Pleinement versé dans l’exercice de son métier d’avocat “des procès durs”, Mokrane Aït Larbi, militant libre de toute attache partisane, reste néanmoins un observateur avisé de l’arène politique. Dans cet entretien, il fait notamment part de son analyse du projet de révision constitutionnelle et des enjeux de pouvoir sous-jacents.
Liberté : Nous sommes exactement à une année de l’élection présidentielle et à ce jour, on ne connaît pas encore les noms des candidats, sachant que dans les pays à tradition électorale démocratique, les postulants à la magistrature suprême sont connus des années avant. Par quoi expliquez-vous, chez nous, ce “retard” pour autant qu’on puisse le qualifier ainsi ?
Mokrane Aït Larbi : Justement, notre pays n’a pas de traditions démocratiques. Le président de la République a toujours été choisi par un groupe. La situation actuelle ne permet pas l’émergence de leaders charismatiques, compétents et intègres, capables d’imposer l’alternance. D’autre part, la plupart des chefs de parti politique, candidats potentiels à cette élection, ne sont même pas capables de faire le consensus au sein de leurs militants. Mais ne vous inquiétez pas, les candidats farfelus sont déjà connus et je peux vous en citer une dizaine. Quant au candidat qui sera président, il ne sera connu officiellement qu’en janvier 2014. C’est la tradition “démocratique” dans notre pays.
Une commission de révision de la Constitution vient d’être mise sur pied par le président de la République. Ce qui fait trois révisions pour un même président en quatorze ans. Est-ce une situation normale ? Cette révision est-elle si urgente que cela ?
Dans une démocratie et un État de droit, la révision de la Constitution ne se décide pas par un seul responsable. Elle est le résultat d’une longue réflexion et d’un débat public visant à asseoir la démocratie, garantir les libertés publiques et les droits de l’Homme, renforcer la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et le contrôle du gouvernement et des services de sécurité par le Parlement. Mais en Algérie, aucune révision précédente n’a visé cet objectif. Ce qui est urgent aujourd’hui, à mon avis, se résume dans l’abrogation des amendements de 2008 relatifs aux mandats et aux prérogatives du gouvernement. Le reste peut attendre car les problèmes des citoyennes et citoyens ne résident pas dans le texte de la Constitution en vigueur ni dans les lois. “Les réformes du Président” n’ont pas empêché la fraude électorale aux dernières élections. Cette fraude et l’absence d’élections libres sont un obstacle à la souveraineté du peuple, qui a toujours manifesté sa volonté de se donner des institutions démocratiques et des représentants compétents, crédibles et intègres, capables de régler les problèmes urgents, à commencer par ceux des plus défavorisés.
La commission est composée d’experts en droit constitutionnel. D’abord, est-ce que vous avez un commentaire sur la composante de cette commission ? Pourquoi une commission d’experts et non pas une commission composée de représentants de la classe politique et de la société civile ?
Je n’ai pas de commentaire sur la composante de cette commission car il ne s’agit pas de personnes. Toutefois, il est à rappeler qu’au moins un de ses membres est militant FLN et je ne vois pas comment concilier la rigueur d’experts et les intérêts partisans. La révision de la Constitution doit, à mon avis, être précédée d’un grand débat public sur les questions d’intérêt national, suivi d’un document de travail qui doit être soumis à une commission composée de représentants de la classe politique et de la société civile. Des experts indépendants interviennent, par la suite, pour la mise en forme et ce n’est pas à une commission d’experts, quelle que soit par ailleurs la compétence de ses membres, de décider de l’avenir de l’Algérie. La révision de la Constitution est d’abord un problème politique. Et ce n’est pas à un architecte de décider à la place du propriétaire de la maison. Malheureusement, nous constatons que la révision se prépare à huis clos et c’est une révision de plus qui ne vise que le maintien du système mis en place par la force en 1962.
Certains plaident pour un régime parlementaire, d’autres pour un régime semi-présidentiel, d’autres encore pour un régime présidentiel fort. Vous, en tant que praticien du droit mais surtout en homme politique, quel est le système qui convient en cette phase historique pour l’Algérie ?
Je plaide pour un système démocratique et un État de droit car le problème ne réside pas dans la nature du régime mais dans l’absence de la démocratie. Un régime présidentiel nécessite des institutions fortes et stables choisies librement par le peuple afin d’éviter le despotisme ; et le régime parlementaire passe par de grands partis politiques organisés pour éviter l’instabilité et par des élections libres. En l’absence d’institutions fortes et de partis politiques organisés, le régime semi-présidentiel peut faire éviter les inconvénients des deux autres régimes.
Même si la mouture finale du projet est en cours d’élaboration, des indiscrétions prêtent au président Bouteflika, qui a la prérogative d’amender la Constitution, le désir de créer un poste de vice-président. On parle aussi d’un retour à la limitation des mandats, alors qu’elle a été abolie en 2008. À quel calcul répondrait la création d’un poste de vice-président ? Et pourquoi le retour à la limitation des mandats ?
Je ne suis pas dans le secret du palais. À ce jour, la présidence de la République n’a pas publié le document de travail soumis à la commission, comme cela a été le cas en 1996, et la commission travaille à huis clos. Il m’est difficile de commenter “les indiscrétions”. Sur le fond, le problème ne réside pas dans le nombre de mandats, encore moins dans la création d’un poste de vice-président, mais dans l’élection du président. Lorsque le président de la République est choisi effectivement par le peuple, par des élections libres et ouvertes sans “candidat de consensus”, le nombre de mandats est secondaire. Mais dans un système comme le nôtre, où le président est choisi par quelques personnes, deux mandats sont largement suffisants.
Un quatrième mandat pour le président Bouteflika, physiquement diminué à cause de sa maladie, est-il dans l’intérêt de l’Algérie ?
Le problème, encore une fois, ne réside pas dans la maladie du Président mais dans le fonctionnement des institutions et le respect de la Constitution. Concernant un quatrième mandat, le Président ne s’est pas encore prononcé. Vu la charge de la fonction, quatre mandats, même pour un homme en bonne santé, et quels qu’en soient sa politique et son programme, c’est trop. Et un quatrième mandat n’est pas dans l’intérêt du Président lui-même. Je ne pense pas que le Président ait dit “tab djnanna” et “acha man arifa qadrahou” dans le but de briguer un quatrième mandat.
La Kabylie vient de célébrer le 33e anniversaire du Printemps berbère par des marches qualifiées de démonstration de “force” pour revendiquer l’officialisation de tamazight. Pensez-vous que le pouvoir est aujourd’hui assez mûr pour répondre favorablement à cette revendication ? Quelles conséquences éventuelles sur la cohésion nationale en cas de refus ?
Le Maroc a reconnu, par l’article 5 de la nouvelle Constitution, tamazight comme langue officielle, au même titre que la langue arabe, suivi par le nouveau régime libyen. Le pouvoir algérien est tenu aujourd’hui, même par calcul, de répondre à la revendication de plusieurs générations qui visent notamment la reconnaissance de tamazight comme langue officielle dans la prochaine Constitution.