Le projet de loi relatif à l’information, présenté lundi 28 novembre aux députés, provoqué la colère d’une partie de la presse algérienne. Liberticide, répressif, encourageant l’autocensure, ce texte censé consacrer la liberté de la presse fait peur en raison d’une batterie d’article qui menacent, l’exercice de la profession. A la vérité, cette loi proposée par Bouteflika dans le cadre de ses réformes politiques ne déroge pas à la conception qu’il se fait de la presse de son pays.
Au moment où les députés débattent de ce projet de loi, nous avons choisi de revenir sur un événement qui s’est déroulé le 29 juin 1999, lors d’un Conseil des ministres : le limogeage du ministre de la Communication, Abdelaziz Rahabi.
Prés de douze ans après son arrivée au pouvoir, Bouteflika n’a pas changé. Pour lui, la presse doit être contrôlée, asservie, tenue en laisse. Enquête sur un limogeage en direct. Enquête sur un limogeage.
Mercredi 29 juin 1999, une journée peu ordinaire dans la vie d’Abdelaziz Bouteflika. Il préside son premier Conseil des ministres en sa qualité de président élu le 15 avril.
Dix heures, les ministres sont déjà là. Le Premier ministre, Smaïl Hamdani, nommé quelques mois plutôt par le président Zéroual, est à l’heure.
Reconduit dans ses fonctions, ce technocrate dépourvu d’ambitions politiques, est chargé de poursuivre sa mission à la tête du gouvernement en attendant la nomination d’un nouvel exécutif.
Bouteflika préoccupé par un seul sujet : la communication
Selon les règles, le Président s’entretient avec son Chef du gouvernement dans le bureau présidentiel. L’entrevue dure presque une heure. Les deux hommes abordent les questions inscrites à l’ordre du jour du Conseil.
Et durant ce premier entretien, Bouteflika se montre particulièrement préoccupé par un seul sujet : la communication.
Il juge que la manière avec laquelle est géré ce département sensible ne correspond pas à sa manière de voir les choses. Il critique violemment la presse privée et considère le ministre de tutelle, Abdelaziz Rahabi, comme l’allié de ces journaux qui ne cessent de le pourfendre du temps même où n’était que candidat du « consensus ».
Récupérer le ministère de la Communication
Pire : une semaine après son élection, les critiques n’ont toujours pas cessé. Une attitude que cet homme, élevé à la dure école de la censure boumedieniste, n’arrive pas à comprendre et à admettre. « J’ai l’intention de récupérer le ministère de la Communication », explique t-il à Smail Hamdani.
Le récupérer ? Dans le langage du nouveau président, le mot veut dire « contrôler ». Il faut aussi dire que les nombreuses prises de position du ministre en faveur de la liberté d’expression déplaisent à Bouteflika.
Ancien ambassadeur d’Algérie au Mexique et en Espagne, Abdelaziz Rahabi est un ministre joviale et courtois qui jouit d’une grande estime parmi les journalistes.
Les réformes de Rahabi
Dès sa prise de fonction, il entame une série de réformes qui vont dans le sens du renforcement de la liberté de la presse. Elles révolutionnent le secteur de l’information dans un pays où les dirigeants sont réfractaires à la libre expression.
Dès sa nomination, Rahabi lance une réforme d’importance : celle de la publicité. Il prend la décision de réformer la loi qui donnait le monopole des annonces à l’ANEP, l’agence d’Etat laquelle distribue la manne publicitaire selon le bon vouloir des décideurs.
Défaire le monopole sur la publicité
Les journaux dont la ligne éditoriale est jugée hostile au régime ne peuvent donc prétendre aux faramineux contrats des entreprises publiques et des institutions.
Seuls les journaux dociles et complaisants en bénéficient, même si leurs tirages de certains ne dépassent pas souvent les 10.000 exemplaires contre une moyenne de 100 000 pour les quotidiens « rebelles ».
La nouvelle loi proposée mettrait donc fin à ce monopole. Autre mesure prise par le ministre de la Communication : la levée de l’interdiction qui frappe la distribution de la presse étrangère.
En outre, Rahabi décide d’autoriser la publication d’une trentaine de nouveaux titres de presse dont les agréments sommeillaient jusque-là dans les tiroirs de l’administration.
Un ministre qui fait bande à part
Ces mesures, prises durant le mandat de Liamine Zeroual, déplaisent au nouveau Président et à son entourage.
Contrairement à tous les autres ministres, Rahabi n’hésite pas à s’afficher avec des journalistes et à rendre visite à des rédactions, habillé en monsieur-tout-le-monde, sans escorte et sans protocole. Bref, un ministre qui fait bande à part.
Cette façon de communiquer déplaît à Bouteflia. Il le fait savoir au Premier ministre qui comprend très vite l’intention du Président : il veut se débarrasser du ministre de la Communication. Smaïl Hamdani s’y oppose.
« M. le Président, je suis très satisfait du travail de mon ministre. Nous n’avons pas de problèmes avec la presse et je n’ai pas à me plaindre de lui », dit-il.
« Rahabi est l’ami de la presse, ce n’est pas mon ami. Il l’a aidée matériellement. Il ne peut pas être mon ami », réplique Bouteflika. Le Président ne s’arrête pas là. Il a déjà pris sa décision. Il l’annoncera dans les minutes qui suivront cette rencontre.
Ambiance tendue
Bouteflika fait son entrée dans la grande salle avec une démarche martiale. L’ambiance est quelque peu tendue. Il salue l’assemblée et prend la parole. Une fois les usages protocolaires expédiés, le Président évoque longuement la loi sur la concorde civile.
Le temps est venu, dit-il, pour que les Algériens se réconcilient entre eux. Cette loi permettra aux terroristes ayant décidé de renoncer à l’action armée de regagner leur foyer et de reprendre leur place dans la société algérienne. Ceux qui s’y conformeront pourront bénéficier de la clémence de l’Etat.
Si j’avais l’âge des terroristes…
Emporté par son élan, Bouteflika se lance dans un long monologue sur la genèse du terrorisme qui frappe le pays depuis une dizaine d’années. « Si j’avais l’âge des terroristes, je serais certainement monté au maquis comme eux », dit-il en substance.
Les propos choquants de Bouteflika justifiant le terrorisme qui a fait des milliers de morts parmi la population ne suscitent toutefois pas de réaction. Un seul prendra la parole pour donner son point de vue.
C’est un ministre FLN : « Attention, dit-il, il faudra juger ces gens. Ils ont les mains pleines de sang ». La mise en garde passe presque inaperçue. Bouteflika entend exercer son nouveau pouvoir pleinement. « Je ne suis pas un président stagiaire comme celui qui m’a précédé !», affirme-t-il. Silence embarrassant.
Murmures et chuchotements
Certains ministres n’apprécient guère la réplique. L’attaque perfide contre l’ancien président Liamine Zeroual n’est pas du goût de nombreux membres du Conseil des ministres.
Sans vouloir prendre ouvertement la défense de l’ancien général président, des ministres estiment qu’en tenant de pareils propos, Bouteflika fait preuve d’inélégance. « Il va trop loin. Il est indécent de s’en prendre ainsi à un homme qui a fait montre d’élégance en quittant le pouvoir », chuchote l’un d’eux.
Décidé à attaquer de front, Bouteflika se lance, ensuite, dans une violente diatribe contre la presse qu’il accuse de s’opposer à sa politique de main tendue à la mouvance islamiste.
Je ne comprends pas qu’on puisse aider des journaux
« La presse n’est pas reconnaissante de tout ce que je fais, dit-il. Je ne comprends pas qu’on puisse aider des journaux qui nous tombent dessus tous les jours. Je ne comprends pas qu’on puisse aider une presse qui nous insulte tous les matins ; une presse qui ne participe pas à la stabilisation du pays ».
De son petit poing, le Président tape sur la table. Ses propos visent indirectement son ministre de la Communication.
Les regards se tournent vers celui-ci, mais lui ne bronche pas. Rahabi écoute calmement. « De toutes les façons, précise Bouteflika, j’envisage de réformer totalement ce secteur. » Le Premier ministre, qui subodore la décision, est mal à l’aise.
Bouteflika prend un air grave, balaie la salle de son regard avant d’annoncer : « J’ai décidé de recouvrer les attributions du ministère de l’Information et de nommer M. Rahabi, que je ne connais, ni en bien ni en mal, ministre conseiller auprès du Chef du gouvernement. La charge du ministère de la Culture reviendra désormais à M. Salaoundji, que je ne connais ni en bien ni en mal, et que je n’ai jamais vu auparavant ».
L’assistance est abasourdie. Bouteflika vient de limoger le ministre de la Communication en plein Conseil des ministres. Une première dans les annales de la vie politique algérienne.
Bouteflika cherche à marquer les esprits ! Pendant un moment, la salle est plongée dans un long silence avant d’être interrompu par une petite voix qui s’élève du fond.
C’est celle de M. Salaouandji, ministre d’Etat aux Affaires étrangères. Il lève la main pour signaler sa présence. «Je suis là !», dit-il timidement.
Bouteflika le dévisage avant de lui signifier qu’il est choisi pour s’occuper uniquement du secteur de la culture. Plus tard, on saura que Bouteflika a menti. À vrai dire, M. Salaouandji était instruit à l’avance de la décision du Président de lui confier le département.
Mais pour qui se prend-t-il?
Le ministre de la Communication est rouge de colère. Il veut répliquer aux accusations du Président.
Il se retourne vers un collègue : « Mais pour qui se prend-t-il? Je vais lui rentrer dedans, tout de suite ».
Son collègue le dissuade et tente de le calmer. « Ne lui réponds pas… Te voilà enfin débarrassé de Bouteflika maintenant que tu es nommé conseiller auprès du Chef du gouvernement ! Tu t’es débarrassé de lui. Ce qui n’est pas notre cas », lui souffle à l’oreille son collègue.
Le Conseil des ministres s’achève dans une ambiance morose. Bouteflika s’apprête à quitter les lieux sans mot dire. Il ne veut pas perdre son temps, pressé qu’il est de se rendre à une réception offerte dans une luxueuse villa d’Alger par la femme d’un ancien président algérien.
« Comprenez que je sois le seul porte-parole du gouvernement »
Alors qu’il allait quitter la salle, le Chef du gouvernement s’approche de lui. Il veut lui faire part d’une observation : la tradition instaurée veut que le chef de l’Etat salue les ministres avant de prendre congé. Bouteflika est désarçonné par la remarque. Qu’à cela ne tienne !
Il s’exécute. Il passe devant ses ministres pour les saluer. Il s’attarde quelques secondes devant certains, les uns pour leur dire un mot chaleureux et les autres pour les taquiner.
Arrivé devant le ministre qu’il vient de limoger, il tend la main. L’échange est glacial, mais Bouteflika prend des airs paternalistes. « Comprenez que je sois le seul porte-parole du gouvernement », lui dit-il. Le ministre ne bronche pas. Il se retient. «Que Dieu vous en donne plus !», réplique Rahabi.
Un ministre dans le collimateur
Les divergences entre Bouteflika et Rahabi remontent à la campagne électorale. À maintes reprises, les membres du staff de Bouteflika décrochent leur téléphone pour appeler le ministre, pour se plaindre du traitement réservé au candidat du « consensus » par l’unique chaîne de télévision du pays et les radios publiques.
Non content de bénéficier d’un traitement de faveur de la part des médias publics, les proches de Bouteflika veulent plus de temps d’antenne à la télévision et à la radio. Il arrive même que le staff de campagne de Bouteflika critique la façon avec laquelle est monté un reportage ou une couverture d’un meeting tenu par leur candidat.
« Commères de bains maures »
L’entourage de Bouteflika refuse d’admettre que le traitement de la campagne électorale des candidats dans les médias publics soit soumis à un minimum des règles d’objectivité et d’équité.
Le premier incident entre le président et la presse survient au lendemain d’un meeting tenu quelques semaines avant le scrutin. En déplacement dans une ville de l’ouest algérien, Bouteflika s’attaque aux journalistes qu’il qualifie de « commères de bains maures ».
Ces propos déclenchent une violente réaction de la part des journaux qui ne se gênent pas de rappeler à Bouteflika son passé de «déserteur». Les journalistes lui tombent à bras raccourcis.
Certains estiment qu’il est mal venu de vilipender la presse de la part d’un homme qui, au moment où les journalistes se faisaient assassiner, coulait des jours heureux entre la France, la Suisse et les Emirats.
Les critiques de Bouteflika sont jugées tellement injustes que la presse sollicite l’intervention de Rahabi. Ce dernier prend inévitablement la défense des journaux. Mal lui est en a pris. Sa réaction soulève un tollé dans l’entourage du candidat qui estime que la prise de position du membre du gouvernement relève d’une agression contre le «président».
En aparté, Bouteflika ne se gêne pas pour arroser copieusement ce ministre qui ose le défier, lui le candidat que les militaires.
Les rapports entre les deux hommes se détériorent sérieusement quelques semaines après l’élection. Ayant décidé de maintenir en place le gouvernement de Smaïl Hamdani, en attendant de former le sien, Bouteflika s’accommode mal de la façon dont sont gérés les médias publics.
« Qui paie commande »
En clair, le Président ne peut pas se résoudre à l’idée de voir le secteur de la communication, tout comme d’autres d’ailleurs, échapper à sa mainmise. Il veut tout contrôler, tout régenter, à commencer par la presse.
Moins d’un mois après sa prise de fonction, Bouteflika passe à l’attaque. Il décroche le téléphone pour s’entretenir avec son ministre de la Communication. « Il s’est plaint avec des mots à peine voilés de cette télévision dans laquelle j’ai laissé des espaces d’expression pour l’opposition afin de débattre librement», affirme Rahabi.
De cela, Bouteflika n’est pas d’accord. « Qui paie commande », fait-il savoir à son interlocuteur.
En l’occurrence, l’Etat qui subventionne les médias publics a le droit absolu de contrôler le contenu des programmes. Bouteflika considère que l’Etat est exclusivement incarné par la personne du Président qui peut disposer à sa guise de toutes les prérogatives.
Interdire toute voix d’opposition dans les médias, telle est la mission qu’il veut confier au ministre de la Communication.
Le témoignage de ce dernier est édifiant : « J’ai fait remarquer au chef de l’Etat, que puisque la collectivité paie, il est du droit du contribuable d’accéder aux espaces d’expression qu’il finance. J’ai remarqué que le Président a une conception bonapartiste du service public. La télévision devrait beaucoup plus servir l’Etat qu’autre chose, selon Bouteflika. »
Plus de douze ans après ce limogeage en direct, le bilan du président Bouteflika en matière de liberté de la presse est peu reluisant :
– L’Algérie occupe la 133e place sur 178 pays en matière de liberté de la presse, selon le rapport 2010 de RSF.
– Le parlement algérien a voté en mai 2001 la réforme du code pénal en introduisant deux amendements qui criminalisent le délit de presse.
– La publicité de l’Etat demeure le monopole exclusif de l’ANEP alors que la gestion de cette dernière reste opaque.
– Les médias audiovisuels continuent d’être sous le monopole de l’Etat.
– Au cours des onze dernières années, plusieurs journalistes et correspondants de presse, notamment le directeur du Matin (interdit depuis 2004) Mohamed Benchicou, ont été jetés en prison.
– Plusieurs publications étrangères (Jeune Afrique, Afrique Magazine, L’Express, Le Monde, Arabies…) ont fait l’objet de censure de la part du gouvernement.
– Le président Bouteflika qui a accordé des dizaines d’entretiens à la presse mondiale ne s’est jamais exprimé ouvertement dans les journaux de son pays.
– Bouteflika a consommé 13 ministres de la Communication, entre ministres de tutelle et intérimaires.