De la situation dans la bande sahélo-saharienne à l’état des relations avec Paris, le ministre des Affaires étrangères décrypte la politique étrangère de son pays.
Jamais la diplomatie de l’Algérie n’a autant fait l’objet de commentaires, d’analyses et de critiques. Pas même aux temps immémoriaux du Front du refus, de la bataille pour un nouvel ordre mondial ou du combat pour une révision à la hausse des cours des matières premières « au profit des peuples et au détriment des multinationales ». Depuis quelques mois, elle intéresse chroniqueurs et éditorialistes, chancelleries et agences de renseignements, médias traditionnels et réseaux sociaux. Voix dissonante durant la crise libyenne, elle a été qualifiée « d’ambiguë » par le Français Alain Juppé, alors patron du Quai d’Orsay, pour avoir émis des réserves sur l’intervention militaire de l’Otan dans ce conflit armé risquant de déborder ses frontières sud-orientales. S’agissant du dossier malien, son insistance à soutenir que seule une solution politique garantirait l’unité et l’intégrité territoriales de son voisin méridional intrigue, voire agace.
C’est au nouveau siège, flambant neuf, du ministère des Affaires étrangères – qui a conféré une allure moderne au plateau des Annassers, sur les hauteurs d’Alger -, que le chef de la diplomatie algérienne, Mourad Medelci, a reçu Jeune Afrique. En présence d’Amar Belani, son porte-parole, il évoque l’Union du Maghreb arabe (UMA), la crise malienne et la visite prochaine du chef de l’État français à Alger.
Jeune Afrique : Pourquoi le sommet de l’Union du Maghreb arabe (UMA) prévu en octobre n’a-t-il pas eu lieu ?
Mourad Medelci : L’échéance d’octobre 2012 a, certes, été évoquée mais n’a jamais été consensuelle. Lors de la dernière rencontre des ministres des Affaires étrangères de l’UMA, nous avons convenu que l’organisation d’un tel sommet – lequel, qui plus est, ne s’est pas tenu depuis une quinzaine d’années [le dernier a eu lieu à Tunis, en 1994, NDLR] -, méritait une préparation minutieuse. À l’issue de cette étape préparatoire – sur laquelle travaillent les experts et hauts fonctionnaires des cinq pays membres [Algérie, Maroc, Tunisie, Libye et Mauritanie], sa date sera arrêtée lors d’une réunion ministérielle.
Aujourd’hui, nous abordons une nouvelle phase de nos relations avec la France.
On évoque souvent la question du Sahara occidental pour expliquer la paralysie de l’UMA. Qu’en est-il vraiment aujourd’hui ?
Je comprends que l’on puisse évoquer cette question, mais je ne partage pas ce point de vue. La question du Sahara occidental est antérieure à la création de l’UMA. Elle figure sur l’agenda du Comité de la décolonisation de l’ONU depuis 1964, alors que la naissance de l’UMA date de 1989.
On ne peut pas lier la préparation d’un sommet de l’UMA à l’évolution de ce dossier, qui n’a jamais été inscrit au planning de l’organisation, laquelle est chargée de questions exclusivement plurilatérales. De même, il n’apparaîtra pas dans les discussions bilatérales avec nos frères marocains, pour la simple raison que le sujet se traite dans un cadre onusien.
En cette année du cinquantenaire de l’indépendance du pays, la visite à Alger du chef de l’État français, François Hollande, prévue en décembre, est particulièrement attendue…
Les relations algéro-françaises sont trop anciennes, trop importantes et trop denses pour être jugées à l’aune des conjonctures. Il est vrai qu’elles ont connu quelques soubresauts, traversé parfois des zones de turbulences. Mais aujourd’hui nous abordons une nouvelle phase.
Ces dix dernières années, l’Algérie a subi de profondes mutations, et notre ambition, telle que je l’ai comprise à l’issue de ma récente discussion avec Laurent Fabius [le ministre français des Affaires étrangères], est de mettre en cohérence nos atouts. Nos relations économiques sont déjà substantielles, mais nous avons les moyens de les améliorer.
Les entreprises françaises ont l’avantage de connaître le marché et la réglementation, les ressources humaines et les capacités logistiques. À tous ces arguments se greffent les importants moyens financiers que l’Algérie met au service de son développement et de l’émergence de son économie. La coopération entre Alger et Paris est très dense. Elle couvre divers secteurs qui vont de l’éducation à la santé, en passant par l’environnement et les questions militaires. Cette coopération est organisée par cycles quinquennaux. La visite du président François Hollande devrait constituer une opportunité de faire le bilan de ce qui a été réalisé entre 2007 et 2011 et d’arrêter les objectifs pour les cinq années à venir.
Le fait que ce déplacement intervienne dans une conjoncture délicate marquée par les conséquences de la crise libyenne, de la situation dans la bande sahélo-saharienne, particulièrement au Mali, donnera à cette visite un cachet éminemment politique.
Les rapports avec la France ont souvent été pollués par les questions mémorielles. Seront-elles abordées par les deux présidents ?
Il est difficile de ne pas les aborder, même si elles ne figurent pas à l’ordre du jour. Ces questions n’intéressent pas uniquement les gouvernements, mais aussi les opinions publiques. Cette visite pourrait créer les conditions favorables à une réappropriation de notre mémoire commune.
Est-ce le changement de locataire à l’Élysée qui nourrit votre optimisme ?
Nous n’avons jamais perdu espoir, même au plus fort des malentendus avec Paris.
Vous avez évoqué la crise malienne, à propos de laquelle de nombreux observateurs critiquent l’immobilisme de la diplomatie algérienne. Comment vivez-vous ces reproches ?
Plutôt bien. L’intérêt porté à notre action est vécu comme un hommage à notre diplomatie et prouve que la voix de l’Algérie porte. Nous ne sommes pas atypiques, mais constants. À la constance j’ajouterais la cohérence.
Avant même l’indépendance du pays, notre diplomatie existait et avait fait ses preuves. Porte-voix des maquis de la guerre de libération, elle a pour valeurs cardinales la non-ingérence et la souveraineté des États. Ce sont ces principes qui ont guidé notre action tout au long de ces cinquante dernières années. C’est ce qui a dicté notre refus de l’intervention militaire étrangère lors de la crise libyenne hier et en Syrie ou au Mali aujourd’hui.
Cela dit, je pense que sur ce dernier dossier, les divergences entre l’approche algérienne et l’approche française ont été exagérées. Il n’y a aucune ambiguïté sur notre volonté commune de combattre le terrorisme et la criminalité transnationale. Je reconnais cependant quelques nuances dans la qualification des protagonistes de ce conflit.
C’est sans doute ce qui nourrit les reproches : hier intransigeants avec vos jihadistes, aujourd’hui plutôt conciliants avec ceux des autres…
On ne peut faire d’amalgame entre la situation qui prévalait en Algérie au cours des années 1990 et celle d’aujourd’hui dans le Nord-Mali. Depuis l’indépendance de ce pays, les Touaregs ont eu maille à partir avec le pouvoir central de Bamako, et les cinquante dernières années ont été marquées par une succession de rébellions. Les porteurs de cette revendication ne sauraient être mis sur un même pied que les terroristes et les narcotrafiquants. En revanche, ce qui est – de notre point de vue – non négociable, c’est l’intangibilité des frontières et l’unité territoriale du Mali.
Les revendications ne sont pas uniquement territoriales ou institutionnelles. Certaines portent sur la mise en oeuvre de la charia, qu’en pensez-vous ?
C’est une affaire malo-malienne. Quoi de plus normal pour une population musulmane à 98 % que d’introduire le droit musulman dans la législation nationale, à l’instar de ce qui se fait dans tous les pays musulmans, y compris au Maghreb ? C’est le point focal du dialogue que nous préconisons entre les populations du Nord et le pouvoir central à Bamako.
L’Algérie n’est pas convaincue qu’une solution exclusivement militaire mènerait le Mali à la paix et à l’unité
Mais comment gérer Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et le Mujao, porteurs de la même revendication ?
Nous n’avons pas attendu les événements de janvier 2012 [les premières attaques des indépendantistes contre l’armée malienne à Ménaka et à Aguelhok] et la crise dans le Nord-Mali pour prendre conscience de la menace jihadiste au Sahel. Au milieu des années 2000, nous avons alerté la communauté internationale, à travers le Comité contre le terrorisme de l’ONU, le Conseil de sécurité et tous les forums consacrés à la lutte contre ce phénomène, sur les tentatives de sanctuarisation d’Aqmi dans cette partie du Mali. Depuis cinq ans, la diplomatie algérienne mobilise toute son énergie pour obtenir la criminalisation des paiements de rançons contre la libération d’otages occidentaux détenus par les jihadistes, afin d’assécher leur source de financement. Nous n’avons cessé de dénoncer la collusion entre le terrorisme et le narcotrafic, aujourd’hui avérée. Et c’est encore l’Algérie qui, depuis trois ans, multiplie les efforts pour regrouper les pays du champ [Algérie, Mali, Mauritanie et Niger] afin de mettre en synergie leurs potentiels et de renforcer leurs capacités de faire face au péril terroriste et à la menace de la criminalité internationale. Dernier exemple en date : à notre initiative, six mois avant le début de la crise dans le Nord-Mali, en septembre 2011, Alger a abrité une importante conférence en présence des représentants des membres permanents du Conseil de sécurité, pour tirer une nouvelle fois la sonnette d’alarme.
Selon nous, la question du terrorisme doit être prise en charge par les pays directement concernés mais, face à un phénomène d’essence mondiale, la communauté internationale doit s’impliquer en renforçant les capacités des armées nationales et en contribuant aux opérations de développement économique de cette région pour éviter qu’elle ne serve de terreau aux jihadistes et aux trafics en tous genres.
Il n’empêche que votre approche semble excessivement prudente…
Prudente par rapport à quoi ? À l’intervention militaire ? L’Algérie n’est pas convaincue qu’une solution exclusivement militaire mènerait le Mali à la paix et à l’unité.
Notre souhait est de convaincre nos partenaires que la voie militaire doit être orientée vers la lutte contre le terrorisme. Elle doit cependant être accompagnée d’un processus politique, sous forme de dialogue entre les protagonistes maliens. C’est pourquoi nous nous félicitons que la résolution 2071 du Conseil de sécurité, adoptée le 12 octobre, se soit largement inspirée de notre approche.
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Propos recueillis à Alger par Cherif Ouazani