Mhand Berkouk,président de Fondation des études stratégiques et sécuritaires (FAESS),«Le Mali risque de devenir un second Afghanistan»

Mhand Berkouk,président de Fondation des études stratégiques et sécuritaires (FAESS),«Le Mali risque de devenir un second Afghanistan»

Le président de Fondation algérienne des études stratégiques et sécuritaires (FAESS), Mhand Berkouk, nous livre dans cet entretien qu’il nous a accordé son analyse de la situation au Nord du Mali. Il estime que la position de l’Algérie concernant l’intervention militaire est très mature et qu’un scénario catastrophe semblable à celui de l’Afghanistan n’est pas à écarter.

L’expert rejoint ainsi les voix qui alertent sur les conséquences désastreuses de l’intervention militaire prônée par l’Occident et entérinée par l’Union africaine. Ce qu’on retiendra, en substance, est que la vigilance est de mise et que l’Algérie devra se préparer à une guerre qui ne va pas l’épargner avec le risque du redéploiement du terrorisme sur son sol.

Le Soir d’Algérie : Quelle analyse faites-vous de la situation actuelle dans le Nord du Mali ?

Mhand Berkouk : J’estime que la décision de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) concernant l’entame des préparatifs pour une éventuelle intervention militaire internationale au Nord du Mali met ce dernier dans une nouvelle situation géopolitique. On est en train de redistribuer les cartes non pas seulement au Mali mais dans tout le Sahel. Cette décision a été entérinée par l’Union Africaine le 13 novembre courant et préconise la possibilité de participation de troupes étrangères non africaines. Ce qui veut dire qu’il y a un risque que le Mali devienne un second Afghanistan. On se rappelle que les Nations Unies avaient ordonné une guerre en Afghanistan contre le terrorisme sous son égide avec les Etats-Unis comme première puissance dans un schéma interventionniste. Dans le cas du Mali, le pays échappe totalement au contrôle de l’Etat avec des institutions militaires et sécuritaires inadéquates et déstructurées et un système politique en transition très vulnérable. En termes sécuritaires, le Nord du Mali est une zone grise. Il y a un ensemble de groupes hétéroclites qui évoluent sur le terrain. D’abord ceux revendicatifs qui sont le MNLA et Ansar Dine, des groupes terroristes qui sont Aqmi et Mujao et enfin des groupes du crime organisé dans la vente d’armes, trafic de drogue et traite humaine. Dans ce contexte politique et sécuritaire désarticulé, il est complètement irréaliste de voir cette démarche d’intervention pouvoir chasser les groupes terroristes. On a vu aussi ces derniers jours un événement tout à fait nouveau, ce sont les premiers affrontements entre le MNLA et le Mujao à Gao. C’est la première fois qu’on voit cette distinction entre un groupe revendicatif et un groupe terroriste. Pour ce qui est de l’intervention au Nord du Mali, tout schéma de contre-terrorisme requiert un apport en renseignements dont la première source reste les populations locales qui doivent aussi apporter leur soutien opérationnel. Le MNLA et Ansar Dine, bien qu’ils soient aux antipodes l’un de l’autre, se sont engagés dans cette optique de contre-terrorisme, leur rôle est très important. Un autre préalable concerne la prise en charge de l’organisation de l’opération non pas par le Mali ou la Cédéao mais par une force plus importante et bien entendu le financement de l’opération doit également être minutieusement calculé. Une telle opération aura un coût très élevée. Ce qui est complexe dans ce schéma est que cette zone se situe entre le terrorisme et le crime organisé. Il ne faut pas oublier que 40% des drogues dures à destination de l’Europe passent par cette zone, ce sont des milliards de dollars qui sont échangés et qui servent en partie à l’achat d’armes sophistiquées. Un nouveau pôle a également émergé dans cette zone qui sont les ATS ou drogues synthétiques, un dossier sur lequel je travaille actuellement. Elles sont produites dans cette région et constituent un autre moyen de financement du terrorisme. Je crois qu’il y a un nombre de facteurs qui doivent être minutieusement pris en compte avant toute intervention au risque de la voir vouer à l’échec. Il faut s’assurer avant tout de l’engagement de la Cédéao, de l’Union africaine et du gouvernement malien à respecter non seulement le mandat mais aussi l’agenda. En termes de mandat dévolu aux troupes d’intervention, on ne sait pas comment il sera défini par le Conseil de sécurité. En termes de calendrier, on a parlé d’une année mais je doute qu’une année soit suffisante pour voir un Mali stable et sécurisé. C’est de l’utopie. En raison de toutes ces incertitudes et la complexité de la crise et des acteurs qui y sont impliqués, l’éventualité que le Mali devienne le nouvel Afghanistan est réelle. Les conséquences seront désastreuses pour toute la région qui risque de sombrer dans un terrorisme sans précédent. Un terrorisme transfrontalier avec des implications très dangereuses pour la stabilité et l’unité de certains pays.

On parle des services secrets de différentes nationalités qui activent dans la région, pouvez-vous nous éclairer ?

Dans toute région de conflit, il y a toujours des activités couvertes des services secrets, notamment des grandes puissances. La France a des intérêts majeurs au Mali. C’est un pays aussi qui a des visées historiques. Il faut rappeler le discours du général de Gaulle en 1944 à Brazzaville qui palabrait sur la grandeur de la France, disant que cette grandeur ne pourrait être réalisée que par l’apport de l’Afrique. Je crois qu’aujourd’hui, le retour en force de la France sur la scène internationale a besoin d’une zone d’influence exclusive. L’ancien Soudan était une plateforme d’expansion de la colonisation française, le Niger couvre pratiquement la moitié des besoins d’uranium de la France. En outre, la bande allant du Tchad vers le Cameroun constitue une assise essentielle pour l’armée française.

Qu’en est-il des Etats-Unis ?

En ce qui concerne les Etats-Unis, leurs intérêts se trouvent principalement au Nigeria qui couvre 9% des besoins énergétiques américains. Sachant qu’en 2008, les Etats- Unis importaient 15% de leurs besoins énergétiques du continent africain qui sera de 25% en 2015. Cependant, l’intérêt est aussi sécuritaire pour cette puissance. L’Afghanistan a vu l’émergence d’Al Qaïda qui a commis les attentats de 2001 et qui a trouvé au Sahel une zone où elle peut se régénérer. Le Mali n’est pas non plus si loin de l’Europe où les Etats-Unis ont des intérêts très importants.

L’Algérie est-elle acculée à jouer un rôle similaire à celui du Pakistan ?

Je crois que notre doctrine militaire est différente de celle du Pakistan. Elle est exclusivement défensive et parfaitement explicitée dans la Constitution. L’Histoire de l’Algérie est aussi singulière. Le Pakistan a été créé en 1947 et constitue une dimension essentielle dans la stratégie occidentale. Il a été un bouclier du temps de la Guerre froide en termes d’endiguement de la présence de l’Union soviétique en Afghanistan. L’Algérie est un Etat qui se définit dans ses lignes souveraines et la défense de ses frontières.

L’Algérie semble être entre l’enclume et le marteau. Le pays subit des pressions de la part de la France et des Etats- Unis pour qu’il joue un rôle déterminant dans la crise au Mali, est-ce que cela ne va pas participer à l’effondrement de son principe inaliénable de non-ingérence, le socle de sa diplomatie et de son système militaire national ?

Il est vrai que la non-ingérence est un principe inaliénable. Cependant, si elle est sollicitée avec insistance, c’est parce que l’Algérie connaît la situation malienne mieux que tous les membres permanents qui siègent au Conseil de sécurité. Elle a également une grande expertise en matière de lutte antiterroriste qui nous enseigne que le terrorisme est une menace asymétrique à possibilité de déploiement tactique varié. Le contre-terrorisme a toujours besoin de l’aval, du soutien et de l’engagement des populations. On comprend aisément les appréhensions de l’Algérie car une intervention étrangère au Mali risque essentiellement de produire un terrorisme complexe, à visages multiples avec l’éventualité de voir de nouvelles recrues par Aqmi qu’elles soient maliennes, mauritaniennes ou autres.

L’Algérie, en dépit de ces pressions, continue à privilégier la voie du dialogue. La visite d’une délégation de Ansar Dine a suscité beaucoup d’interrogations. Dans quelle mesure peut-on se fier à ce groupe islamiste armé qui reste quand même un groupe radical ?

Effectivement, l’Algérie est prudente et privilégie le dialogue. Je crois que le travail avec les groupes de revendication armés nécessite du temps pour arriver à construire des mécanismes de mise en confiance. Au sens purement opérationnel, le groupe Ansar Dine s’est désengagé par rapport à la violence même vis-à-vis de l’application de la Charia. Il s’est recentré sur Kidal et n’a plus posé cette question comme préalable. La position de l’Algérie est une position mature et rationnelle mais surtout, c’est une position de réalpolitique qui est basée sur des enseignements tirés des différentes rébellions touareg et une lecture éclairée d’un paysage où évoluent des complicités internes, ethniques, politiques et religieuses. On a également en tête ce qui s’est passé en Afghanistan et en Irak. Quand il y a une intervention étrangère, le terrorisme trouve une capacité à se métamorphoser en une menace plus grave et plus durable, voire tentaculaire en infiltrant par l’entrisme les différents groupes sociaux.

Pensez-vous que l’Algérie participera à l’intervention militaire au Nord du Mali ?

L’Union africaine a défini le cadre normatif de l’intervention militaire, dans le chapitre 7 et cela devient essentiellement une obligation pour les Etats africains. Mais je crois que l’Algérie ne sera pas dans l’obligation d’envoyer des troupes au sol. Elle prodiguera notamment un soutien logistique, en termes de renseignements et de prise en charge des retombées humanitaires. Déjà, par rapport à la Libye, l’Algérie a été contre l’intervention militaire étrangère mais elle a respecté la résolution de l’ONU. C’est un acteur responsable.

Quelles sont les conséquences immédiates sur l’Algérie de l’intervention militaire ?

Les risques sont multiples et les conséquences le sont tout aussi. D’abord, on verra une marée de réfugiés à nos frontières avec les menaces de sécurité humaine, d’ordre de santé et de stabilité au Sud. Il y a également la menace latente du redéploiement du terrorisme vers le Nord. Les besoins en effectifs et en moyens pour sécuriser nos frontières vont s’accroître de façon pressante. Économiquement, les budgets dédiés aux dépenses sécuritaires, alimentaires et autres devront augmenter considérablement. Financièrement, les caisses de l’Etat seront sollicitées plus que jamais.

La situation économique est peu reluisante au Sud, notamment celle des jeunes Touaregs qui souffrent du chômage. L’intervention militaire au Mali suppose le déplacement de populations maliennes et d’incursions terroristes. Vat- on voir le Sud algérien se transformer en zone de trafic de tout genre et de constituer un vivier de recrues pour Aqmi ?

Les Touaregs algériens sont des nationalistes qui ont contribué à la guerre de Libération de leur pays comme tous les autres Algériens. Ils ont été à l’avant-garde de la Révolution. Ils seraient les premiers à protéger leur pays. Il est vrai également que les autorités doivent veiller à améliorer les conditions sociales et économiques des Algériens pour assurer la cohésion et la stabilité interne du pays. Les Algériens du Sud sont effectivement directement confrontés à ce conflit qui est à nos frontières. Leur vigilance sera sollicitée. Il appartient à l’Etat de faire en sorte que le Sud ne devienne pas une poche de tension mais un rempart inexpugnable.

Y a-t-il un scénario de partition qui se prépare au Mali ?

Le scénario de partition est très possible et je pense qu’une séparation du Nord du Mali peut contaminer le Nord-Ouest du Niger et cela peut constituer une situation alarmante pour tous les pays de la région.

La situation au Nord du Mali obéit-elle à un agenda occidental, dans le sillage de ce qu’on appelle les révolutions arabes ?

Ce qui se passe au Mali est une conséquence directe de l’interventionnisme occidental en Libye. Des centaines, voire des milliers de Touaregs armés et bien entraînés se sont repliés au Nord du Mali. Il y a eu également un transfert d’armes lourdes et tactiques. En outre, la chute de Kadhafi a vu plusieurs gouvernements africains affaiblis sur le plan financier, économique et social. Ce qui se passe dans cette région répond à un schéma de déstabilisation. On commence par des revendications de droits de l’Homme et on termine par des ingérences étrangères. On l’a vu au Kosovo, au Soudan et actuellement en Syrie. C’est un schéma modélisé qui est très alarmant pour tout le monde.

F. H.