Mohamed Chafik Mesbah revient sur les relations algéro-françaises et la dernière visite de Hollande,«Un gentlemen agreement parfaitement observé»

Mohamed Chafik Mesbah revient sur les relations algéro-françaises et la dernière visite de Hollande,«Un gentlemen agreement parfaitement observé»

Aucune analyse rétrospective n’a été consacrée à la visite de M. François Hollande en Algérie. Nous avons sollicité Mohamed Chafik Mesbah pour tirer les enseignements de cet évènement qui reste, malgré tout, d’intérêt. Mohamed Chafik Mesbah, souhaitant prendre de la distance par rapport à la seule visite du président François Hollande, a préféré, plutôt, focaliser son attention sur la politique algérienne de la France.

Le Soir d’Algérie : D’emblée, vous nous avez annoncé que vous ne vouliez pas être lié, pour cet entretien, par la seule visite de M. François Hollande en Algérie, visite dont vous minimisez, au demeurant, le bilan…

Mohamed Chafik Mesbah : En effet, cette visite, de mon point de vue, s’inscrit juste dans la continuité de la démarche suivie par la France en direction de l’Algérie, y compris sous la présidence de Sarkozy. Elle ne constitue pas une rupture annonciatrice d’un changement substantiel dans la politique algérienne de la France. Il faut remonter aux périodes du général de Gaulle puis du président François Mitterrand pour trouver des inflexions dans ce qu’il est convenu d’appeler «la politique algérienne de la France». 

Quel contenu donnez-vous à cette «politique algérienne de la France» ?

Pour la période contemporaine, c’est, sans doute, le général de Gaulle qui a, le mieux, symbolisé cette politique. A son retour au pouvoir, en 1958, il avait pris conscience que l’Algérie, colonie française, allait constituer «un boulet» pour la rédemption qu’il envisageait pour son pays. Il voulait, néanmoins, négocier, en position de force, l’indépendance de l’Algérie. C’est lui, incontestablement, qui a mis en œuvre le dispositif militaire le plus puissant pour réduire l’Armée de libération nationale. Il avait même envisagé, sans succès, d’introduire sur la scène politique une «troisième force» qui aurait ôté au Front de libération nationale sa légitimité. C’est l’irruption du peuple algérien dans le processus conduisant à l’indépendance nationale, à travers les mémorables manifestations populaires de 1960, qui a fait basculer, de manière irréversible, l’équilibre des forces. L’indépendance de l’Algérie restaurée, le général de Gaulle a voulu engager une politique de coopération audacieuse qui devait constituer un modèle exemplaire de relations équilibrées entre le Nord et le Sud. Le général de Gaulle avait le charisme nécessaire, la légitimité suffisante et le pouvoir requis pour imposer sa propre politique algérienne. Les appareils de l’Etat et les lobbies politiques et économiques hostiles à cette politique devaient plier. Autrement, le général de Gaulle les faisait plier. Nous sommes dans un contexte totalement différent. Sans vouloir juger de la personnalité du président François Hollande, force est de constater qu’il n’est pas propulsé par un souffle aussi puissant que celui de son illustre prédécesseur. Avec les appareils et les lobbies, il doit plus composer qu’imposer.

Revenons, justement, à l’évaluation réservée que vous faites de la visite du président François Hollande en Algérie. Comment expliquez-vous que les deux présidents, algérien et français, se soient, eux, déclarés, pleinement, satisfaits ?

Ils sont dans leur rôle. Chacun des deux présidents dispose de sa feuille de route. La partie algérienne accorde des concessions en matière de transactions économiques et sur certaines questions diplomatiques et de défense. La partie française fait l’impasse sur le bilan des libertés politiques en Algérie et, subséquemment, sur l’avancée du pays vers la démocratie. Un gentlemen agreement, parfaitement observé par les deux parties.

Les accords conclus entre les deux pays et même la déclaration politique qu’ils ont signée ne trouvent pas grâce à vos yeux…

Ce n’est pas une critique dans l’absolu. Admettez que la déclaration politique qui a été signée est bien loin de refléter l’intensité qui doit caractériser l’impulsion audacieuse des relations entre les deux pays. Cette déclaration est loin d’avoir la force d’un pacte d’amitié. Les accords sont loin de représenter le projet ambitieux de coopération entre pays du Nord et pays du Sud avec, pour objectif, la mise en œuvre d’un modèle de relations mutuellement bénéfiques, c’est-à-dire parfaitement équilibrées. Mais, il faut réfléchir en contexte. Ni en Algérie, ni en France, les conditions ne sont encore réunies pour cette mutation qualitative des rapports entre les deux pays.

De manière plus précise, quels sont les domaines abordés lors de cette visite sans déboucher sur les progrès spectaculaires attendus ?

D’abord, le défi symbolique de la mémoire. Le président Abdelaziz Bouteflika avait soulevé le devoir de repentance que devait observer la France vis-à-vis du peuple algérien à la suite d’une colonisation particulièrement agressive et destructive. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que le président algérien voulait faire de cette exigence morale un leitmotiv pour rassembler autour de lui l’opinion publique algérienne, sévère vis-à-vis de la France coloniale. Derrière ce calcul tactique, l’exigence morale n’en est pas moins présente. Certes, sur le plan méthodologique, il eût été préférable de laisser universitaires et chercheurs algériens, en symbiose avec la société civile, prospecter, de manière scientifique, les méandres, tous les méandres, de ce travail de mémoire indispensable. Bien mieux, cet effort intellectuel aurait pu trouver son prolongement auprès des élites françaises convaincues du bien-fondé de cette exigence afin que l’opinion publique en France adhère, pédagogiquement, à la démarche. Ainsi, un argumentaire incontestable, scientifiquement élaboré, aurait pu être opposé aux autorités françaises, voire les instances internationales, si elles venaient à être saisies. Il n’a rien été de tout cela. Après que presque tous les membres du gouvernement eurent battu démagogiquement le rappel de ce devoir de repentance, voilà que le ministre algérien des Affaires étrangères décrète que «l’Algérie officielle n’a pas de revendications sur cette question» !… Pourquoi voudriez-vous que M. François Hollande force le pas, par rapport à ses prédécesseurs ? De repentance, il n’y en aura point jusqu’à ce que les conditions politiques, psychologiques et scientifiques soient réunies, notamment au sein de la société française. Il faut un chef de l’Etat français audacieux avec une opinion publique déjà préparée à être réceptive. Nous sommes loin du compte. Ce n’est point la faute du président François Hollande qui agit en fonction de son tempérament et évolue selon son environnement. C’est à peine s’il faut lui reprocher son incursion discourtoise dans la mémoire profonde du peuple algérien lorsqu’il a proposé, quasiment, d’inscrire au panthéon national, Messali Hadj, un fondateur du mouvement national sans doute, mais un chef politique farouchement opposé au FLN. 

Qu’en est-il, alors, des avancées sur le plan strictement économique ?

Tenons-nous en aux grands dossiers dont était en charge M. Raffarin, désigné, spécialement, à l’effet d’assainir le contentieux économique entre les deux pays. Les dossiers Renault, Aventis, Alsthom et Total avancent, même si c’est à un rythme différent. Je me garderais bien de m’avancer sur un terrain que je ne maîtrise pas parfaitement. Au demeurant, une opacité règne sur les conditions dans lesquelles ont été signés les accords relatifs à ces dossiers qui rend difficile l’approche objective. Certains de ces dossiers sont réglés selon une logique politique – c’est le cas, vraisemblablement, de Renault —, d’autres obéissent à des règles plus économiques et commerciales – c’est le cas, apparemment, de Total.

Vous pensez que l’équilibre des intérêts entre les deux parties est préservé et que les projets envisagés favorisent, réellement, un transfert de technologie au profit de l’Algérie ?

Du côté algérien, il faut noter qu’il manque une vision d’ensemble à propos de la coopération économique globale avec la France. Les observateurs ont pu relever que le ministère de l’Industrie et de la Promotion de l’investissement a engagé une réflexion macro-économique, plutôt bienvenue, sur la réorganisation des différentes branches d’activités industrielles en vue de leur impulsion à travers des partenariats appropriés. Pour le reste, ce sont des logiques purement sectorielles qui ont prévalu. Inversement, la partie française, tout en négociant de front tous les projets, n’a pas établi, pour autant, de liens de connexion entre eux. Il n’existe pas de substrat stratégique reliant entre elles les différentes démarches sectorielles. Vous aurez compris qu’une véritable coopération nécessite une vision globale qui relie entre elles les démarches sectorielles avec mise en évidence de l’objectif essentiel de la coopération avec la France. Il faut, également, lever l’opacité qui entoure les accords conclus ou en négociation. L’anticipation stratégique est une garantie de bonne conception des projets. La transparence, c’est l’illustration d’une négociation où les intérêts de l’Algérie ne sont pas bradés. 

Vous êtes tout aussi sceptique concernant les progrès réalisés en matière de politique de circulation des personnes. A tel point que vous affirmez qu’il faut se suffire des avantages accordés aux ressortissants algériens par les accords algéro-français de 1968…

La politique de l’immigration, c’est le seul domaine où la gauche au pouvoir pouvait montrer une certaine compréhension pour les attentes des Algériens. Mais, comme il existe une situation de crise économique et sociale en France, la marge de manœuvres est réduite. Il est improbable, dans ces conditions, qu’une avancée substantielle puisse être réalisée au profit du statut des ressortissants algériens établis en France, légalement ou illégalement. Par conséquent, préserver les acquis déjà obtenus à la faveur des accords algéro-français de 1968, c’est déjà suffisant. Pour la facilitation de l’octroi des visas aux Algériens, vous aurez compris qu’il s’agissait d’un pur effet d’annonce…

A propos du volet culturel de la coopération algéro-française, vous exprimez, également, un certain désappointement. L’Algérie, dites-vous, ne tire point profit de son statut de premier pays, après la France, qui contribue le plus au développement et à l’épanouissement de la langue française. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Vous avez raison, c’est un véritable paradoxe. L’Algérie est bien le seul pays qui ne tire pas avantage d’une position de force aussi évidente. C’est clair, il faut résister à toute tentative d’instrumentalisation dans le cadre d’une francophonie de substance politique. Pour le reste, il faut être âpre négociateur. La France doit payer pour le rôle éminent que joue l’Algérie dans la préservation du français, comme langue vivante, à travers l’espace méditerranéen, le monde arabe et l’Afrique.

A propos de coopération culturelle et scientifique, vous notez l’attente impressionnante de la jeunesse algérienne, sa soif de culture et la frilosité de la France qui refuse d’ouvrir aux étudiants algériens les portes de toutes les universités françaises, même celles qui sont spécialisées…

Il faut bien s’étonner de ce comportement d’épicier des autorités françaises qui veulent disposer du marché algérien, garder docile l’immigration algérienne, se servir de l’Algérie comme d’un pont vers des profondeurs stratégiques, autrement inaccessibles, tout en refusant d’ouvrir, bien grandes, toutes les spécialités aux étudiants algériens qui contribuent à l’expansion de la langue française. Vous pensez que cela est d’augure à favoriser une coopération audacieuse prenant appui sur une réconciliation irréversible entre les deux peuples. 

L’approbation récente, par l’Assemblée nationale française, d’un accord de coopération militaire entre les deux pays augure-telle d’une nouvelle impulsion aux rapports entre les deux institutions militaires ?

Il est peu probable que l’approbation de cet accord puisse impulser, vraiment, les rapports entre les deux institutions militaires. L’Armée nationale populaire porte le poids de son histoire. Les militaires algériens ont été élevés et formés dans une méfiance, presque naturelle, vis-à-vis de l’armée coloniale française. Bien des décennies ont passé, mais la méfiance demeure. C’est un substrat psychologique. Par ailleurs, l’effort gigantesque de coopération engagé, depuis l’indépendance, avec l’Union soviétique devenue la Russie, continue de marquer de son empreinte indélébile, l’état des lieux au sein de l’Armée nationale populaire. Des tentatives ont été engagées, en matière de formation des cadres et d’acquisition de matériels militaires, auprès de la France. Le bilan demeure, cependant, dérisoire. Les Etats-Unis d’Amérique, soucieux d’approfondir la coopération militaire avec l’Algérie, sont confrontés à ce même écueil. Pour une longue période encore, la place de la Russie dans la coopération militaire restera prédominante.

La coopération sécuritaire entre l’Algérie et la France ne semble pas avoir été évoquée lors de la visite du président François Hollande. Quel est le bilan en la matière ?

Satisfaisant, comme en jugent les chefs des services de renseignement et de sécurité des deux pays. L’évaluation vaut, au demeurant, aussi bien pour la France que pour les Etats- Unis d’Amérique. La coopération sécuritaire algéro-française remonte aux années 1980 lorsque le terrorisme, provenant d’Iran et du Moyen-Orient, avait atteint le territoire français. Une coopération intense s’était nouée entre les services de renseignement des deux pays qui a permis, plus ou moins, de prémunir la France. Après l’irruption de la violence en Algérie au lendemain de l’interruption du processus électoral, la France a servi de déversoir à un terrorisme dont elle était ignorante. Pour y faire face, la coopération sécuritaire entre les deux pays a fonctionné. Malgré certains avatars, le bilan est, d’ailleurs, positif. Il ne faut pas s’attendre, pourtant, à l’émergence, dans ce domaine, d’un axe stratégique entre l’Algérie et la France. Si un tel axe stratégique devait exister, ce serait, de toute évidence, entre l’Algérie et les Etats-Unis d’Amérique. 

Sur le registre diplomatique, pensez-vous que la visite du président Hollande a contribué à rapprocher les points de vue entre les deux pays ?

Les deux pays ont subi, vous en conviendrez, un recul diplomatique certain. La France n’est plus le pays occidental «phare» qui voulait mettre en échec l’hégémonie des hyperpuissances. L’Algérie n’est plus La Mecque où se réfugiaient les mouvements de résistance démocratique ou de libération nationale. Faut-il souligner que le recul est encore plus marqué pour la diplomatie algérienne ? Il est passé le temps où même les superpuissances estimaient avoir à gagner à essayer de concilier l’Algérie sur les questions diplomatiques essentielles. L’impératif de concertation diplomatique entre l’Algérie et la France continue, néanmoins, de s’imposer. Mais pour des problématiques limitées impliquant, directement, la Sécurité nationale de la France.

A propos, justement, de la situation qui prévaut au Sahel — plus particulièrement au Nord-Mali —, les positions de l’Algérie et de la France vous semblent-elles divergentes ou convergentes ?

Divergentes par endroits, convergentes par d’autres. L’Algérie, tenue par une obligation doctrinale et constitutionnelle, refuse toute implication militaire en dehors de ses frontières. Elle plaide pour un dialogue politique avec les forces en présence au Nord-Mali pour isoler les groupes terroristes qu’elle assimile à des «narco-trafiquants». L’Algérie ne s’oppose pas, formellement, à une intervention militaire, ordonnée par les Nations Unies et même de procurer soutien logistique et apport en renseignements. Ce n’est pas une position antagonique à celle de la France. Pour la France, il suffit que l’Algérie ne soit pas hostile à l’intervention militaire envisagée. Mais, très clairement, l’Algérie, malgré les lauriers qui lui sont tressés par Américains et Français complaisants, n’est plus en mesure d’exercer le rôle de puissance régionale auquel elle aspirait. La menace n’en est que plus évidente pour l’Algérie car l’intervention militaire projetée pourrait, en cas d’enlisement, favoriser l’extension des opérations vers le territoire algérien et y entraîner une certaine déstabilisation interne. 

D’aucuns rêvent de la possibilité d’instaurer un axe stratégique Alger-Paris pour promouvoir la paix, la sécurité et le développement en Méditerranée. Cela vous paraît être un rêve raisonnable ?

Par rapport au contexte international, il apparaît que les deux pays sont sans impact déterminant sur, par exemple, le processus de paix contrarié au Proche-Orient. Que peuvent-ils, à eux deux, face à l’activisme des Etats-Unis d’Amérique ou, même, de la Russie et de la Chine ? Au surplus, les préoccupations internationales de la France et de l’Algérie ne coïncident pas. Or, cette identité de communauté de vues diplomatiques est un préalable à l’instauration d’un axe stratégique semblable à celui que vous évoquez. Si, cependant, votre rêve est déraisonnable, c’est parce que l’Algérie n’exerce plus le statut de puissance régionale puisqu’elle en a perdu les attributs. Ainsi, si c’est à une rédemption de l’Union pour la Méditerranée que vous songez, tempérez votre ardeur. Il me semble aléatoire d’imaginer que la France et l’Algérie puissent faire revivre ce projet mort-né.

M. C.