Qu’elles peuvent être ternes et dépeuplées ces rues et ruelles d’Alger et d’ailleurs où l’on ne croise presque plus ces infatigables champions des petits métiers qui rendaient leurs bons et loyaux services à qui les sollicite pour une vitre cassée, un tamis abîmé ou un robinet qui coule.
Ces petits métiers qui faisaient partie de notre quotidien, il y a encore quelques années, tels celui de vitrier, réparateur de grands plats en bois (« Gassaâ »), matelassier ou encore « crieur public » (« Berrah ») qui, ponctuels, sillonnaient chaque jour que Dieu fait les quartiers de la cité en quête de clients ou d’une oreille attentive, se font aujourd’hui de plus en plus rares à une époque où la machine a pris le relais de l’homme et détrôné ces activités de moins en moins demandées, lorsqu’elles ne sont pas dévalorisées.
Hadj Lahcene, l’un des derniers vitriers qui continuent d’arpenter la capitale, est une figure bien connue des habitants d’El Madania, de Bir Mourad Rais ou de Kouba.
Inlassablement, depuis plus de cinquante ans, il poursuit ses longues tournées à travers les rues d’Alger offrant à qui veut l’entendre des services, hélas jugés d’un autre temps.
Il se rappelle, non sans une pointe de regret et un pincement au cœur les jours fastes où ce métier, qu’il dit avoir hérité de son oncle, faisait recette dans tous les sens du terme.
Il se rappelle surtout l’importance du vitrier en ces temps-là où il était pour ainsi dire l’homme providentiel dans l’urgence d’une vitre cassée ou d’un beau miroir brisé.
Ce métier, à l’agonie actuellement, est difficile et contraignant car exigeant de son exécutant beaucoup de patience, de savoir-faire mais aussi de crédibilité auprès des gens dont il faut gagner la confiance pour pouvoir entrer dans l’intimité de leur foyer, soupire Hadj Lahcène. Pour cet artisan, le métier de vitrier ambulant est appelé à disparaître inévitablement devant l’invasion impitoyable de la machine qui accomplit toutes les fonctions, même les plus fantaisistes.
Autre métier, autres déboires, la fabrication et la réparation des tamis et autre gasaâ (grand plat en bois ou l’on roule le couscous) ou pilons en bois sont des métiers révolus, les femmes, ayant pour la plupart, tourné le dos au travail harassant qui consistait à rouler soi-même son couscous, lui préférant la préparation industrielle disponible auprès du premier épicier.
Les rares femmes qui préfèrent encore rouler elles-mêmes leur couscous sont aujourd’hui contraintes d’effectuer parfois de longs déplacements pour réparer leur arsenal d’ustensiles nécessaires sachant que les artisans dans ce type de travail se comptent, eux aussi, sur les doigts d’une seule main. Ammi Boualem ,75 ans, est l’un d’eux.
Il a appris il y a 61 ans, dira-t-il le métier de réparateur de tamis, Gassaâ et autres articles entrant dans la confection du couscous dans son village natal de Dachra de Ouled Ali sur les hauteurs de Tizi Ouzou, car en ce temps-là les femmes roulaient elles-mêmes leur couscous et fabriquaient leur propre pain, ce qui faisait d’elles, en l’occurrence, des clientes fidèles et permanentes ».
« Après l’indépendance, j’ai continué dans cette voie pour nourrir ma famille qui compte neuf enfants mais le mode de vie et le changement des mentalités ont durement éprouvé cette activité devenue non lucrative », regrette le vieil homme.
« Arpenter les rues à la recherche de clients, poursuit-il, n’est plus de mon âge et même si, quelquefois, je suis tenté de le faire, mes efforts demeureront infructueux faute de clients ».
Réduit à cette situation, Ammi Boualem n’a eu d’autre choix que de louer une modeste échoppe pour y vendre de la vaisselle et des ustensiles de cuisine tout en continuant de retaper les quelques tamis qui lui parviennent, une tâche qu’il dit accomplir avec la « meilleure volonté du monde » puisqu’elle lui permet, symboliquement, de perpétuer des coutumes ancestrales.
Boumetreg Tahar Ben Mohamed de Boufarik (Blida) a opté, quant à lui, pour la sauvegarde d’un métier d’un tout autre registre, « une mission d’information », dit-il, celle du Berrah (crieur public) qui annonce uniquement les décès survenus dans le voisinage.
De ruelle en ruelle, n’en oubliant aucune, notre crieur fait part du décès, décline avec soin et précision la filiation du défunt et informe surtout de l’heure et du lieu de l’enterrement.
Le dernier « Berrah » de la Mitidja Un métier plutôt rebutant dont beaucoup se passeraient et que Ammi Mohamed continue, malgré tout, de pratiquer au regard des liens sociaux et humains qu’il aide à préserver au sein de la communauté dont les membres partagent, décidément, les heurs et les malheurs et apportent soutien et réconfort à qui en a besoin.
Un autre Berrah, Boumetref Tahar, surnommé Ammi Ahmed, 76 ans, est lui aussi de Boufarik où il est toujours sollicité pour annoncer les décès, une mission dont il mesure l’urgence pour permettre au plus grand nombre d’assister à l’enterrement lequel –nécessité religieuse exige–se fait souvent peu de temps après la mort.
Ammi Ahmed est facilement joignable. Aux alentours des mosquées, au jardin attenant, ou au café mitoyen, Ammi Ahmed est toujours là prêt à servir telle ou telle famille qui vient de perdre un être cher. « Puissiez-vous n’entendre que de bonnes nouvelles! », c’est par cette phrase rituelle que le Berrah entame sa funeste et néanmoins utile annonce, plongeant, à tous les coups, son auditoire dans un moment de tristesse et de méditation.
Evoquant ses débuts dans ce métier, qui n’a plus cours, avec la propagation des moyens de communication modernes, M. Boumetreg dit avoir débuté dans ce métier en 1975 en remplacement de son prédécesseur.
Le choix s’était alors porté sur lui au vu de son expérience acquise aux côtés de l’ancien Berrah durant la période coloniale. Malgré le poids des ans et les maladies, Ammi Tahar, dernier Berrah de la Mitidja, sillonne toujours les quartiers à bicyclette bravant les « rudes » conditions de la vie urbaine.
Un tantinet philosophe, il trouve que le métier qu’il affectionne lui a appris « l’humilité et la modestie », car la mort qu’il annonce, presque chaque jour, « demeure, dit-il, la seule vérité qui montre à l’évidence combien les plaisirs de la vie sont éphémères ».
Concernant l’avenir de cette activité, Ammi Tahar regrette déjà son inéluctable extinction, à l’instar de bien d’autres métiers, qui ont pourtant eu un profond ancrage dans la société algérienne et marqué bien des générations.
Et le vieil homme de dire, dans la foulée, toute sa déprime à l’idée qu’aucun « Berrah » n’annoncera sa propre mort…