Le couloir qui mène au bureau de Mikheïl Saakachvili est tapissé d’articles de la presse occidentale mis sous verre, consacrés à son « âge d’or », du temps où il était applaudi comme un symbole de la démocratisation dans l’ancien espace soviétique. George W. Bush saluait alors en lui un modèle de succès pour son « Freedom agenda » à travers le monde. Une double page de Paris Match montre le jeune président de la Géorgie avec son épouse néerlandaise, Sandra, rencontrée lors de leurs études à Strasbourg, sous le titre « Les Kennedy du Caucase ». C’était bien avant que certains Occidentaux s’emploient à lui faire porter l’entière responsabilité de la guerre d’août 2008, afin de tirer un voile pudique sur les agissements russes qui l’avaient précédée.
On s’attend à le trouver agité, fébrile, nerveux. En avril, l’opposition manifestait sur l’avenue Roustaveli. L’armée russe campe à 40 km de Tbilissi. Moscou a redessiné unilatéralement les frontières de la Géorgie le 26 août 2008, en reconnaissant les « indépendances » de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. La Russie a récemment concentré encore plus de soldats, d’armements, et même des gardes-frontières, dans ces enclaves de facto annexées. Comme pour signifier que le président géorgien est à sa merci. Depuis plus de deux siècles, depuis l’intégration en 1801 de la Géorgie dans l’empire des tsars, tous les stratèges russes savent que la domination du Caucase passe par un impératif : dominer Tbilissi.
« Micha » Saakachvili, 41 ans, aime le style moderne et l’architecture. Il s’est comparé à Atatürk. Il s’est rêvé en « David le Bâtisseur », le roi qui unifia les terres géorgiennes au XIe siècle. Son nouveau palais présidentiel, édifice un peu futuriste, se dresse sur une hauteur dominant la ville, comme une affirmation féodale du pouvoir. Il est orné de fresques représentant les drapeaux européen et géorgien entremêlés.
Le précédent dirigeant du pays, Edouard Chevardnadze, renversé en novembre 2003 par la « révolution des roses » au terme d’une longue carrière politique s’étirant de Brejnev à Gorbatchev, gouvernait, lui, du haut d’une tour soviétique plantée comme une dague au milieu des ruelles sinueuses de la vieille ville. Cette tour-là, Saakachvili la jugeait « pleine de rats ». Tout, chez le président géorgien, tend vers ce besoin d’incarner l’ancrage à l’Ouest, « la fin irréversible du soviétisme ». Il nous reçoit de façon détendue, installe son grand corps dans un fauteuil. Raphaël Glucksmann, le fils du philosophe français, ami et conseiller officieux de « Micha », assiste silencieusement à l’entretien.
Le président évoque la position stratégique de son pays, sur la route des hydrocarbures d’Asie centrale : « Si la Géorgie tombe, l’Europe perdra une route alternative d’approvisionnement en gaz, face à la Russie », dit-il, en s’exprimant avec aisance en français. Cet argument énergétique est au coeur de l’intérêt que les Etats-Unis portent à son pays depuis les années 1990. Chacun sait que « Micha » aurait préféré l’élection de John McCain, le candidat républicain qui avait déclaré au plus fort de la guerre : « Nous sommes tous Géorgiens. » N’a-t-il pas peur d’être « lâché » par l’équipe du président Barack Obama ? « Ce serait une tragédie si, en raison de leurs négociations avec les Russes, les Américains ne soutenaient pas notre pays, répond-il. Aujourd’hui, je suis plus rassuré qu’il y a quelques mois. J’ai été émerveillé par des propos tenus par des généraux américains venus nous rendre visite. »
Il espère obtenir des Américains des missiles antitanks et des équipements anti-aériens, pour assurer la défense de ce qu’il reste de son pays morcelé. La réponse n’est pas connue. « C’est urgent, les Russes sont à 40 km », dit-il, le visage sombre. Posé, « Micha » Saakachvili contredit ce jour-là sa réputation d’impétuosité, cette énergie trépidante qui lui a permis de mener des réformes économiques d’ampleur, mais qui lui vaut aussi bien des reproches. A commencer par l’ordre, donné au soir du 7 août 2008, de bombarder à l’artillerie le chef-lieu sud-ossète de Tskhinvali.
Lui, considère à ce jour qu’il n’avait pas le choix : les tanks russes, lui disait-on, pénétraient à l’intérieur du pays. Les affrontements aux obus de mortier avaient commencé depuis des jours entre Ossètes et Géorgiens. La Russie, qui avait massé depuis longtemps des troupes, guettait un prétexte pour écraser militairement la Géorgie, la déstabiliser, tuer ses chances de se rapprocher des structures euro-atlantiques.
Il était face à un dilemme. Il opta pour l’action militaire. Il pensait susciter un sursaut des Occidentaux. Mais les Etats-Unis furent aux abonnés absents. Et l’Europe, après avoir négocié un texte de cessez-le-feu bancal, n’a cessé de reculer en laissant les Russes violer impunément cet accord ou le tordre à leur avantage.
Neuf mois se sont écoulés depuis. Dans les forums internationaux, ces derniers temps, « Micha » semblait un peu ostracisé. De « héros » de la démocratisation, de « hussard » de la réforme, il est devenu, aux yeux de nombreux Occidentaux, un trublion prompt à provoquer les irascibles dirigeants russes. L’époque paraît lointaine où, à peine élu, Nicolas Sarkozy l’accueillait à l’Elysée. « Certains Occidentaux le taxent de folie, dit un expert européen du Caucase, cela a l’avantage de faire oublier leurs reculades face à Moscou. »
Dans ce contexte, l’intégration de la Géorgie dans le « partenariat oriental » de l’Union européenne, prévue jeudi 7 mai lors d’un sommet à Prague, sera particulièrement bienvenue pour Saakachvili. Mais dans sa république de 5 millions d’habitants, la grogne risque de monter. Surtout si l’économie plonge, malgré les 4,5 milliards d’euros d’aides occidentales accordées fin 2008. L’opposition fait feu de tout bois pour le ridiculiser. Elle fustige son goût pour les restaurants de sushis onéreux. Raille sa fréquentation d’une masseuse hollywoodienne. Le taxe de « lâche » parce qu’en août 2008, dans la ville de Gori, ses gardes du corps l’avaient poussé au sol, au passage d’un bombardier russe. Lui, balaie tout cela : « Ils n’ont rien de plus sérieux contre moi ! »
Le pouvoir géorgien a pourtant sa face sombre. Une face incarnée par Vano Merabishvili, le puissant ministre de l’intérieur, pilier du régime. A Tbilissi, la seule évocation du nom de « Vano » devant un quidam dans la rue peut plonger votre interlocuteur dans des abîmes de circonspection. Le pays, dix-sept ans après l’accession à l’indépendance, n’en finit pas de chasser les fantômes du soviétisme. « Vano », l’influent chef des forces de sécurité géorgiennes, est un petit homme au verbe succinct qui, devant des journalistes européens, s’efforce de s’exprimer en anglais, comme la jeune génération occidentalisée arrivée au pouvoir en 2003. C’est lui qui avait lancé les forces spéciales à l’assaut d’une télévision d’opposition en novembre 2007. Lui encore, selon une hypothèse émise par des services de renseignement occidentaux, qui, le 7 août 2008, a transmis à Saakachvili l’information sur une avancée des chars russes.
Les pressions sur les opposants, la surveillance des médias, les manipulations de la justice, relèveraient de cette aile dure du régime, que « Micha » laisse faire. A écouter Peter Mamradze, opposant et fin observateur de la scène politique géorgienne, le pays a dérivé vers une forme de pouvoir oligarchique. Devant nous, « Vano » insiste sur la « retenue » dont font preuve ses policiers face aux manifestants. Il prétend aussi que l’opposition puise des financements abondants en Russie – sans en apporter la preuve. Mais est-ce faux ? Les services secrets russes activent leurs réseaux. Le Kremlin considère que la Géorgie fait partie de sa « zone d’intérêts privilégiés ». Il a ouvertement appelé à l’éviction de Saakachvili.
Dans son fauteuil, le dirigeant géorgien se plonge dans ses souvenirs. Il raconte qu’à partir de 2004, Vladimir Poutine insistait toujours sur deux demandes essentielles, lors de leurs entretiens : « Il voulait que Gazprom rachète le réseau de gazoducs. Il voulait aussi un droit de regard russe sur les nominations à la tête des services secrets et des ministères de la défense et de l’intérieur. » Vieux principe hérité du KGB : le contrôle politique sur un pays découle des structures dites « de sécurité ». Les Etats-Unis ont, eux, d’autres demandes. Selon un analyste américain ayant récemment sondé les intentions de l’équipe Obama (elles restent floues), Washington a, avant toute chose, posé certaines conditions à Mikheïl Saakachvili. S’il veut plus d’aides, il lui faudra d’abord faire le choix stratégique d’une démocratisation plus poussée.
Voilà le nouveau dilemme auquel est confronté le « hussard » du Caucase. Ouvrir le champ politique lui gagnerait peut-être de nouvelles sympathies, mais au risque d’une vulnérabilité que Moscou chercherait aussitôt à exploiter. Relâcher le dispositif serré du pouvoir signifierait un affaiblissement. Du moins, le craint-il.
Alors, il tergiverse. S’accroche à ce qu’il a édifié. Aimerait que les Occidentaux comprennent qu’aider la Géorgie, cela veut dire aider Saakachvili. Face aux troupes russes, son pays, ballotté de tout temps entre les empires, ne bénéficie d’aucune garantie de sécurité internationale. « Les Russes tenteront n’importe quelle déstabilisation contre moi », dit-il. Il ajoute, en baissant le regard : « J’essaie de ne pas y penser. »