Mohamed-Cherif Belmihoub explique, dans l’entretien qui suit, qu’une dépense publique, pas judicieusement utilisée, ne fait qu’aggraver le syndrome hollandais.
Liberté : Dans son plan d’action, le gouvernement table sur l’agriculture, l’industrie, le tourisme et l’énergie, pour apporter du sang neuf à l’économie nationale et lui imprimer une nouvelle dynamique ? Est-ce la bonne approche, selon vous ?
Mohamed Cherif Belmihoub : le développement économique s’appuie nécessairement sur plusieurs secteurs, les uns, comme leviers principaux ou prioritaires, et les autres, par effet de synergie. Dans une politique économique, le plus important, c’est d’identifier les secteurs (banches) qui vont jouer le rôle moteur et amarrer les autres à leur dynamique.
Pour le faire, il faut s’appuyer sur un diagnostic stratégique et identifier les potentialités, les opportunités, les avantages compétitifs, les impacts ou les complémentarités sur les autres secteurs et les variables d’action (instruments) pour chaque secteur/branche. Or, dans le plan d’action du gouvernement, on note une juxtaposition de secteurs. Que développer dans l’industrie, dans l’agriculture, ou dans l’énergie ? Et avec quels instruments ? Aucun pays ne peut avoir la prétention de développer tous les secteurs en même temps. Une politique est par essence sélective, qui hiérarchise les priorités et fixe l’horizon.
Il faut faire des choix aussi bien sur les objectifs que sur les instruments. Pour prendre le cas de l’industrie, nous constatons que l’Algérie se désindustrialise et que la compétitivité (rapport à la concurrence internationale) du pays se dégrade d’année en année, alors que le syndrome hollandais s’installe durablement. Une politique industrielle sérieuse doit recenser les branches industrielles susceptibles d’abord de contribuer à la substitution aux importations, pour ne pas parler d’exportation. En termes d’instruments, la croissance économique se fait par les entreprises.
Or, sur cette question, il n’y a aucune originalité dans le document du gouvernement. L’économie algérienne souffre encore de deux handicaps majeurs : la faible compétitivité et la petite taille des entreprises (l’essentiel des entreprises sont des TPE). Ces TPE ne peuvent s’inscrire ni dans la compétitivité-produit ni dans la compétitivité-coût. Une politique ambitieuse de promotion de l’entreprise doit être l’axe principal d’une politique économique lorsque les moyens budgétaires le permettent encore, car, ne pas développer les entreprises, c’est hypothéquer l’avenir de l’industrie nationale pour longtemps. La faiblesse des entreprises du secteur du bâtiment et des travaux publics a été un handicap pour le développement du secteur, alors que la dépense publique a été énorme, mais au profit des entreprises étrangères.
Le plan d’action du gouvernement est une liste d’intention, souvent bonnes, mais on ne donne pas de précisions sur les modalités de leur concrétisation ni les moyens à mobiliser et on continue à confondre objectifs et moyens : créer des emplois est un objectif, promouvoir les entreprises est un moyen pour atteindre l’objectif. Un plan d’action doit mettre en face de chaque objectif les moyens à mobiliser ou à développer s’ils font défaut.
Le gouvernement va-t-il continuer indéfiniment à mobiliser les dépenses publiques pour financer ses plans de développement ?
Disposer de ressources publiques devrait être un atout. Mais, il ne constituerait pas une politique économique en soi. La dépense publique n’est qu’un levier. Pour être efficace, elle doit être rattachée à des objectifs de croissance directe (commande publique) ou indirecte (effets induits par d’autres secteurs). Une utilisation judicieuse et orientée de la dépense publique peut produire la croissance, mais faire de la dépense publique un substitut à la défaillance du secteur productif ne fait qu’aggraver le syndrome hollandais ; la dépense se transforme en revenus directs ou indirects pour les ménages et les entreprises qui se transforment en demande solvable pour les producteurs étrangers, si les producteurs locaux ne sont pas efficaces.
La dépense publique peut être un accélérateur de la croissance et un starter pour les nouvelles entreprises et les PME. Dans une économie qui n’est pas dotée de véritables entreprises innovantes et compétitives, la dépense publique joue seulement le rôle de redistribution de la richesse nationale ; c’est une vision de court terme. Une politique économique axée sur la dépense publique doit avoir un seul objectif, préparer justement une alternative à son hégémonie dans l’intervention de l’État.
La politique qui fait de la dépense publique le moteur de la croissance n’est valable que dans le cas de la présence d’un système productif efficient et efficace ; sinon la dépense publique se transforme en importation. En fin de compte, les deux leviers du plan d’action demeurent les mêmes : exploiter les ressources minières pour financer le développement économique et social à travers la dépense publique ; c’est pour le moins une logique qui entretient la vulnérabilité de l’économie. Alors que le bon sens aurait conduit à préparer la sortie progressive de cette logique.
Trois plans d’action auraient constitué une politique pour l’émergence d’une économie productive et compétitive : Plan de développement de la ressource humaine (qu’on pourrait qualifier de Plan compétitivité) ; Plan de développement de l’économie numérique (un gisement énorme pour l’emploi des niveaux de qualification supérieurs : universitaires ); Plan de rationalisation de la consommation de l’énergie sur le marché local (préparer la transition énergétique) ; Plan de développement de l’entreprise (instrument privilégié et incontournable de la politique industrielle).
Le gouvernement projette de dégager une croissance de 7% sur les cinq prochaines années ? Est-ce jouable ?
Pendant plus d’une décennie, la politique économique portée par la dépense publique, n’a pas produit plus de 4% de croissance, pourquoi ce sera possible au cours des cinq ans à venir si rien ne change dans les autres compartiments de la politique économique.
Les données actuelles pronostiquent une baisse de la croissance dans le secteur des hydrocarbures, celle de l’industrie devient marginale dans sa contribution à la croissance globale, l’agriculture algérienne est encore tributaire du climat, les rendements ne décollent pas sur de longue période, restent les services (bas de gamme) et les secteurs à forte dépense publique (BTPH…). Aucun investissement n’a été fait dans l’économie numérique, véritable réserve de croissance et de promotion de la productivité pour les autres secteurs.
7% de croissance est un objectif ambitieux, encore faut-il y mettre les moyens pour l’atteindre. Encore une fois, ce sont les entreprises qui fabriquent la croissance. Aujourd’hui, l’Algérie a beaucoup investi dans la promotion de l’entrepreneuriat (dispositifs Ansej, Cnac, Angem, …) avec des résultats mitigés ; n’est-il pas temps d’investir dans la croissance des entreprises existantes ayant un potentiel pour s’accroître ; après un “Small Business Act”, il faut aller vers un “Big Business Act”. Ce sont les entreprises moyennes et grandes, compétitives et innovantes qui tirent les petites et très petites entreprises.
On relèvera qu’il y a un sérieux problème de passage d’une politique économique axée sur les incitations budgétaires à une politique économique portée par des incitations non exclusivement budgétaires (financières et fiscales) comme l’organisation de l’économie, le ciblage des subventions, la contractualisation des aides de l’État, les simplifications administratives et la gouvernance des interventions de l’État dans l’économie.