Moi, femme bouchère en Algérie : une dame de fer dans un métier d’homme

Moi, femme bouchère en Algérie : une dame de fer dans un métier d’homme
femme-bouchere

Depuis 1987, Bent Meziane (fille de Meziane) comme elle se nomme elle-même, exerce le métier de bouchère. Dans sa coquette boutique de la banlieue d’Alger, elle retrace, entre deux commandes, son parcours et sa vision de femme-boucher.

De l’extérieur, la « Boucherie par excellence » implantée dans le quartier de Bordj el Bahri, à l’est d’Alger, ressemble à n’importe quelle autre. Des photos de bovins montés sur deux grands panneaux « viande fraîche » et « viande locale » ornent la façade du magasin. Mais une fois gravis les quatre marches d’escalier, puis poussé le rideau en plastique blanc, c’est un univers intégralement féminin que le client découvre.

Fichus colorés autour de la tête, tabliers rouges autour de la taille, Bent Meziane, la patronne, et « sa frangine », telle qu’elle la surnomme, s’activent derrière le comptoir.

bouchère alger intérieur

Devenue bouchère par la force des choses, Bent Meziane a tout appris du métier par elle-même ; elle est fière de connaitre le nom des 77 pièces composant le veau.

Après un systématique « As salam aleykoum wa rahmatoulah » (paix et miséricorde sur vous) en guise de salut, Bent Meziane, proche de la cinquantaine prend la commande, l’exécute, l’emballe, l’encaisse, remercie le client avant de le quitter par un chaleureux « beslama » (au revoir). Aux habitués, elle ne manque jamais de demander des nouvelles de « madame », « des enfants » ou encore « de maman », en leur remettant le paquet.

« Les premières fois, les gens sont toujours surpris quand ils me voient », concède la propriétaire dont la carrure imposante et la voix grave impressionnent au premier contact.

« Ils pensent souvent que je ne suis qu’une vendeuse et que je ne traite pas la viande » poursuit-t-elle avec son dialecte algérois à la fois simple et haut en couleurs.

« La preuve, hier, un nouveau client s’est présenté gêné en me disant que des gens l’ont envoyé ici, à la boucherie des femmes. Il a commandé un morceau de poulet en ajoutant : « Désolé, vous me le découpez ? » Je lui ai répondu : Vous le découpez ? Qu’est-ce que je fais ici moi, c’est sûr que je vais vous le couper ! ». Le tout raconté avec une malicieuse bonhommie. C’est que, sous des dehors rugueux, Bent Meziane déborde d’affabilité.

Un jeune homme, présent dans la boutique, confirme l’impression première d’étonnement de nombreux clients. « J’ai été surpris de trouver des femmes derrière le comptoir, on n’a pas vraiment l’habitude de voir ça en Algérie », admet-il en attendant sa commande. « Mais on s’y fait rapidement ».

Près de lui, un habitué plus âgé acquiesce, tout en énumérant d’autres qualités à cette boucherie de bouchères. « J’apprécie la salubrité, la propreté et la rigueur dans le travail, meilleur qualité, meilleur prix, c’est maîtrisé et on est toujours bien servi ».

bouchère alger frangine

Sa cadette de quelques années, « la frangine » de Bent Meziane, telle qu’elle la surnomme affectueusement, travaille avec sa grande soeur à la boucherie.

Conseillère

En plus de ces atouts partagés par toutes bonnes boucheries, Bent Meziane, qui a ouvert son propre registre de commerce en 1987, met volontiers ses trois décennies de métier au service de ses clients. En particulier les plus jeunes.

« Lorsqu’un nouveau marié rentre dans une boucherie, il est souvent gêné car il ne sait pas quoi acheter », raconte la propriétaire de la « Boucherie par excellence » vêtue d’un chemisier mauve pastel. « Comme j’ai l’habitude, quand il me dit, donnez-moi un morceau de viande, je lui demande systématiquement c’est pour quoi faire », témoigne celle qui se présente, fièrement, comme « la première femme bouchère en Algérie ».

« Il y en a beaucoup qui ont honte au début, ils pensent que « je veux rentrer dans leur marmite », comme on dit en derja pour exprimer le fait de s’immiscer dans la vie privée. Je lui précise que c’est pour savoir quoi lui donner, alors il me décrit le plat et je lui donne des conseils sur la préparation, la cuisson, etc. ».

Héritage paternel

Si Bent Meziane est devenue bouchère, c’est par la force des choses.

« Enfant, j’aidais mon père, Allah yerahmou (paix à son âme), à la boucherie », se remémore-t-elle. « Puis il est tombé malade et je l’ai remplacé. Là, ça a été l’entrée grandiose », déclare la patronne avec un visage rayonnant.

En dépit de l’obligation familiale, elle embrasse sa carrière de bouchère avec détermination. Si bien que ce métier, au départ contraint, devient une véritable passion.

bouchère alger vase

Toujours accueillante et soucieuse du service, Bent Meziane soigne ses clients qui le lui rendent bien en lui offrant de petits cadeaux qu’elle expose dans sa boutique.

« Demandez à un boucher combien il y a de pièces dans un veau » défie-t-elle, « il ne saura pas répondre ou les connaîtra grosso-modo ». « Tandis que moi je peux vous dire qu’il y a 77 pièces et je les connais toutes : la tranche, la semelle, la pâtissière, la surprise, etc. » détaille-t-elle, non sans fierté. Son métier, c’est sur le terrain qu’elle l’a appris. En observant son père, au début, et les bouchers professionnels, par la suite. Sur internet aussi, la bouchère de Bordj el Bahri a puisé de précieuses ressources dans les vidéos Youtube.

« Je ne peux pas rester comme ça, à l’aveuglette » commente-t-elle, comme pour justifier ce recours au virtuel. « Quelqu’un vient, me demande ce qu’est cette pièce et je ne sais pas lui répondre. Pour moi c’est « 3ib » (honteux) ».

Intégration

Rare, voire probablement unique femme à arpenter le marché à bestiaux d’El Harrach puis les Abattoirs de Ruisseau à Alger – quand « l’achevé » a pris le relai « de la vente sur pied » dans les années 90 – Bent Meziane dit qu’elle a été plutôt bien aidée et acceptée par ses confrères. Notamment grâce à sa filiation : « Comme ils connaissaient mon père qui a toujours été honnête avec eux, ils m’ont beaucoup aidé ».

bouchère alger époque

Même si le titre d’artisan-boucher, utilisé à l’époque de son père, a aujourd’hui disparu, Bent Meziane revendique toujours la technicité de ce « métier exigeant ».

Que ce soit à El Harrach ou à Ruisseau, ils l’accueillent, lui montrent les « astuces » du métier – comme reconnaître quand un mouton est gros ou non – et la protègent même des vendeurs mal intentionnés. « Ils leur disaient « attention, tu l’arnaques ». Puis, petit à petit, ils ajoutaient « attention, tu l’arnaques, elle s’y connaît, elle est du métier »», relate la patronne de la « Boucherie par excellence ».

« Ils m’ont accepté sans problème », témoigne celle devenue au fil des années la plus célèbre des bouchers d’Alger. « A Ruisseau, si tu dis la femme bouchère, tout le monde me connaît, du plus jeune au plus ancien, wellah, (je te jure) », s’enorgueillit Bent Meziane. « Maintenant je commande même par téléphone sans payer avant ».

Signe supplémentaire de son insertion réussie : le surnom dont elle a été affublée. « Il y en a un, à chaque fois qu’il me voit à Ruisseau, il me salue en m’appelant « mra hedidiya » (femme de fer) et on rigole ».

Dommage

A la question de la relève, Bent Meziane sourit d’un air gêné. Sans enfant, la propriétaire de la « Boucherie par excellence » n’envisage pas de futur à sa boutique, le jour où elle prendra sa retraite.

« C’est dommage, c’est dommage mais Allah Ghaleb (je n’y peux rien) » commente-t-elle seulement, pressée de passer à un autre sujet. Elle sait, et le répète régulièrement, que « le métier de boucher est dur ». L’exigence de la profession, la concurrence de l’industrialisation associée à la cherté de la viande rendent les conditions de travail difficiles.

Malgré tout, Bent Meziane aime toujours autant son métier. En témoigne sa définition de l’artisan-boucher. « A l’époque de mon père, paix à son âme, on disait c’est un artisan-boucher. Mais, en Algérie, ils nous ont enlevé ce titre. C’est dommage parce que artisan-boucher, ça veut beaucoup dire : ça montre la technicité du travail », regrette la patronne. Avant de lancer : « La boucherie, pas n’importe qui peut l’exercer, c’est un beau métier ! »

Cet article fait partie du dossier “ questions de genre” initié et publié par le site des cultures méditerranéennes Babelmed en collaboration avec les médias du fonds EBTICAR (Radio M en Algérie, Tunisie Bondy Blog et Inkyfada en Tunisie, Mashallah News, Frame et Enab Baladi au Liban, , Mada Masr en Egypte et Arablog) soutenu par l’Union européenne et CFI.