joue légèrement. D’ailleurs, je voulais remercier aussi Karim Ziad, à la batterie, et qui est sur toutes les batteries du disque.
Et pourquoi Nizzar Qabbani et sa poésie ? Parce que ça épouse les thèmes de l’album que sont les amours déçues et un peu de mélancolie ?
Oui, et aussi la nostalgie un peu, «El ghorba» (l’exil)… Tout se mélange. Quand j’écris, je ne m’arrête pas pour reprendre, je corrige peut-être deux ou trois mots mais je ne me censure pas ; soit je garde tout, soit je ne garde rien. Je voulais aller sur du texte, sur du fond. Il y a aussi un artiste qui me donne vraiment le ton de la musique, c’est Youcef Boukella et son disque «Salam», que j’ai écouté, réécouté, chanté… il y a beaucoup d’influence de Youcef Boukella.
Comment avez-vous composé cet album ?
Ça a longtemps cogité dans ma tête avant de tout mettre en place, et quand j’ai commencé à bosser dessus, ça a pris deux ans pour le finir. Avant de commencer à jouer, je ne voulais pas monter le projet, j’ai fait tout seul à la maison, j’ai maquetté tout, j’ai fini, et après les musiciens sont venus poser leur univers. Il y avait plus que 11 titres, j’ai choisi ceux que j’ai trouvés aptes à sortir maintenant, mais sinon j’ai presque fait un double album. Là justement je me penche sur le 2e album.
Comptez-vous élargir votre recherche dans le cadre de ce projet ?
Toujours dans le cadre de «Trab Project», j’ai un projet avec la chanteuse égyptienne Hend Raoui (chanteuse du groupe Orange Blossom). Ce sera un projet autour de tout ce qui est pentatonique. Elle va notamment interpréter la musique nubienne, et pour ma part je vais élargir mon travail et entreprendre une recherche sur les musiques du sud algérien. Par ailleurs, ce que je veux faire avec «Trab Project», mon rêve, c’est de monter le groupe live d’ici et de l’emmener partout dans le monde. Je veux aller vers quelque chose d’authentique.
Vous avez fait partie et vous faites encore partie de différents projets musicaux, mais pourquoi ce n’est que maintenant que vous vous lancez dans un projet personnel ?
Avant je n’avais pas envie de faire quelque chose tout seul. J’étais toujours en mode groupe, je me considérais comme un chanteur de groupe. Pour moi, la musique c’est le partage, c’est comme une équipe de foot, je peux être le chanteur, le buteur de l’équipe mais sans le reste, je ne peux rien faire. Là, j’arrive à un âge où je me dis que j’ai fait le tour musicalement, que je suis épanoui dans ce que je fais, donc j’avais envie de faire un truc seul. C’était le moment.
Justement, pourriez-vous revenir, même brièvement, sur votre parcours ?
J’ai fait partie du groupe Harmonica. Il y avait une équipe magnifique dont je peux citer le bassiste Belkacem qui est resté jusqu’au bout, Karim Torki avec lequel je suis toujours en contact et qui fait partie actuellement d’un super projet en France. Il y avait de super musiciens et ce sont les premiers qui m’ont permis de jouer sur des scènes, de vraies scènes. Ce qui m’a attiré dans ce groupe, c’était qu’il avait vraiment un truc à lui, ça s’appelait Raï-Tergui -je cite d’ailleurs le saxophoniste Sid-Ahmed qui chantait un peu raï.
C’était un mélange très beau, très original. La première cassette était vraiment très originale. Après, j’ai été recruté par maâlem Ben Aïssa dans Diwan Dzair, et là, j’ai vraiment connu ce que c’est que la musique en mode professionnel. En 2003, on a été invité en France par Youcef Boukella et je suis resté. De là, j’ai commencé à jouer en France. J’ai joué un peu avec Ifrikya, le groupe de Karim Ziad, avec aussi un groupe qui s’appelait Nechwa, avec Yazman (avec Malik Ziad).
Et après, j’ai rencontré Radio Babel Marseille, et ça marche pour nous, le projet a décollé, on a eu le prix Sacem en France, on a joué dans les plus gros festivals en Europe, et ça continue, on sort le troisième disque cette année. Il y a eu aussi Saba, avec Malik Ziad et Agathe Di Piero, un projet autour de compositions et une musique assez recherchée.
Comment vous projetez-vous dans votre musique ? Musiques du monde, musiques actuelles ?…
Il y en a plein que l’expression «Musiques du monde» dérange. D’ailleurs, je me souviens qu’une fois, Cheikh Tidiane Seck a dit pourquoi vous dites «Musiques du monde» ; pour lui, c’est comme si il y avait EUX et il y a le MONDE. Moi, je ne me préoccupe pas de ça, ce n’est pas à moi de mettre ma musique quelque part. Ce que j’ai dit en France et en Europe, c’est que c’est de la musique maghrébine, donc je situe un endroit géographique, je dis aussi «World-Music Nord-africaine».
«TRAB PROJECT» : Raï et origine(s)
«Trab Project» est le premier album solo de Mehdi Laifaoui. Composé de 11 titres («Sayidati», «Fatati», «Sar Li Sar», «Nas Lil», «Dzaïr», «Nar», «Passion», «Rayi», «Tu m’as rendu fou», «Mchit», «Kuiti»), le disque est disponible en Algérie (éditions Ostowana) depuis quelques jours, et également sur les plateformes numériques depuis le 13 novembre 2018. Selon Mehdi Laifaoui, «Trab» est un «jeu de mot», en tout cas un mot qui comporte au moins deux sens : à la fois relatif à la terre (trab en arabe) donc à «l’origine», mais aussi au mode pentatonique qu’est le trab, une forme/esthétique du raï, qui traverse tout cet album.
Outre le morceau «Nas Lil» qui incarne réellement le trab, le disque propose des titres qui sont la somme des influences de l’artiste et son travail d’écriture. En attendant des concerts en Algérie, Mehdi Laifaoui entamera une tournée en France (10 concerts) et en Suisse au mois d’avril, et animera un concert-événement le 10 mai 2019 à la Cité de la musique de Marseille.