Je parlerai d’abord de la veille du 5 Juillet 1962. J’étais dans mon village natal, à Sebdou (Tlemcen), peuplé depuis la proclamation du cessez-le-feu par les moudjahidine descendus des montagnes environnantes, malgré les pluies incessantes de napalm dont les flammes formaient durant “Ethuwra”, un véritable rideau de feu et de fer, semant la mort et la désolation sur leur passage.
Le lycée de garçons de Tlemcen qui deviendra lycée Dr Benzerdjeb, où j’étais interne, venait de fermer ses portes. Nous étions donc en pleines vacances scolaires et je donnais un coup de main à mon défunt père, occupé à coiffer les djounoud à la caserne, les préparant au défilé prévu à l’occasion de l’Indépendance. La veille, le 4 juillet, le village grouillait de monde. Depuis déjà quelques jours, le village était en effervescence. Les jeunes, les paysans, les travailleurs s’étaient réappropriés l’unique boulevard où chaque soir, colons, femmes de colons, enfants de colons, se pavanaient, en faisant les cents pas, signifiant par là même aux indigènes que nous étions qu’ils étaient dans leur territoire. Une ambiance, jamais vécue par les gens du village, avait remplacé le quotidien de cette paysannerie pauvre, dont la vie était ponctuée tout au long de la guerre, par les bombardements de l’aviation de l’armée d’occupation des monts de Sidi Yahia, de Sidi El-Djilali, El-Gor et des douars alentours. Il faut savoir que Sebdou, c’est la copie de Arris dans les Aurès. Un seul autocar reliait le village à Tlemcen d’où nous provenaient des nouvelles sur la grandiose fête qui y régnait, depuis quelques jours déjà. La radio nous tenait informés des fêtes populaires à travers tout le pays. Une question se posait pour moi : comment faire et par quel moyen rejoindre Tlemcen ? Le seul car du village ne roulait pas la nuit et les rares taxis étaient pris d’assaut. Une opportunité s’offrit à moi. Un ami du primaire avait un scooter. Chose très rare à l’époque ! C’est donc accroché de toutes mes forces derrière lui que je parcourus la première fois de ma vie, et de nuit, sans la contrainte des contrôles de l’armée d’occupation, le trajet très sinueux Sebdou-Tlemcen. Lahbalet, Tal Terni, Terni, puis Dzarifet. Que de virages, que de crampes à l’estomac, accentuées par ma première et dernière fugue de ma vie. La peur du père me traversait de part en part. “El-blass” (la place) de Tlemcen était noire de monde. La grande mosquée était de la fête avec son somptueux minaret et son mur extérieur, illuminés des couleurs de l’Indépendance : vert, jaune (il n’y avait pas de lumière blanche à l’époque) et rouge. Des hommes, des jeunes et surtout des femmes formaient un océan humain. Ce n’est point le nombre qui m’est resté en mémoire, mais la participation des femmes voilées et non voilées qui n’arrêtaient pas de danser. Leurs longs youyous couvraient le ciel de cette nuit qui s’est prolongée au-delà de “aden el-fedjr”… Un spectacle dans le spectacle ! À la musique patriotique que diffusaient les hauts-parleurs du FLN (historique), s’ajoutaient les clameurs de cette foule compacte, qui criait “Tahya el-Dzajaïr”. C’était la liesse. Un moment historique, des souvenirs mémorables.
Rien de comparable avec le temps colonial
Le 5 Juillet à Sebdou, je me souviens m’être levé de bonne heure. Je suis sorti avec mon père, qui avait mis pour la circonstance sa djellaba blanche. Muni de mon Brownyx, un appareil photo offert par mon père qu’il avait acquis auprès d’un de ses clients, un soldat français, peut-être un appelé, j’ai pris des photos du défilé auquel mon père avait pris part dans les premiers rangs. Puis, je me suis dirigé vers l’entrée du village, vers El-Matmar, pour photographier les djounoud, qui défilaient librement dans un ordre parfait, sans être la cible des avions de chasse français. Les youyous des femmes fusaient de partout. C’était la mère qui fêtait le retour de son fils, de son mari, les voisins qui accueillaient un des leurs. C’était l’Algérie combattante qui retrouvait les siens, ceux qu’elle croyait disparus. Ce n’est que maintenant, 50 ans après, que je m’aperçois qu’il y avait à côté de cette masse humaine qui criait à tue-tête sa soif d’amour et de liberté pour son pays, ceux et celles dont les fils, les filles, les mères, les pères et maris, n’étaient pas de retour. Dans leur douleur maîtrisée, ils s’étaient joints à leurs frères et sœurs pour prendre part à ce jour tant attendu. La visite du cimetière Sidi Yahia, où quelques années auparavant la soldatesque coloniale avait tiré à bout portant sur des hommes et surtout sur des femmes, venus en nombre se recueillir sur les tombes des chouhada enterrés de nuit par l’armée française, a clôturé en quelque sorte cette journée mémorable. Que sont devenues les photos que j’ai prises ? Elles ont été perdues, lors des différents déménagements, puisque dès 1963, nous retournâmes à Tlemcen que mon père avait quittée en 1938, pour raison de crise économique.

Déjà 50 ans d’Indépendance ! Cinquante ans dans le temps historique, c’est une goutte d’eau dans un océan. Ce sont les traces, à peine perceptibles, du vol de l’hirondelle du matin, revigorée par le lever du soleil sur la surface plane de l’eau. Un rien en somme. Mais, dans la vie de l’humain, dans la vie d’une nation, c’est toute une vie. Ce sont des espérances concrétisées ou des rêves brisés. C’est la fierté d’une nation ou le désespoir d’un peuple. C’est ce qui fait la force ou la faiblesse d’une nation tout entière. C’est ce qui unit ou divise. “L’Algérie de papa” est certes bien loin derrière nous. Ces cadres qui gèrent nos administrations, nos institutions, nos universités, nos sociétés nationales sont pour la plupart le fruit des efforts accomplis en 50 années d’Indépendance, avec un grand “I”. Rien de comparable avec le temps colonial.
L’État de droit, une politique ou un slogan ?
L’État algérien a été restauré avec la proclamation de l’Indépendance, suite au référendum du 1er juillet 62. Très belle victoire contre un de Gaulle forcé de négocier avec le FLN, même s’il se trouve qu’outre Méditerranée, on essaye de diminuer la portée de cet événement, en disant que le général n’a pas négocié avec le GPRA, dont il ne reconnaissait pas l’existence.
Le fait est là, les Algériens ont reconquis leur Indépendance. Ils sont chez eux, dans leur propre pays. Mais… pourquoi diantre, ce peuple-là fronce-t-il régulièrement les sourcils ? Pourquoi s’attaque-t-il à sa propre œuvre ? Le président de la République et ses ministres inaugurent à tour de bras écoles, universités, cités universitaires, hôpitaux, logements, barrages, routes et autoroutes, aéroport international, lignes de métro et tramways. Si les jeunes et les moins jeunes courent, jour et nuit, sur les pistes, les routes défoncées, à petite ou grande vitesse, et depuis peu sur l’autoroute Est-Ouest ; si nombre d’entre eux ont adopté de nouveaux dieux : Poséidon, dieu de la mer (el-harga) ou Héphaïstos, dieu du feu (l’immolation) ; si d’autres se shootent ; si d’autres tiennent à longueur de journées les murs délabrés et si… c’est parce qu’ils sont pourchassés par cet ennemi au statut national et aux mille visages, qui porte le nom d’“el-hogra”. Un mot bien vague, diront certains. Peut-être. Mais pas pour ceux qui dorment à tour de rôle dans une promiscuité dévastatrice, pas pour ceux qui cherchent leur nourriture dans les poubelles, pas pour les mouhemmachine, pas pour ceux qui ne savent pas quoi faire de leur bac plus 10, ni pour ceux condamnés à des années de prison pour avoir fumé un joint, alors que les barons de la drogue et ceux de toutes les activités déclarées illicites courent les rues. L’État de droit, une politique ou un slogan ?
Telle la mauvaise monnaie qui chasse la bonne, la débrouille, la roublardise, l’arnaque, le faux et l’usage de faux, ont fait la guerre aux principes moraux et civiques, à l’amour de la patrie, au sacrifice, à l’intégrité, à la compétence. Une fois encore, le savoir vient d’être déclaré hors la loi… L’esprit critique est comme embastillé. Le béni oui-ouisme est de rigueur. Alors une question se pose : quelle crédibilité accordée aux principes du 1er Novembre, quand les plus novembristes des novembristes se les jettent sur la figure toute honte bue ? Comment, dans ce cas, transmettre le flambeau, mais d’abord lequel ? Celui de la “chkara”, des fraudes à grande échelle, des légitimités héréditaires, des fortunes reconnues mal acquises ou des passe-droits ? Celui de l’incompétence, de l’imposture et de l’impunité de ceux qui coulent ici et ailleurs des jours dorés ?
L’histoire nous a enseigné que ce n’est pas le père fondateur du nationalisme, Hadj Messali, qui avait pris les armes pour libérer le pays. Ce sont les plus jeunes, qui n’en pouvaient plus des tergiversations des réformistes de salons et des discours soporifiques sur la prochaine étape annonçant “el-kifah el-moussaleh”. Une jeune bachelière, option sciences, a choisi de faire Sciences-Po pour, dit-elle, “naçleh el-bled”. À chaque génération son 1er Novembre !