Maltraitance des personnes âgées en Algérie

Maltraitance des personnes âgées en Algérie

En Algérie, les plus de 65 ans sont des centaines de milliers à être victimes de mauvais traitements, depuis l’humiliation jusqu’au supplice en passant par le vol. Dans le milieu hospitalier, les maisons de retraite, mais aussi et surtout dans les familles. Et tout cela à huis clos, dans le silence. Comment briser l’omerta sur cette triste fatalité, étrangère à nos moeurs et valeurs ancestrales ? Il était une fois un vieillard si faible qu’il pouvait à peine marcher ; il ne voyait presque pas ; ses mains tremblaient.

Aussi, à table, une partie de sa soupe tombait sur la nappe. Le spectacle finit par dégoûter son fils et sa belle-fille, qui servirent désormais à manger au vieux grand-père dans une écuelle de terre, à l’écart dans un coin de la pièce, et encore ne lui en donnaient- ils pas assez. Le vieillard portait d’un air affligé ses yeux sur la table où étaient assis ses enfants, et de grosses larmes coulaient le long de ses joues ridées.

Un jour, ses mains tremblantes ne purent tenir l’écuelle ; elle tomba et se cassa. Sa bru le gronda sévèrement. Puis lui acheta une petite jatte de bois dans laquelle, il dut manger. Quelques semaines plus tard, son petits-fils de 4 ans, assis sur le plancher, s’amusait à ajuster ensemble quelques petites planchettes de bois.

«Que fais-tu là ?» lui demande son père. «Dame!» réplique l’enfant, je fais une petite auge ; papa et maman mangeront dedans quand je serais grand et qu’ils seront vieux.» Le mari et la femme se regardèrent en silence. Ils comprirent aussitôt leurs torts envers le vieillard et le firent se rasseoir à leur table

L’Algérie, jadis terre de l’humanisme, de la dignité Hélas,

les histoires vraies finissent rarement, sous nos cieux, aussi bien que ce conte des frères Grimm… La société algérienne, coincée dans l’engrenage et appauvrissante, en effet, semble avoir fait des personnes âgées son dernier tabou. Pis : elle a réussi à nous détourner de voir dans les vieilles gens, nos grands-parents, nos semblables. Notre condition, pourtant, sera demain celle que nous leur assignons aujourd’hui.

Or, celle-ci est tout simplement révoltante : l’Algérie, jadis terre de l’humanisme, de la dignité, du «Nif et de la horma», traite quasiment ses vieillards sinon par le mépris, la «hogra», du moins par le déni, quand ce n’est pas avec infamie.

Etrangère à nos valeurs millénaires et considérée par les institutions internationales comme un délit très grave, la maltraitance est là, rampante, embusquée dans le huis clos familial ou derrière les murs grisâtres des institutions : hôpitaux, maisons de retraite ou «Diar Er Rahma»… Sur les hauteurs d’Alger, dans un centre de vieillesse où tout n’est pas couleur de rose, El Hadja Aïcha, 75 ans, est une ex- SDF (sans domicile fixe) ayant perdu toute sa famille lors du tremblement de terre de Chlef, en octobre 1980.

Après des années de galère faite de misère et de détresse, elle marmonne d’une voix tremblotante : «Je vis dans ce centre depuis 8 ans déjà. El Hamdoulilah ! Nous sommes bien nourris et à l’abri du froid.

Cependant, nous avons un problème de sécurité car, durant les soirs, il y a moins de surveillants, ce qui explique le vol de nos affaires. Et souvent, nous sommes indignement maltraités : les personnes âgées et les malades, notamment, par les femmes de ménage… Insultes, bousculades, humiliations….» Un autre vieux, à la barbe bien fournie et accoudé à un baluchon, tempête, la mort dans l’âme : «Nous sommes contraints de supporter les brimades et les blasphèmes de certains.

Nous n’avons guère le choix», avant de pointer son index droit vers le ciel pour implorer la clémence de Dieu : «Allah yahdihoum !» Face à ces accusations de maltraitance dans ces établissements pour personnes âgées, tout le monde s’en lave les mains.

D’autres, en revanche, tentent de justifier l’injustifiable : «Les actes de maltraitance sont souvent dus à une trop grande fatigue du Staff, en cadrant ou soignant. En outre, un comportement énervant et répétitif de la personne âgée, peut suffire pour que des actes de maltraitance soient découverts à l’encontre des pensionnaires.» Pour d’autres acteurs du soin social : «Les établissements ne peuvent remplacer un milieu familial et il y a toujours des insuffisances».

Souffrir en silence par crainte d’une réaction de rejet

Dans les familles, les personnes âgées sont notamment confrontées à une maltraitance psychologique et financière. Il est question de pressions pour signer une donation, modifier un testament ou permettre l’accès à un compte bancaire… «Mes gosses me harcèlent tout le temps pour l’argent», raconte Si Ahmed, 73 ans, qui bénéficie d’une retraite des caisses françaises.

«A chaque mandat, je subis presque des agressions physiques pour me délester de mon bien. C’est l’enfer !» déplore amèrement cet ex-travailleur dans une mine de charbon, avant de lâcher la sentence : «Les vieux d’avant, leur retraite, c’était leurs enfants. Aujourd’hui, c’est l’Euro, la devise sonnante et trébuchante. » «Le moment de la maltraitance est souvent l’acmé d’une vieille histoire familiale complexe, commente B. Karim sociologie. Il est très rare que la victime porte plainte».

Et si d’aventure elle ose franchir le pas, plus rare aille encore qu’elle jusqu’au bout. Battue par sa fille de 50 ans pour avoir distribué des vêtements à des pauvres, Khalti Yamna, 77 ans, fait constater les blessures qui lacèrent ses jambes.

Puis les remords la rongent d’avoir produit un certificat contre sa fille. Elle retire sa plainte. «Les gens ne craignent rien tant que de jeter la honte sur la famille ces histoires transpirer sur la place publique », rapporte une assistance sociale d’Alger. Généralement, les victimes de maltraitance préfèrent souffrir en silence par crainte d’une réaction de rejet.

Si elles sont en famille, elles ont peur d’être envoyées dans les hospices de vieillesse et, si elles sont en institution, d’en être renvoyées. Certains praticiens font, eux, le jeu de la famille. M. Messaoud , Oranais de 73 ans, souffre d’une maladie d’Alzheimer débutante, nous raconte Ali, un ami de la famille.

Forte de ce diagnostic médical, sa fille unique, qui ne lui a pas pardonné d’avoir, voilà dix ans, délaissé les siens pour une compagne beaucoup plus jeune et attentionnée, profite d’une des rares absences de la «jeunesse» pour placer «papa» en maison de retraite.

Contre son gré, M. Messaoud s’agite et veut regagner son domicile. Il hurle à l’enlèvement. Des neuroleptiques sont utilisés à des doses dix fois supérieures aux doses maximales usuelles. La maladie s’aggrave… Plus question, dès lors, de retourner auprès de sa belle, d’ailleurs, interdite de visite, selon l’affirmation de Ali avant de conclure : «Il mourra là, seul».

Toutes les familles ne sont pas cruelles

La famille serait-elle donc cruelle ? Au vrai, toutes les familles ne sont pas cruelles. Certaines sont justes cupides. La descendance manoeuvre en douce pour faire main basse sur les sous de l’aïeul. C’est à qui empochera la plus grosse part. L’aisance rare de certains retraités d’aujourd’hui n’entame en rien cette avidité.

«Mes enfants m’ont battu parce que je ne voulais leur donner mon argent», se lamente Ammi Saïd, 70 ans, ex-cheminot en France, dont la progéniture ne vit pourtant pas dans la dèche : chef d’entreprise, patron de bar et fonctionnaire… Si Omar, son ami d’enfance, «vendeur de cigarettes pour cause de retraite misérable», affirme sans plaisanter que «des vieux ont été physiquement agressés par leurs enfants parce qu’ils n’ont pas la retraite en devises !..»

Des violences physiques souvent perpétrées par un fils, une fille, un conjoint ou un membre de la cellule familiale qui s’épuise et n’arrive plus à s’occuper d’une personne devenue très dépendante, ou atteinte de sénilité. «Vous pouvez prendre votre père chez vous.

On ne peut rien faire pour lui», dira un médecin à un jeune homme accompagnant son père aux «urgences» dans un hôpital d’Alger. Le fils tente de comprendre mais le médecin finit par lâcher : «Il est vieux, il sera mieux à la maison qu’à l’hôpital.» Au vrai, pour être délestées de tout passif affectif, les institutions : centres de vieillesse et hôpitaux, du reste, ne sont pas forcément mieux traitantes que les familles. C’est la galère ou l’enfer au quotidien ! «Quand l’infirmière vient me faire une injection, elle accomplit son geste avec dégoût comme si nous étions des personnes insensibles.», nous confie une vieille dame hospitalisée depuis quelques semaines.

Pour une altération de l’état général, une perte d’autonomie récente. Peu de visites lui sont rendues ; elle est seule et sans enfant ; peu de communication avec les voisins de chambre ; tous désorientés, voire très agités. Elle-même est légèrement dépressive. Elle s’ennuie.; Elle pense beaucoup…

Dignité bafouée, humanité niée !

Il y a aussi, ces affaires de «pipi» qui cristallisent l’humiliation ressentie par les vieilles personnes. Mme Bakhta, n’est pas incontinente mais atteinte d’une hémiplégie récente ; elle sonne pour réclamer le bassin… Ou demander à être accompagnés aux toilettes. Et puis avec ses besoins impérieux elle sonne «un peu trop souvent».

La voilà donc surnommée «Mme Pipi» ! D’abord offusquée, elle sombre dans une profonde tristesse. Puis, face à l’infirmier aux remarques désobligeantes, et en présence d’une cohorte de soignants, Mme Bakhta éclate en larmes : «Qui êtes-vous pour me parler ainsi ? Et qui croyez-vous que je sois pour être traitée de la sorte ?» Dignité bafouée, humanité niée ! «Personne ne respecte notre pudeur, tempête une autre dame hospitalisée. Le personnel hospitalier entre le matin dans les chambres des malades âgés et ouvre les fenêtres sans demander leur avis».

Et cette infirmière infantilisante qui disait à ses collègues hilares : «Tenez les mains de ce pépé que je le gifle.» Sans parler de la vulgarité ambiante et obscénités coutumières : «Alors mémé, t’es pas contente ?», «Ta gueule feignasse», «Magne-toi le cul, paillasse !» Et des vertes et des pas mûres !… Sur le plan psychologique, les spécialistes indiquent que les maladies chroniques et pressions psychologiques constituent 80% des raisons de décès des personnes âgées en Algérie, conséquence de la situation déplorable dans laquelle évolue cette frange de la société. Ils appellent d’ailleurs à l’élargissement des soins à domicile.

Selon des statistiques officielles, 60% des pensionnaires des maisons de retraite pensent au suicide, 40% des personnes âgées sombrent dans le désespoir alors que plus de 100 000 sont atteints de sénilité. Le nombre de personnes âgées victimes de la maltraitance intentionnelle est estimé à plus de 300 000, selon des sources recoupées.

Fussent-elles imprécises, ces estimations ne permettent plus d’en douter : voilà sans doute le grand scandale du nouveau siècle ! Un scandale qui semble terré, enterré même : il y a cent fois moins d’enfants battus et de femmes rossées… De l’indifférence qu’il suscite dans une société qui ne trouve plus ses repères, le phénomène, honteux, croît et se fortifie. La maltraitance des vieux a de l’avenir, ne serait-ce que démographique. En 2050, 30% de la population auront plus de 60 ans. Il est donc plus que temps de déterrer cet ultime tabou.