L’ancien magistrat doute de l’indépendance de la justice, arguant que des procureurs, qui ont garanti l’impunité aux pontes du système, ne deviennent pas, par enchantement, les justiciers des temps du “hirak”.
Liberté : La justice est en effervescence sur des affaires présumées de corruption. Sommes-nous face à une justice-spectacle et sélective ?
Abdelhak Mellah : L’irruption des affaires judiciaires de nature pénale est due à la révolution en cours. Ce sont les revendications populaires, ces cris de “yethasbou gaâ” qui ont poussé le pouvoir — le pouvoir réel — à essayer d’être en phase avec la conjoncture historique et à déterrer les dossiers anciens et de lancer la justice aux trousses des hommes d’affaires soupçonnés de corruption. L’Union nationale des avocats, certaines personnalités et le Club des commissaires aux comptes, créés dans le sillage de ces événements, ont exprimé tout l’intérêt qu’il faut accorder à l’ouverture de la justice en cette période de changements salutaires.
Mais la façon dont ces affaires sont menées, particulièrement la couverture médiatique souvent inquisitoire et voyeuriste, le manque de communication de la part du parquet général, les présentations et les interrogatoires menés par les enquêteurs et les juges au pas de charge de nuit, la violation de certains droits de la défense…, fait que cette justice prend certains traits d’une justice d’exception, donc contraires aux standards universels.
Donc la justice fast-food, la justice-spectacle, est tout simplement le contraire de la justice. Il revient aux procureurs de s’autosaisir normalement, d’accomplir leurs tâches objectivement, sans parti pris. Il revient aux juges de garder leur impartialité, d’instruire à charge et à décharge et de trancher les cas selon ce que la loi et leur conscience leur dictent.
Le MDN a assuré qu’il n’instruit pas la justice. Le parquet général soutient qu’il agit librement. Pensez-vous que l’appareil judiciaire est réellement indépendant du pouvoir exécutif et, actuellement, du pouvoir militaire ?
Dire que la justice s’est libérée tout d’un coup est illusoire. Une justice asservie, pendant longtemps, par un pouvoir absolu, corrompu et corrupteur ne peut faire sa mue aussi facilement. L’action méritoire des jeunes magistrats, aussi courageux et déterminés soient-ils, quand bien même soutenus par les avocats et tous les professionnels de la justice, ne peut, à elle seule, réaliser les changements souhaités par le peuple.
Cependant, il est urgent de prendre des mesures immédiates, annonciatrices d’un changement véritable. Dans cet ordre, on peut citer : la libération des juges de toute instruction illégale et contraire à leur indépendance, l’instauration d’un fonctionnement sain des juridictions, le renouvellement du personnel dirigeant sur les seuls critères de l’intégrité et de la compétence, particulièrement ceux qui ont érigé l’indignité en valeur cardinale.
La fin de fonction de l’inspecteur général du ministère de la Justice a été saluée par tous les juges. D’autres doivent impérativement suivre au niveau du ministère et des juridictions, celle du directeur général des ressources humaines en premier. C’est à l’aune de ces changements que la sérénité pourra revenir dans le cœur des juges et la droiture dans leur action au quotidien. Ces mesures d’urgence prises, la véritable transition pourra être engagée.
Cela dit, la refondation de la justice doit être différée jusqu’à ce qu’un pouvoir politique incontestable, car légitimé par les urnes, soit installé.
Des dossiers de corruption sont ouverts par un régime accusé d’avoir alimenté la corruption. Est-ce une tentative d’atomiser l’insurrection populaire ou une occasion de règlements de comptes ?
Malheureusement, il faut bien le redire, la façon dont sont conduites les affaires en cours laisse présager une justice commanditée, orientée, sélective, en tout cas insoucieuse de la recherche de la vérité et de la réparation. Comment expliquer que les mêmes procureurs, qui ont garanti l’impunité aux pontes de l’ancien système, puissent, par enchantement, devenir les justiciers des temps du hirak ? Comment convaincre le peuple que les mêmes juges, nommés justement pour assurer un sommeil sans fin au dossier de Chakib Khelil, puissent le déterrer utilement et le poursuivre efficacement ? Il suffirait de réexaminer le mouvement des magistrats dans les fonctions importantes pour se rendre compte qui a nommé qui, et surtout pourquoi. Des forces extraconstitutionnelles, parfois mafieuses, ont pu placer des responsables à des postes stratégiques, les juridictions n’ont pas fait exception.
Disons les choses clairement : rien ne sera comme avant. Il faut libérer la justice et la rendre au peuple algérien souverain. Il faut accepter de se soumettre aux arbitrages démocratiques. Celui de la justice en premier lieu.
Quels que soient les chefs d’inculpation, les hommes d’affaires, poursuivis jusqu’alors, sont systématiquement placés en mandat de dépôt. Est-ce justifié ?
Le recours abusif au mandat de dépôt à toujours été une tare de la justice pénale algérienne. La détention provisoire des hommes d’affaires est injuste et absurde. Elle est injuste parce que injustifiable au regard des prescriptions constitutionnelles et légales, qui font du recours au mandat de dépôt une mesure très exceptionnelle et soumis à des conditions strictes. Elle est aussi absurde car elle est néfaste pour notre économie et le leadership national, particulièrement en cette période d’incertitudes.
Ni le parquet général ni le ministère de la Justice ne communiquent sur les affaires enrôlées. Pourquoi ?
Le silence gardé par le parquet général malgré les clameurs de la rue et des sollicitations des médias a augmenté le sentiment de malaise chez l’opinion publique et aggravé le sentiment de défiance dans le milieu des affaires.
Communiquer continuellement et simplement aurait été une occasion inespérée pour renouer le contrat de confiance que la justice doit maintenir avec les différents segments de la société, particulièrement chez les créateurs de richesse et de postes d’emploi.
Les parquetiers doivent rendre effectif le droit à l’information en temps opportun, conformément à l’article 11 du code de procédure pénale.
À votre avis, à quel dessein répond la mise en examen du président de Cevital, M. Issad Rebrab, qui est une victime du régime de Bouteflika ?
Ce qui est certain, c’est le fait que M. Issad Rebrab offre toutes les garanties de présentation devant, légalement, le mettre à l’abri d’une telle mesure. De même, le juge d’instruction avait toute latitude de prendre toute mesure de contrôle judiciaire à même de s’assurer de sa disponibilité permanente durant l’instruction.
Par ailleurs, les faits, objet des poursuites, et les sanctions encourues, d’après les informations rendues publiques, sont du domaine douanier, donc ayant un caractère fiscal plutôt que pénal. Outre, la minorisation de la valeur déclarée, faussement selon l’accusation, fait l’objet, depuis longtemps, d’une contestation judiciaire sérieuse. Si la logique et le droit avaient prévalu, on aurait laissé le soin aux experts d’apprécier techniquement la véracité de la valeur déclarée en douane. Il revient aux juges administratifs, sur la base d’éclaircissements techniques suffisants, de trancher définitivement la contestation de l’importateur. De ce point de vue, la poursuite pénale elle-même paraît intempestive et prématurée.
Au vu de ces éléments, la poursuite pénale engagée contre M. Rebrab suscite étonnement et indignation. Elle est ressentie, au mieux, comme une volonté d’éliminer un adversaire politique et, au pire, comme une manœuvre visant la stabilité et l’intégrité territoriales du pays, donc une volonté de tuer le hirak. Le traitement de l’affaire jette un discrédit certain sur l’action de la justice. En somme, elle est le signe d’une contre-révolution en marche.
souhila hammadi