La Tribune : Le ministre de la Justice a déclaré dernièrement que «la justice est indépendante». Quel est votre avis à ce sujet ?
Me Miloud Brahimi : Je peux vous surprendre en vous disant que j’approuve totalement ce qu’a déclaré le ministre de la Justice en ce qui concerne l’indépendance de la justice. Mais il faut savoir de quoi on parle. Le ministre a, lui-même, précisé que la justice est indépendante des autres institutions exécutives. Ce qui est vrai depuis un certain temps. Par contre, s’il veut parler de l’indépendance du juge, cela n’est pas du tout le cas. Le ministre a dit que le procureur dépendait légalement du ministère, ce qui est exact. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que le juge n’est pas indépendant pour la simple raison que ce dernier n’est pas inamovible. L’avancement du juge et sa désignation au niveau des juridictions dépendent de la hiérarchie judiciaire. De ce fait, il est complètement dépendant. Donc, je dis ok pour l’indépendance de la justice par rapport au reste du pouvoir exécutif, non pour l’indépendance du juge. Je vous en donne une preuve majeure, la justice s’est tellement autonomisée par rapport au pouvoir exécutif qu’elle a vidé de tout contenu les directives données publiquement et solennellement par le président de la République lorsqu’il a annoncé la dépénalisation de l’acte de gestion et celle du délit de presse. J’en veux pour preuve, le résultat de l’engagement présidentiel qui est dans la loi du 2 août 2011 dans laquelle, s’agissant du délit de presse, il n’y a qu’un seul article qui a été modifié : celui relatif à l’offense au chef de l’Etat alors que la vraie dépénalisation du délit de presse est la diffamation. Quant à la dépénalisation de l’acte de gestion, elle n’existe pas à ce jour. Dépénaliser, c’est quelque part abroger. Dans la loi du 2 août 2011 et en ce qui concerne l’acte de gestion, deux articles (26 et 29) ont été modifiés. L’article 26 a été reformulé de façon telle que le remède soit pire que le mal. Pour l’article 29 : le mot sciemment qui était en 5e ou en 6e position dans la phrase qui définie l’infraction, a été avancé de deux ou trois mots. Si on appelle cela dépénalisation de l’acte de gestion, ce n’est pas du tout mon opinion. Chose incompréhensible, le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a récemment déclaré que les juristes soutiennent que l’acte de gestion a été dépénalisé. Je prends le risque de passer pour un non-juriste et je maintiens qu’il n’y a eu rigoureusement aucune dépénalisation de l’acte de gestion. C’est une occasion pour moi de vous dire également que la pénalisation de l’acte de gestion est un obstacle à la lutte contre la corruption.
De nombreuses affaires instruites depuis des années et où sont impliquées des personnalités n’arrivent toujours pas devant un juge. A titre d’exemple, l’affaire ayant trait aux autres volets du dossier Khalifa ou l’affaire de l’ex-wali de Blida. Peut-on alors parlé de dossiers «sciemment» oubliés au fond des tiroirs ?
Tout le monde sait qu’une partie du volet de l’affaire Khalifa toucherait à des intouchables. Pour ce qui concerne des dossiers laissés au fond des tiroirs, je pense que c’est vrai mais je n’ai aucune preuve. Cela relève plus de la conviction des uns et des autres et de la rumeur.
Dans l’affaire Khalifa et concernant le volet de personnes qui bénéficient du privilège de juridiction, est-il normal que l’instruction dure autant d’années jusqu’à la prescription de certains délits ?
Non, ce n’est pas normal. Et bien sur que nous sommes en droit de nous poser des questions.
Est-ce que cela veut dire donc que le traitement des affaires diffère devant la justice selon les personnes impliquées ?
Depuis que le monde est monde, nous savons que selon que vous soyez puissant ou misérable…
La réforme de la justice a commencé depuis quelques années déjà. Aujourd’hui, avec la nouvelle donne des révoltes arabes et les engagements présidentiels d’une réforme politique, est-ce que la réforme engagée sera suffisante pour mener vers l’indépendance de la justice ?
On va commencer par le commencement. Il y a eu beaucoup de réformes ou de tentatives de réformes de la justice en Algérie. Personnellement, j’avais, dès le début, exprimé mon pessimiste. La raison est que la justice est une institution fondamentale du système. Je ne vois pas comment on peut réformer la justice sans réformer le système. Rappelons-nous de la commission Issad qui avait réalisé un très bon travail. Cette commission aurait peut-être abouti à un meilleur résultat, si on avait confié aux concepteurs de la réforme le soin de la mettre en œuvre. Or, il y a eu un concepteur, c’est Issad, et on a confié l’exécution à ceux à cause desquels on a éprouvé le besoin de réformer la justice. Résultat des courses : rien. Maintenant, si nous devons relier l’avenir de la justice à celui du Printemps arabe, il est clair que la justice sera à l’image de ce que deviendra l’Algérie dans peu de temps. C’est toujours lié à l’évolution du système. Personnellement, concernant le printemps arabe, je demande à voir. Avec ce qui se passe actuellement en Egypte, en Libye, en Tunisie et au Maroc, je suis en droit de me poser beaucoup de questions sur la démocratisation de ces pays. Avec des pouvoirs dont la nature est connue de tous, je vois très mal la justice évoluer en pleine indépendance. En Algérie, des réformes politiques ont été annoncées. J’ai été reçu par la commission Bensalah dans le cadre de la concertation sur ces réformes où j’ai suggéré deux choses. En premier, j’ai évoqué la méthodologie de ces réformes. Pour moi, il aurait fallu commencer par la Constitution. Pourquoi ? Parce que, d’une part, c’est par excellence la loi fondamentale et, d’autre part, c’est parce que l’avenir du pays va dépendre de cette Constitution. En deuxième lieu, j’ai proposé un socle constitutionnel qu’il faudra adopter avant toute autre démarche. Cela dans le but de préserver l’Etat républicain de tout aléa électoral. Je ne suis pas un fanatique du suffrage universel, j’estime que la démocratie est beaucoup plus une éthique qu’une technique. D’accord pour la technique, c’est-à-dire l’accès au pouvoir au parti qui a gagné les élections fût-il islamiste mais il ne faut pas oublier l’éthique qui est le respect de l’essence même de la démocratie. C’est ce que j’ai réuni dans ce que j’appelle le socle constitutionnel à savoir le respect des droits de l’homme, l’égalité entre la femme et l’homme, le principe d’alternance, le respect des minorités… C’est ce qui a été fait en Turquie. Le mérite de la réussite de ce pays revient sans conteste à la Constitution d’Atatürk qui a permis aujourd’hui qu’un pouvoir islamiste soit à la tête de la Turquie sans toucher aux fondamentaux de ce pays.
H. Y
