Mohamed Gharbi «Ce n’était pas un acte de vengeance»

Mohamed Gharbi «Ce n’était pas un acte de vengeance»

Mohamed Gharbi est parmi les siens. Dix ans après les faits, l’homme revient sur les raisons qui l’ont mené à tuer Ali Merad. Pour Mohamed Gharbi, le terroriste repenti n’aurait jamais dû être armé, puisqu’il avait bénéficié des dispositions de la Concorde civile. Aujourd’hui, Gharbi est persuadé qu’il a été victime d’une cabale judiciaire orchestrée par le courant islamiste.

Le Soir d’Algérie : Dans quelles conditions avez-vous appris votre libération le 5 juillet dernier ?

Mohamed Gharbi : Très simplement, le directeur de la prison est venu me dire que j’étais libre. En fait, le sentiment de liberté je l’ai ressenti réellement au mois de décembre dernier, lorsque la condamnation à la peine capitale a été commuée en 20 années de réclusion.

Qu’avez-vous ressenti lorsque des jeunes avaient décidé de lancer une initiative pour soutenir votre cause ?

Ces jeunes sont la richesse de l’Algérie. Moi je fais partie de l’ancienne génération, mais je suis rassuré car la nouvelle génération a reçu une excellente éducation. Ils sont notre fierté. Je ne peux pas exprimer mon bonheur. Grâce à eux, même en prison je me sentais libre. Lorsque je les ai vus la première fois, le jour de ma sortie de prison, ils m’ont redonné confiance en moi.

Au courant du mois de novembre dernier, pourquoi avez-vous fait une grève de la faim ?

Un jour, mon fils Mourad vient me rendre visite à la prison de Khenchela et il me montre un tee-shirt de LMG. Je me devais absolument de répondre à ces jeunes. J’ai commencé à réfléchir à la meilleure manière de leur exprimer ma gratitude. J’étais heureux de voir qu’il y avait encore des hommes en Algérie. Pour moi, c’est comme si j’étais libre. Je n’ai pas voulu m’exprimer par écrit. J’ai donc décidé de ne plus manger, de faire une grève de la faim. Je voulais faire de mon corps une missive.

Peut-on revenir en arrière, en février 2001 ? Pouvez-vous nous raconter comment s’est déroulée la confrontation avec Ali Merad ?

Tout a débuté au début du mois de février. Je me suis rendu à l’enterrement d’un compagnon d’armes, le moudjahid Noubli Zine. Avant de sortir, mon épouse m’a demandé de prendre ma kalachnikov. Je lui ai répondu que ce n’était pas la peine car je devais être rejoint par un ami qui est lui-même armé. Il avait proposé de me protéger. Au domicile de Noubli Zine, il y avait les moudjahidine de la région et les autorités locales, civiles et militaires. Le défunt Chérif Messaâdia était, lui aussi, parmi nous. Ce jourlà, il avait tenu à rester en compagnie des moudjahidine. Nous avions eu une discussion très franche. En sortant, j’ai salué le frère de Noubli Zine et trois de ses cousins, ils avaient insisté pour que je passe la nuit chez eux. Je me suis excusé et je suis rentré chez moi en marchant. En fait, il était assez tard et pour toute arme, je n’avais que mon poignard. Cette nuit-là, il pleuvait à torrent. Arrivé au niveau du complexe sportif de Souk-Ahras, j’ai remarqué qu’une voiture était garée en contrebas, près du rond-point. La situation m’avait paru suspecte. Un homme est soudain sorti de derrière un arbre. Il avait une longue barbe. Il s’est mis face à moi et m’a traité de taghout (apostat).

Qui était cette personne ?

C’était Ali Merad, je l’avais reconnu. Il était accompagné de deux autres personnes. Face à cette situation, j’ai sorti mon poignard pour me défendre. Ali Merad a dégainé un pistolet automatique. J’ai fait en sorte de garder mes distances. Après quoi j’ai décidé de courir très vite vers la brigade de gendarmerie située non loin de là. En fait, Ali Merad aurait pu me tuer. Mais avec du recul, je suis arrivé à la conclusion qu’il voulait m’avoir vivant, il n’avait pas pris le risque de faire usage de son arme à proximité de la brigade de gendarmerie. Son objectif était de me kidnapper. Une fois arrivé chez moi, j’ai pris ma kalachnikov et je suis monté à la terrasse. Mon épouse était étonnée de me voir dans cet état. J’ai tenté de la rassurer. Sans succès. J’ai fini par tout lui raconter. Elle m’en a voulu car je n’avais pas pris la précaution de prendre mon arme avant de sortir. A mon avis, si j’avais eu cette arme sur moi, ma kalachnikov, je les aurais tué tous les trois.

Qu’avez-vous fait par la suite ?

J’ai écrit des lettres aux autorités, une au chef du secteur militaire de Souk-Ahras et une autre au chef de Sûreté de wilaya. Elles sont datées du 2 février. Je leur ai expliqué tout ce qui s’était produit la veille. Et je leur ai fait comprendre que s’ils ne prenaient pas les dispositions nécessaires, je tuerai Ali Merad au bout du huitième jour. Ils étaient prévenus. Le délai prendrait effet à partir du lendemain, le 3 février. J’avais dit que ce serait ou lui ou moi. Le délai est finalement arrivé à expiration. Le huitième jour, je me suis réveillé tôt. J’ai demandé à mon épouse de préparer un café. J’ai été franc avec elle, je lui ai fait part de mes intentions. Elle m’a déconseillé de le faire, elle m’a dit que je finirai en prison. Je lui expliqué que c’était une question d’honneur. Avant de sortir, je lui ai demandé de prendre soin de nos enfants si je venais à mourir. Je me suis rendu à la cité des 1 500 logements, le quartier de Ali Merad. Je me suis installé à la terrasse d’un café situé à proximité de l’immeuble où il habitait. J’étais sur place à 7 h 30. A 8 h 45, j’ai vu son père sortir de chez lui. Je connaissais son père car nous étions ensemble au maquis. Il savait aussi que j’étais chef des patriotes de Souk-Ahras. Je pense qu’il avait peur pour son fils qui était terroriste. A chaque fois qu’il me rencontrait, il me disait : «Mohamed, s’il te plaît, épargne mon fils Ali. Ne te salis pas les mains. Laisse-le tourner comme un chien jusqu’au jour où il mourra tout seul.» Mais ce jour-là j’étais décidé à en finir. J’avais fait en sorte de rester discret afin que personne ne me reconnaisse. Ali Merad a fini par sortir de chez lui. Mais il n’était pas seul, il y avait un enfant avec lui. C’était son neveu, il me semble. Je n’avais aucune intention de faire du mal à cet enfant. Il n’avait rien à voir dans cette histoire. Ils ont marché ensemble en direction du marché. Puis, après avoir parlé avec l’enfant, Ali Merad a fait demi-tour tout seul. Je l’ai laissé me dépasser, après cela j’ai crié : «Surtout ne bouge pas, sinon je te découpe en deux. Toi qui as pris l’habitude de tuer des hommes, tu es maintenant entre les mains d’un homme.» Il n’a rien dit. Sa barbe n’arrêtait pas de trembler. Ensuite j’ai ajouté : «Au nom des martyrs et du peuple algérien» et je lui ai tiré dessus. J’ai tiré 26 balles. Soudain, lorsqu’il est tombé par terre, des femmes se sont mises au balcon et ont commencé à lancer des youyous. Certaines criaient «tahya djebha islamya» (vive le Front islamique du salut, FIS). Pour eux, il était mort en martyr. A mon tour, j’ai crié «tahya djebhat etahrir (vive le Front de libération nationale, FLN). Vive le peuple algérien». Je leur ai dit qu’il n’était qu’un terroriste et qu’ils devaient se souvenir du jour où Ali Merad était venu à cet endroit même pour tuer trois jeunes de leur quartier. Pour moi, le sang de Ali Merad ne devait pas couler sur la terre de l’Algérie. Alors, j’ai enlevé la plaque d’une bouche d’évacuation d’eau de pluie et je l’ai mis dedans. En le tirant, j’ai vu qu’il était armé. Il avait son pistolet automatique autour de la ceinture. Un beretta. J’ai tiré son arme et je l’ai montré aux gens du quartier. «Regardez, il est armé. C’est un repenti, il ne doit pas être armé», leur ai-je dit. Ensuite, des policiers sont arrivés. Puis les gendarmes. J’ai choisi de me rendre aux gendarmes. Très vite, tout le quartier a été bouclé par les services de sécurité. Une fois avec les gendarmes, j’ai interpellé un des officiers, je lui ai demandé qui avait donné une arme à Ali Merad. Il n’a pas voulu me répondre. J’ai posé la même question au commandant du secteur militaire. Il ne m’a pas répondu non plus. Finalement, l’officier de gendarmerie a fini par avouer que c’était le commandant du secteur qui avait donné cette arme au repenti. Pour moi, c’était un acte de traîtrise. Ali Merad allait me tuer avec une de nos armes. Finalement, cet homme avait une arme, un talkie-walkie et un véhicule fourni par l’Etat. Le wali était également présent. Il a demandé au responsable du secteur et au chef de Sûreté de wilaya si, effectivement, je les avais saisis officiellement après l’embuscade que m’avait tendue Ali Merad huit jours auparavant. Ils ont répondu par l’affirmative. Il s’est emporté, il ne comprenait pas pourquoi il n’avait pas été mis au courant de cette affaire. Par la suite, les gendarmes m’ont mis un gilet pare-balles. J’ai passé la nuit dans leur caserne. Le lendemain, j’ai reçu la visite du commandant de groupement, qui est un ami. Il m’a expliqué que j’allai être présenté au juge d’instruction. Je lui ai alors affirmé que je souhaitais d’abord voir mes enfants avant l’audition. Il a accepté. Des gendarmes sont allés les chercher. Une fois avec moi, je leur ai demandé de faire preuve de courage et que je faisais confiance en la justice de mon pays. Je leur ai expliqué qu’il y aura des gens pour les aider. Ils devaient comprendre que dans des situations pareilles, lorsque son honneur et l’honneur de l’Algérie sont en jeu, il faut assumer ses responsabilités. Ensuite, les gendarmes m’ont emmené au tribunal où m’attendait le juge d’instruction. Je me souviens avoir demandé à fumer une cigarette et à prendre un café avant de débuter l’audition. C’est étrange, car je n’avais jamais fumé de ma vie. Le magistrat n’y a vu aucun inconvénient, il a même demandé au greffier de m’apporter un paquet de cigarettes, un café et une bouteille d’eau minérale. Avec nous, dans la pièce, je me souviens qu’il y avait une autre personne qui prenait des notes. Elle est restée silencieuse. Mais je n’ai pas osé demander qui elle était. L’audition a débuté au bout de la troisième cigarette.

Que ressentiez-vous à ce moment-là ?

Pas de la peur. J’ai expliqué au juge d’instruction que je n’avais pas peur. Je lui ai tout raconté, dans le détail. Puis j’ai signé la déposition. Avant de sortir, il m’a salué. Puis il a donné instruction pour que l’on me laisse mes cigarettes à l’intérieur de la prison. Je dois dire qu’à la prison de Souk-Ahras, tout le monde a été très correct avec moi, la direction, le personnel et les prisonniers.

Comment avez-vous vécu la condamnation à 20 ans de prison ferme ?

J’étais confiant. J’avais foi en Dieu. Pour moi, l’essentiel était d’être dans mon pays. Mais les difficultés sur le plan physique ont débuté au bout de la cinquième année de détention. Je ne dormais plus. J’ai été très malade. Je n’arrivais plus à me nourrir, je ne buvais que de l’eau. Les cinq dernières années ont été très difficiles. Je voulais mourir. Je priais Dieu. Je ne voulais pas mourir de maladie.

Par la suite, comment avez-vous réagi lorsque le verdict de la peine capitale a été prononcé ?

Je n’ai pas eu peur. Lorsque la juge a prononcé le verdict, je lui ai répondu que j’allais enfin rejoindre mes compagnons qui sont tombés au champ d’honneur. Elle devait comprendre que j’étais «fel faïda», que la logique aurait voulu que je meure durant la guerre de Libération. Le procureur a rigolé en entendant ça. La juge me prenait pour un fou. Je lui ai dit que j’avais foi en le peuple algérien. Lors de l’audience, il y avait de nombreux islamistes dans la salle. Ils criaient : «Peine capitale, peine capitale». Il y avait une grande pression sur la juge.

Selon vous, pourquoi la peine de 20 années de réclusion s’est-elle transformée ensuite en prison à perpétuité puis en peine capitale ? Quelle est la raison de cet acharnement ? Qui est derrière cela ?

Pour moi, c’est le FIS (les islamistes, ndlr) qui est derrière ça. Ils sont présents partout. Ils sont dans l’Etat. J’ai fini par comprendre que certains hauts responsables sont des traîtres. On leur a donné le pouvoir. Mon affaire avait bien été étudiée. Mais, fort heureusement, des patriotes, de vrais nationalistes, ont été scandalisés par ces verdicts. Je le sais. Lors du premier jugement, le parquet n’avait même pas fait appel. C’est moi qui ai introduit l’appel.

Quand avez-vous pris la décision de prendre les armes pour devenir patriote ?

C’était en octobre 1994. Mon groupe était constitué de 140 patriotes. Il y avait un groupe dans pratiquement tous les quartiers de Souk- Ahras. Nous organisions des ratissages entre groupes de patriotes. Personnellement, je n’ai demandé aucune rétribution.

Qui était réellement Ali Merad ?

C’était un terroriste, un tueur. Il a tué plusieurs de mes amis, d’anciens moudjahidine. Un jour, il a massacré trois moudjahidine. Lui et ses hommes les avaient déshabillés avant de les massacrer à coups de hache. Nous les avons retrouvés le lendemain, dans un poulailler désaffecté. La scène était effroyable.

Il était membre de l’Armée islamique du salut…

Oui. Au début, les terroristes étaient tous membres d’un même groupe. Puis ils se sont divisés. Certains sont restés au sein de l’AIS, d’autres ont rejoint le GIA ou El Hidjra oua el Tekfir. Le groupe de Ali Merad activait surtout dans les régions de Aïn Senour d’El Tarf et de Annaba. Souk-Ahras servait de zone de repli et de repos.

Est-ce que Ali Merad représentait une menace pour vous ?

Je sais qu’il était décidé à me tuer. Lorsqu’il m’a menacé avec son arme, j’étais persuadé qu’il n’abandonnerait pas et qu’il me poursuivrait. C’est pour cela que j’avais tenu à prévenir les autorités avant. Ce n’était pas un acte de vengeance.

Qu’avez-vous pensé lorsqu’il s’était rendu dans le cadre de la Concorde civile ?

C’est une trahison. Au début, j’étais heureux car cette initiative devait redonner espoir et paix. J’avais soutenu la Concorde civile. Mais les terroristes devaient déposer les armes. Ce n’était pas le cas.

Qu’allez-vous faire maintenant que vous avez enfin retrouvé la liberté ?

Je vais juste vivre libre dans mon pays. C’est un retour à la vie. Une seconde indépendance. L’Algérie restera digne, il ne lui arrivera rien. Pour ma part, j’ai la conscience tranquille. J’ai commis un acte en connaissance de cause. J’avais pris une décision, je devais aller jusqu’au bout. Durant la guerre de Libération, nous avions pour principe de ne jamais revenir en arrière. C’était assimilé à de la trahison.

T. H.