Moines de Tibhirine enlevés et tués par le DRS : L’incroyable contre-enquête à charge de Canal+

Moines de Tibhirine enlevés et tués par le DRS : L’incroyable contre-enquête à charge de Canal+

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines trappistes du monastère de Tibhirine,à Médéa (80 km au sud ouest d’Alger), sont enlevés par un groupe armé. Le 21 mai, près de deux mois après leur enlèvement, le GIA (Groupe islamique armé) annonce avoir « tranché la gorge des sept moines ».Quinze ans après les faits, ce dossier continue d’empoissonner les relations entre l’Algérie et la France.

Dans ce crime, devenu une affaire d’Etat, deux thèses s’affrontent. La première veut que l’enlèvement puis l’assassinat des sept religieux soient l’œuvre des islamistes du GIA. La seconde impute le crime à la sécurité militaire algérienne, le DRS (Département de la sécurité et de la recherche).

Le journaliste Jean-Baptiste Rivoire, auteur de plusieurs enquêtes sur le sujet, revient cette semaine sur cette affaire avec un livre « Le crime de Tibhirine, révélations sur les responsables » (éditions La Découverte) et un documentaire « Le crime de Tibhirine ».

DNA a pu visionner le documentaire réalisé par Jean-Baptiste Rivoire avant sa diffusion dans la soirée du lundi 19 septembre sur Canal+.

Reconstitution des faits façon téléréalité, photos satellites, images d’archives (certaines inédites), témoins s’exprimant à visage découvert ou campés par des acteurs, documents des services de renseignements français déclassifiés, le documentaire de Canal + est une contre-enquête à charge.

Récit habilement construit

Son postulat de base étant que les moines de Tibhirine ont été enlevés puis tués par le DRS, le journaliste soutient son argumentaire essentiellement par quatre témoignages clé.

Le récit de l’enlèvement puis de l’assassinat des sept trappistes est habilement construit pour soutenir la thèse de l’implication directe de la sécurité militaire algérienne dans cette affaire.

Voici le récit de l’affaire tel que raconté dans cette contre-enquête.

Les témoins

Le premier est Abdelkader Tigha, ancien officier au CTRI (Centre territorial de recherche et d’investigation) de Blida, aujourd’hui réfugié à Amsterdam.

Auditionné en novembre 2010 par le juge d’instruction Marc Trevedic, chargé de l’enquête sur l’assassinat des moines, Tigha avait déjà accusé les services algériens d’avoir organisé le rapt des moines.

Les trois autres témoignages n’ont jamais été portés à la connaissance du public.

Le second témoin est Karim Moulay, ancien agent de la sécurité militaire qui a trouvé refuge depuis 2002 à Glasgow, en Ecosse.

En poste à Alger au moment des faits, Moulay était chargé « d’espionner » journalistes, ambassades, universités et entreprises. Son témoignage, pour autant qu’il soit vrai, est proprement hallucinant.

Le troisième témoin est « Rachid », un autre transfuge du DRS. Pris de « remords », celui-ci affirme avoir participé à l’enlèvement des sept moines.

Rencontré par l’équipe de Canal + dans un hôtel en Suisse, Rachid n’a pas souhaité être identifié dans le documentaire. Son rôle sera donc campé par un acteur.

Enfin, le quatrième témoin clé est le lieutenant « Kamel ». Lui dit également être officier au CITRI de Blida au moment de l’enlèvement des sept religieux.

Les moines de Tibhirine

Installés dans le monastère de Tibhirine, fondé en 1938, les religieux qui appartiennent à l’ordre des trappistes s’y consacrent aux prières et au travail de la terre. Au cœur de la guerre qui fait rage en Algérie au milieu des années 1990, les moines refusent de quitter les lieux. Au grand dam des autorités algériennes.

Pourquoi ?

Explication de Jean-Baptiste Rivoire : les généraux Mohamed Médiene, dit Toufik, et Smaïn Lamari, patrons de la sécurité militaire, étaient excédés par la bienveillance des moines à l’égard des islamistes et par leur refus obstiné de quitter la région. De plus, les religieux sont soupçonnés de soigner les terroristes à l’intérieur même du monastère.

C’est ainsi qu’Alger saisit officiellement en octobre 1994 le Vatican et l’ambassade de France pour dénoncer le refus des moines de bénéficier d’une protection de l’armée et pour leur demander « d’envisager la fermeture momentanée du monastère ».

Dans la lutte qui oppose les islamistes aux services de sécurité, les moines deviennent plus que des acteurs encombrants, ils sont des soutiens aux groupes armés.

Abdelkader Tigha témoigne : « On avait toutes les informations sur eux. Les aveux de repentis interrogés indiquaient que les moines recueillis des terroristes pour des soins. Pour le CTRI, il fallait qu’ils bougent. »

Les objectifs derrière l’enlèvement des moines

Face au refus des moines de quitter le monastère, il fallait donc les y déloger. Comment ?

Début mars 1996, le général Smaïn Lamari, affirme Rivoire, « aurait organisé un faux enlèvement des moines de Tibhirine avec trois objectifs : les contraindre à quitter la région, discréditer au passage les islamistes et obtenir la reconnaissance de la France en faisant libérer les otages par l’armée. »

Karim Moulay : « Leur plan était de négocier avec la DST et la DGSE, d’obtenir un soutien plus ferme de la part de la France, puis d’ordonner à Zitouni (Djamel Zitouni, chef du GIA, NDLR) de libérer les moines. »

La préparation de l’enlèvement

Pour préparer le terrain à cet enlèvement, il était donc nécessaire de nettoyer les maquis de Médéa. C’est ainsi, explique le journaliste, que le 21 mars 1996 l’armée déclenche une opération de ratissage dans les environs du monastère avec le concours des parachutistes.

Le lieutenant « Kamel », ancien militaire au CITRI de Blida, détaille les raisons pour lesquelles l’armée a reçu l’ordre de ratisser le secteur du monastère juste avant l’enlèvement.

« Le but est de faire évacuer les vrais islamistes de ces maquis, dit-il. Quand il y a un ratissage, ils sortent des casemates, ils vont partir dans les montagnes. Le but est que les vrais islamistes s’en aillent pour qu’on fasse notre travail. »

Vers le dimanche 24 mars, 48 heures avant l’enlèvement, Smaïn Lamari se serait rendu à la caserne de Blida pour « un dernier briefing avec ses agents infiltrés. »

L’officier Tigha était dans la caserne ce jour-là. Il affirme que le général Lamari « est venu pour planifier l’opération entre eux.»

Smaïn Lamari au CRTI de Blida

Karim Moulay, lui, donne des détails plus ou moins précis. « J’étais à cette dernière réunion, affirme-t-il. C’était deux ou trois jours avant l’enlèvement. J’ai conduit mon chef Kherfi (Abdelkader Kherfi, un des patrons du DRS, NDLR), il y avait aussi le colonel M’henna Djebar, le patron du CTRI et d’autres officiers, je ne sais plus qui. Il y avait un officier de haut rang et je crois que c’était Smaïn Lamari. 48 heures plus tard, le kidnapping a eu lieu. »

L’enlèvement

Rivoire raconte. Le soir du 26 mars 1996, dans la cour du CTRI de Blida des officiers préparent des fourgons banalisés. Vers 21 heures, ils quittent la caserne, puis embarquent les agents infiltrés chargés d’enlever les moines.

Vers 22 heures, ils auraient déposé les agents infiltrés dans les gorges de la Chiffa. Habillés comme des islamistes, ils auraient rejoint dans la montagne un groupe de vrais insurgés lesquels ignoraient tout de la manipulation.

A ce stade du récit, intervient Rachid, un membre du commando qui a participé à l’opération.

Rencontré dans un hôtel à Genève, Rachid refuse que son nom soit cité, ni même que sa silhouette soit montrée à la télé. Son témoignage sera donc livré par un acteur.

Rachid connait la caserne du CITRI de Blida. Quand le journaliste lui montre les plans de la caserne, il reconnait tout des lieux. « La salle de torture, l’électricité, le chalumeau, la perceuse…»

Rachid confirme alors que le commando qui a procédé à l’enlèvement comprend des agents du DRS infiltrés sur ordre de Lamari et de vrais islamistes.

L’assaut

L’assaut contre le monastère est donné à 1h15 du matin. Les moines sont embarqués en direction de la Citadelle, un hôtel abandonné dans les gorges de la Chiffa. Sur place, il y a avait des tracteurs, des chevaux, des camions. Des moyens de transports destinés, selon Rachid, à convoyer les otages vers le QG de Djamel Zitouni, l’émir du GIA.

Au bout de quatre jours et demi de parcours, Rachid et ses complices, atteignent R’mili, prés de Bougaa. Les moines sont alors confiés à Ammari Saidi, alias Abderazak El Para. Rachid soutient que ce dernier est officier du DRS ayant rejoint le GIA, comme infiltré, et devenu bras droit de Zitouni.

Les otages sont désormais entre les mains de Djamel Zitouni.

Que deviennent les moines ?

Fin mars 1996, après avoir été livrés à Zitouni, les moines auraient été séquestré à R’mili.

Mais début avril, les sept religieux auraient été déplacés à Alger. Une note confidentielle de la DGSE, déclassifiée, indique que le « 2 avril, une source dont la fiabilité n’a pas pu être établie, les religieux seraient détenus par la sécurité militaire à Alger. »

Le 8 avril, une autre note de la DGSE, indique que les moines « se trouveraient dans une villa des hauteurs de Belcourt (banlieue d’Alger), sous le contrôle de la direction du contre espionnage algérien (DCE). »

Les soupçons convergent vers le DRS

Moins d’un mois après l’enlèvement des moines, les soupçons convergent vers une implication directe de la sécurité militaire algérienne. Les deux notes de la DGSE en sont des preuves. Les services de renseignements algériens se retrouvent dans de beaux draps. Comment désamorcer la bombe?

Karim Moulay a son explication : « Mon boss était très en colère, très contrarié. Selon lui, l’opération avait foiré. Il y avait plusieurs problèmes. D’abord les deux moins survivants qui risquent de parler car ce n’était pas une opération improvisée, mais très professionnelle, très bien coordonnée. Les deux moines qui avaient échappé au rapt, ils allaient deviner que ce n’était pas un coup des islamistes. Il y avait de vrais islamistes dans le commando, mais Djamel Zitouni, lui bossait pour le DRS. (…) Tout cela tracassait mes chefs, tout cela provoquait une crise. »

Le lieutenant Kamel n’en dit pas moins. « Les hauts gradés disaient que l’affaire a été découverte. »

Le rôle de Marchiani

Pour tenter de faire libérer les moines otages, le gouvernement français entreprend alors une tentative de négociations avec les ravisseurs. Cette mission est confiée à Jean Charles Marchiani, préfet du Var et conseiller de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. Le président Jacques Chirac donne son aval.

Le journaliste et écrivain, René Guitton, auteurs de deux livres sur l’affaire des moines, témoigne devant les caméras de canal+.

Il affirme que Marchiani avait réussi à établir un contact avec les ravisseurs, obtenu la promesse que les témoins allaient être libérés. Ces derniers devaient ainsi être acheminés vers les frontières algériennes sous haute protection avant d’être exfiltrés en France.

La preuve de vie

Mais pour pouvoir négocier, il faut une preuve de vie des moines. 25 jours après l’enlèvement, la preuve arrive par le biais d’un enregistrement audio dans lequel les otages affirment être en vie et entre les mains du GIA.

A la fin de l’enregistrement daté du 20 avril 1996, une voix parle en arabe. Cette voix, Rachid l’identifie. : « C’est la voix de Saifi, je le connais très, très bien. »

Karim Moulay en connait davantage sur les liens d’El Para avec le DRS : « El Para c’est un type de l’armée. Il n’est pas devenu un islamiste, il a reçu l’ordre de devenir un islamiste. Il a été infiltré au GIA sur ordre du DRS. »

Les négociations directes avec le GIA

Pour les autorités françaises, affirme Rivoire, il existe de plus en plus d’indices faisant croire à l’implication des services de Smaïn Lamari derrière l’enlèvement des moines.

Le Quai d’Orsay suggère alors de négocier directement avec le GIA, à l’insu des services algériens.

C’est ainsi que le 25 avril, un officier de la DGSE se rend à Alger pour établir les contacts avec le groupe des ravisseurs. Sur place, les Algériens découvrent que l’officier français cherche à négocier dans leurs dos.

Pour Karim Moulay, cela pose un énorme problème pour le DRS. « Parce que Zitouni travaillait pour le DRS. Toute l’opération risquait de devenir un fiasco. »

Comment faire alors ? Dans ce contexte, les patrons de la sécurité militaire algérienne décident d’en finir avec les moines. Il fallait donc les tuer.

La mise à mort des moines

Karim Moulay encore : « Je l’ai su par mon boss. Ils furent tués vers le 26 ou le 27 avril. Pile un mois après leur enlèvement. »

Pourquoi tuer les moines ? Moulay croit le savoir : « Ils les ont tués parce qu’un après une réunion de crise à Blida, ils n’avaient plus le choix. Plus d’échappatoire. S’ils étaient libérés, ils allaient parler…»

La décision d’éliminer les moines étant prise, il fallait passer à l’acte.

Comment ? Selon Karim Moulay, la mission est confiée à un commando de la sécurité militaire dépêché de la caserne de Ben Aknoun, sur les hauteurs d’Alger. Son récit est proprement hallucinant. Il raconte les détails de la tuerie.

« La meilleure option était de le faire par un groupe opérationnel que nous avions envoyé d’une caserne à Ben Aknoun. Avant une opération, ils prenaient de l’alcool, prenaient des drogues et je crois aussi qu’ils mélangeaient des trucs bizarres avec la drogue. Ils s’absentèrent 3 jours. Ils ont dit qu’ils ont une mission à Blida. Il y’en 4 d’entre eux, c’étaient des types avec qui je travaillais. Je vivais avec eux. On partageait beaucoup de choses. Ils m’ont rien dit avant, ils m’ont parlé après. Ils m’ont dit ils l’ont fait. On les a tués. A l’intérieur du CTRI de Blida. »

Karim Moulay affirme au journaliste qu’il connait les noms des 4 présumés tueurs des moines.

On ne saura pas qui sont-ils.