Le différent entre Louisette Ighilahriz et Yacef Saâdi se réglera donc au tribunal. Héros de la Bataille d’Alger, sénateur du tiers présidentiel, Yacef Saâdi a traité Ighilahriz de menteuse en lui déniant le statut de combattante de la révolution. Offusquée, celle-ci réplique en sommant le sénateur de démissionner de son poste pour affronter un procès en diffamation. « Sois un homme, Yacef ! Ne te cache pas, sors et viens en face de moi », lui dit-elle. Pour affronter Louisette, Yacef devrait accepter de renoncer à son statut de sénateur qui le protège de poursuites judiciaires.
Lundi 30 mai, Louisette Ighilahriz est passée à l’acte en déposant plainte pour diffamation au tribunal d’Alger contre son contempteur. Elle sera défendue par l’avocat Mokrane Ait Larbi.
Pour que le procès puisse se tenir, Saâdi devrait démissionner de son poste de sénateur ou être déchu de son immunité parlementaire qui le protège contre toutes poursuites judiciaires.
Accusations contre accusations, cette polémique relance le débat sur le rôle de certains héros durant la guerre de libération. C‘est d’autant plus vrai, pour le cas de Yacef Saâdi, que Louisette Ighilahriz met en doute le passé de ce révolutionnaire devenu richissime homme d’affaires ayant prospéré notamment dans la production cinématographique et dans l’import-export.
Que reproche Saâdi à Ighilahriz ? Comment celle-ci se défend-t-elle? Yacef Saâdi était-il un bouchkara, une balance, qui s’est mise à table pour fournir des informations sur ses compagnons après son arrestation le 24 septembre 1957, au cœur de la Bataille d’Alger ? Décryptage.
Le contexte
Mercredi 27 avril 2011, en marge de la présentation à Alger d’un film documentaire, « Fidaiyett », consacré aux combattantes de la guerre d’indépendance, Yacef Saâdi lance une charge violente contre ces « femmes qui prétendent avoir pris part à la guerre » et « excellent dans l’art de faire de la comédie ».
Yacef vise directement Louisette. « Je vous confirme qu’elle n’a aucun rapport avec la guerre de révolution », dit-il. Et il n’en restera pas là.
« Elle n’était pas parmi les poseuses de bombes. Et elle n’a pas milité aux côtés de Said Bakel. Said était avec moi, il me l’aurait dit. Je n’ai connu Louisette Ighilahriz qu’après l’indépendance. Elle n’a pas été torturée », ajoute-t-il. Avant de demander à l’intéressée d’exhiber les preuves de sa participation à « La Bataille d’Alger ». Qu’elle montre les « traces de balles sur son corps », dit-il.
La réplique de Louisette
Scandalisée, Louisette Ighilahriz demande au chef de l’Etat de déchoir Yacef Saâdi de son immunité parlementaire pour qu’il puisse répondre des ses propos devant un tribunal.
Nommé en janvier 2001 sénateur dans le tiers présidentiel, Saâdi ne peut donc être poursuivi en justice tant qu’il bénéficie de son statut de parlementaire. Pour qu’il puisse affronter sa «victime », il faudrait d’abord qu’il soit déchu de son immunité ou qu’il y renonce.
Arrêtée par l’armée française le 28 septembre 1957, soit quatre jours après Yacef Saâdi, Louisette Ighilahriz, 20 ans à l’époque, a été grièvement blessée par balles aux côtés de son chef de réseau, Saïd Bakel. Transférée au siège de la 10e division parachutiste à Alger, elle y a été torturée et violée.
« C’était l’enfer, à tel point que je réclamais la mort. Un jour, Graziani m’a dit : ‘voilà pour qui tu luttes !’ Et il m’a montré la photo de Yacef Saâdi en train de fumer le cigare, et de Zohra Drif. Tu vois bien qu’ils sont très bien traités ! », a-t-elle raconté un jour.
C’est le témoignage d’Ighilahriz paru dans le journal Le Monde en juin 2000 qui a relancé en France le débat sur la torture durant la guerre d’Algérie.
Le passé de Yacef Saâdi
En attendant que Yacef Saâdi accepte ou non d’affronter Louisette Ighilahriz dans un procès public, celle-ci affirme, à demi-mots, que son Saâdi « avait très mauvaise presse parmi les moudjahidine. » « La première des choses qu’on m’a dites lorsqu’on m’a ramenée en cellule, le 20 décembre 1957, après les séances de torture, c’est que Saâdi avait fauté (…) Ça voulait dire qu’il avait balancé beaucoup de gens. Mais ce que je dis, il le reconnaît lui-même. Tout le monde connaît cette partie de son histoire. Ce que je ne m’explique pas, c’est pourquoi, aujourd’hui, s’en prend-il à moi ? », raconte Louisette au quotidien El Watan.
Si Yacef Saâdi met en doute la participation de Louisette Ighilahriz à la guerre de libération au point de lui demander d’exhiber les preuves, c’est-à-dire de fournir une sorte de certificat, une attestation de participation à la guerre, ne pourrait-on pas dire de même de lui ?
Yacef Saâdi, qui a campé son propre rôle dans le film la Bataille d’Alger, n’a-t-il pas trahi en livrant les noms de ses compagnons au lendemain de son arrestation le 24 mars 1957 ? Louisette Ighilahriz ne dit-elle pas que « Saâdi avait fauté », qu’il avait balancé beaucoup de gens, qu’il a lui-même reconnu avoir été une balance ?!
Chef de la zone autonome d’Alger, Yacef Saâdi a été arrêté le 24 septembre 1957 en compagnie de Zohra Drif ( également sénatrice du tiers-présidentiel), dans une maison de la Casbah où ils s’étaient réfugiés. Avant de se rendre aux troupes du colonel Godard, Saâdi réclame un statut de prisonnier politique.
Le lendemain de son arrestation, Raoul Salan, commandant supérieur interarmées, rencontre Saâdi et Zohra Drif, pour s’assurer qu’ils coopèrent, qu’ils ne font pas l’objet de torture. « Je ne suis pas maltraité… Vos médecins m’ont même guéri d’un commencement de grippe », lui répond Saâdi.
Les aveux circonstanciés de Saâdi
Pendant prés d’un mois, les deux prisonniers seront interrogés par l’équipe du colonel Roger Trinquier, membre de l’état-major du général Massu. Dans une émission diffusée en 1970 par une télévision française, Trinquier confirme devant Yacef Saâdi au cours de ce débat consacré au film « La Bataille d’Alger ».
« J’ai interrogé Yacef Saâdi, nous avons discuté pendant un mois, ça m’intéressait de savoir comment il a fait son organisation et lui ça l’intéressait de savoir comment j’ai démolit son organisation », affirmait à l’époque Roger Trinquier.
Pendant leur détention dans une villa d’El Biar, sur les hauteurs d’Alger, les deux prisonniers livrent des aveux circonstanciés sur l’organisation mise en place par le FLN à Alger, permettant ainsi son démantèlement.
Une partie de ces dépositions, au total une centaine de feuillets dactylographiés frappées du sceau « secret », circulent sur la toile. Toutefois, rien ne permet de certifier l’authenticité de ces documents.
Condamné à mort, Yacef Saâdi a vu sa peine commuée en 1958 après le retour au pouvoir du général De Gaulle. De celui-ci il dira qu’il lui est infiniment reconnaissant. « Quand on me demande en quelle année je suis né, je réponds toujours : ‘ en 1958 !’ », a-t-il dit à la journaliste Florence Beaugé (Le Monde, 30 janvier 2007).
Un éventuel procès opposant Louisette Ighilazhir à Yacef Saâdi contribuerait-il d’en savoir davantage sur cet épisode de la guerre de libération ? Pour cela, Saâdi devrait accepter de se défaire de son immunité parlementaire. « Sois un homme ! », lui demande Louisette.