Massacre du 23 mai 1956 en Kabylie : Safia Kessas et Fabrice Riceputi redonnent voix aux victimes

Massacre du 23 mai 1956 en Kabylie : Safia Kessas et Fabrice Riceputi redonnent voix aux victimes
Longtemps passé sous silence, le massacre du 23 mai 1956 dans la vallée de la Soummam refait surface grâce aux recherches croisées de deux documentaristes, Safia Kessas et Fabrice Riceputi.

En 1956, dans la vallée de la Soummam, l’armée coloniale française a perpétré, tuant et torturant sauvagement les habitants de trois villages. Des années plus tard, la documentariste Safia Kessas, en cherchant la vérité sur la mort de sa tante décédée cette année-là, a découvert l’horreur de ce drame.

Originaire de Djenane, un village voisin, elle a uni ses efforts avec l’historien Fabrice Riceputi. Ensemble, ils ont combiné leurs approches de documentariste et d’historien pour lever le voile sur cet événement tragique, notamment dans une enquête publiée sur MédiaPart.

Tout a débuté en 2021, lorsque Safia Kessas s’est lancée dans la quête d’une vérité enfouie : celle d’un massacre commis par l’armée française en Kabylie, le 23 mai en 1956. Durant des années, elle a documenté ce drame en France et en Algérie, un travail qu’elle a partagé avec l’historien Fabrice Riceputi.

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Les premières traces du massacre du 23 mai 1956

Dans le cadre de son documentaire, Safia Kessas s’est lancée dans une quête de vérité, cherchant à donner la parole aux victimes et à comprendre les circonstances exactes de cet événement, souvent ignoré par l’histoire.

Pour mener à bien leur travail, les deux chercheurs ont combiné leurs approches, se rendant en Algérie pour recueillir les témoignages des derniers survivants des villages d’Ait Soula, Tazrouts et Agouni. Leur enquête a révélé un document capital : le livre non publié d’un instituteur, témoin direct du massacre, qui le décrit comme un assassinat collectif et prémédité : « de la fumée montait au-dessus des toits des maisons, des cris et des pleurs se faisaient entendre et je compris qu’une tuerie se perpétrait (…) Jamais, je n’avais vu autant de cadavres. C’était un assassinat collectif et prémédité« . Ce récit a été renforcé par d’autres témoignages jetant une lumière sur les atrocités, notamment les violences faites aux femmes.

Par ailleurs, l’enquête s’est enrichie avec la version française des faits, après une rencontre avec un ancien soldat, en l’occurrence Bernard Montagne. Bien qu’il ait nié l’ampleur du massacre, son témoignage a mis en évidence le mécanisme de déresponsabilisation de l’armée française, qui a tendance à attribuer les exactions à des « tirailleurs sénégalais » : « C’étaient des tirailleurs sénégalais. Il y a eu un tué, ensuite la compagnie s’est lancée dans une opération de représailles. Ils se sont vengés sur la population, allez-y, vengez-vous, c’était facile« , avance-t-il.

Bernard Montagne, chez lui, qui tient une photo datant de 1957- Safia Kessas pour Médiapart.

Bernard Montagne, chez lui, qui tient une photo datant de 1957- Photomontage Médiapart et Safia Kessas.

Ce travail de fond, mêlant archives, témoignages oraux et écrits a permis à Safia Kessas et Fabrice Riceputi de pointer du doigt la différence entre la version française et les témoignages des survivants de ce massacre qui aurait fait 75 morts en quelques heures seulement, dont des femmes et des enfants.

Quand l’armée française réécrit l’histoire du massacre de 1956

Dans la suite de leur enquête, Safia Kessas et Fabrice Riceputi confrontent les récits d’anciens soldats français pour documenter le massacre de 1956 en Kabylie. Ils découvrent le rôle ambigu d’un certain capitaine Harvut, commandant d’une section administrative spéciale (SAS). L’ancien appelé Bernard Montagne le décrit comme un homme corrompu et violent, qui aurait séquestré une jeune fille.

Leurs recherches les mènent ensuite aux archives militaires, où ils découvrent que le massacre a été dissimulé et transformé en « accrochage avec des rebelles« . Ces documents ainsi que les articles de presse de l’époque valident les faits, tout en masquant la tuerie de civils.

Le massacre du 23 mai 1956 aurait fait 76 morts dont des femmes et des enfants - Photomontage Médiapart et Safia Kessas.

Le massacre du 23 mai 1956 aurait fait 75 morts dont des femmes et des enfants – Photomontage Médiapart et Safia Kessas.

Cette version est contredite par l’ampleur de l’opération qui impliquait plusieurs centaines d’hommes et suggérait une action préméditée, et non une simple riposte. À ce stade, l’enquête démontre l’importance des témoignages de survivants pour révéler la vérité.

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Une mémoire vivante et un « crime de déshonneur »

Dans la vallée de la Soummam, des témoins comme Abdelaziz Brinis, 12 ans à l’époque, racontent comment l’armée française a investi les villages au petit matin. Les hommes ont été rassemblés dans un cimetière, où le capitaine français Harvut, avec une liste, a trié ceux qui devaient être abattus.

Par ailleurs, d’autres récits, comme celui d’Ali Gani, confirment les faits et la présence de cette liste d’exécution. En effet, les survivants se souviennent des exécutions, de la découverte des corps et de l’aide des villages voisins pour enterrer les morts.

La suite de l’enquête de Médiapart met en lumière les violences sexuelles subies par les femmes de la région lors du massacre du 23 mai 1856. Cette dimension du drame, longtemps cachée par un « crime de déshonneur », est révélée par les témoignages poignants comme ceux de Btitra Y. et Dahbia B., qui racontent comment les femmes ont subi une humiliation publique qui a laissé des cicatrices profondes.

Au-delà du dénuement forcé, l’enquête confirme également l’existence de viols collectifs dans le village d’Agouni. La mémoire de ces actes a été étouffée par la honte et la peur, mais ces témoignages rappellent que les violences sexuelles étaient une arme de guerre.

De plus, d’autres récits, à l’exemple de celui de Baya K., torturée pour avoir refusé de dénoncer son mari, soulignent leur rôle crucial dans la résistance. Elles ont été confrontées à un double combat : contre l’armée française et contre les privations et la peur.

Des dizaines de morts, des femmes violées et humiliées

Le dernier épisode de cette série révèle que le massacre de 1956 en Kabylie n’était pas un simple « accrochage« , mais le fruit de la stratégie de « pacification » de l’armée française. L’objectif était de terroriser la population pour la dissuader de soutenir le Front de libération nationale (FLN).

Le 23 mai 1956, les troupes françaises ont encerclé trois villages. Elles ont exécuté des dizaines d’hommes et ont humilié des centaines de femmes contraintes à se déshabiller, et dont certaines ont été violées. Ces actes de violence extrêmes visaient à briser l’esprit de la résistance des habitants qui soutenaient le colonel Amirouche.

Cependant, cette brutalité a eu l’effet inverse, renforçant l’engagement des jeunes de la région qui ont massivement rejoint la lutte pour l’Indépendance. Il est à rappeler que ce travail de mémoire est en fort contraste avec le déni persistant en France des crimes coloniaux. Les auteurs soulignent que la France ne reconnaît toujours pas ses violences, alors que les victimes, en Algérie, continuent de se battre pour que la vérité soit dévoilée.

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