L’une des finalités du 8e FELIV 2015, qui s’est tenu du 25 au 29 juillet dernier à Riadh El Feth, aura au moins été de mettre en exergue cette évidence irréfragable : le fonds d’un éditeur, tout comme celui du libraire, est la source de son prestige autant que de son image de marque positive aux yeux du lectorat, des critiques, des auteurs et de ses pairs.
Fragments de mémoire plurielle : Page animée par Kamel Bouslama
Cristallisation d’une pratique éditoriale réussie, le fonds d’éditeur se définit comme « l’ensemble des ouvrages inscrits au catalogue d’un éditeur et qui font l’objet d’une exploitation permanente caractérisée notamment par une diffusion régulière en librairie » (Dictionnaire encyclopédique du livre, 2005).
Ainsi, le fonds d’éditeur peut être opposé aux nouveautés et aux livres dont les ventes sont portées par les modes et tendances. De cet ensemble, pour les éditeurs de littérature générale, dont il est principalement question dans cet article, dépendent des profits relativement prévisibles et au long cours.
En fait, « l’idée de fonds d’édition est corrélative de la nature double de l’économie éditoriale, à la fois économique et symbolique » (Pierre Bourdieu, 1977). Un fonds prestigieux, à l’image de ceux de l’Anep, Casbah, Barzakh, Dalimen ou Sédia, est source d’une sûreté financière permettant un investissement régulier au service de la création. De manière très intriquée avec cet aspect temporel, la légitimité d’un catalogue attire des jeunes auteurs et fonde une part de la confiance des libraires et des lecteurs. Pour nombre de directeurs de grandes maisons d’édition, » le prestige des auteurs célèbres d’une maison est utile à ceux qui y débutent ». (Suhrkamp, 1978).
Le fonds de littérature, une alchimie raisonnable
L’édification d’un fonds de littérature générale, c’est-à-dire la « construction d’une notoriété » (Benhamou, 2002), est le moment d’une alchimie qui combine capital économique, capital symbolique, capital social, savoirs professionnels et bien d’autres éléments encore. L’argent et les lettres (Mollier,1998) se « fécondent » pour construire ce qu’on appelle communément les « banques » de la littérature toutes expressions confondues.
Avec la rente symbolique et économique qu’il peut assurer, le fonds d’éditeur conditionne l’équilibre d’un secteur littéraire généraliste dont l’innovation est un moteur incontournable. Les maisons d’édition algériennes installées de longue date doivent imaginer une gestion dynamique et un réajustement permanent de leur catalogue afin que les créations du présent soient compatibles avec le fonds. Quant aux jeunes éditeurs, ils doivent pouvoir trouver le temps et les moyens de poser les jalons d’une politique éditoriale à moyen ou long terme. L’équilibre lié à l’articulation du fonds et des ventes de livres plus immédiates est fragilisé par les contraintes de la concentration des entreprises d’édition et la montée en puissance des logiques de « communication » extérieures à l’édition (Vigne, 2008).
Afin d’assurer la pérennité d’une offre diversifiée, les alliés des éditeurs — les Editions Casbah et Chihab par exemple — sont les libraires : librairies du Tiers-Monde et Chihab qui assument la mise à disposition des livres auprès du public. La librairie de qualité, qui a déjà montré ses capacités d’adaptation, est ainsi animée par des professionnels qui savent bâtir des fonds adaptés à une clientèle spécifique. Elle n’est pas un lieu de réception des ouvrages des éditeurs destinés à être mis en rayon, mais bien la mise en forme d’une offre capable de saisir un public et de distinguer des œuvres et des éditeurs à soutenir sur le long terme.
Pour tout dire, les fonds et catalogues d’éditeur, autant que ceux des libraires, sont bien à la croisée des lignes de front où se joue l’avenir du livre et de l’édition en Algérie.
Le libraire et l’éditeur face à une nouvelle temporalité
Si en effet dans son aspect classique le livre est invariant au double plan spatio-temporel, le monde des livres a, quant à lui, vu changer non seulement son ordre économique, évoluer son environnement industriel, mais aussi et depuis peu son mode ou, si l’on préfère, sa façon d’être, bousculé qu’il est par les récents usages du numérique et l’attente anxieuse des effets de la dématérialisation.
Le lecteur donc, reconnaîtra sûrement, par l’offre déployée et par son ordonnancement, l’engagement du libraire. Inventivité, éclectisme et diversité y seront à l’œuvre, comme les visages de la production certes, mais aussi des producteurs indépendants les plus inventifs. Il n’est pas rare de lire ici que la « petite édition » est le laboratoire de la grande.
Toutefois ne nous leurrons pas : si bien des exemples viennent à l’appui de cette idée, on ne peut ôter aux majors les capacités à tamiser l’offre en manuscrits. La trame des tamis s’épaissit et s’élargit alors, mais la récolte chez Casbah, Dalimen, Barzach, Sédia ou l’Anep – pour ne citer que ces éditeurs — est encore bonne et la « concurrence » — si on peut vraiment parler de concurrence — entre maisons d’édition est « féconde ». Mais ladite « petite édition » entretient des moyens abandonnés ailleurs par de nombreux manques : de vigilance, de souplesse, d’intuition. Ou, pourquoi pas, de culot.
Kamal Chehrit : une passion, le livre d’histoire
Du culot donc, d’aucuns, parmi les petits éditeurs spécialisés, ont dû en avoir pour perdurer. Mais ils ne sont pas nombreux. Parmi eux, Kamal Chehrit. Après avoir été journaliste deux décennies durant, il est ce qu’on peut considérer comme un petit éditeur spécialisé dans le livre d’histoire et ce, depuis treize années au moins. Depuis 1997, il dit pourtant « hésiter encore » à « franchir le Rubicon » et entrer pleinement dans ce métier « exaltant, difficile, dévorant et fortement engageant ». C’est pourquoi Alger-Livres éditions, ensuite MLP (Média Livre Plus) aux débuts, devenue définitivement GAL (Grand Alger Livres), se positionne encore dans les maisons d’édition « modestes » ou « émergentes ». Pourtant GAL compte déjà à son actif au moins 90 titres environ, dont une bonne moitié sont des rééditions d’œuvres sélectionnées et puisées du domaine public historique.
Pourquoi l’Histoire en fait ? L’histoire est le domaine de prédilection de notre éditeur. Une vocation, souligne-t-il, née depuis l’enfance. « En taquinant dès l’âge de 5 ans les revues Historia Magazine, de référence durant les années 1950, 60 et 70 pour l’histoire. Ce qui m’a fasciné, c’était les « Unes », les casques et tout l’attirail des armées allemandes et russes. Et depuis, de l’image j’ai glissé peu à peu vers la lecture du livre d’histoire et de quelques biographies de personnages célèbres qui ont fait l’histoire ».
L’Histoire universelle bien sûr. A ce titre, Kamel C. se dit tout aussi émerveillé de découvrir l’ampleur et la densité de l’histoire de notre pays. « Au-delà de l’épopée de la guerre de Libération, l’édition m’a poussé à m’intéresser profondément à l’histoire ancienne de l’Algérie. Depuis les Etats numides des Massaesyles et Massyles, jusqu’aux Vandales en passant bien sûr par la période romaine qui est loin d’être sans intérêt et dont des périodes entières sont encore à explorer et à faire connaître aux uns et aux autres ».
« Ainsi, j’ai découvert des personnages pleins et fascinants tel celui de Jugurtha qui, ne l’oublions pas, était un militaire doublé d’un politicien aguerri et rusé qui joua dans les divisions politiques à Rome pour manœuvrer. De guerre lasse, il déclara la guerre à Rome, non sans l’avoir assommée pour l’éternité avec son célèbre anathème : « Rome, tu es à vendre… ». Pour l’histoire, ce ne sont pas vraiment les légions de Sylla et de Marius qui ont vaincu cet emblématique personnage mais, malheureusement, la trahison des siens…
« Mais Tacfarinas, après Jugurtha, est mon personnage préféré. Ce « Musulame » — sans doute un Nememcha des Aurès — a réussi à faire vaciller le trône de Tibère, mettre en pièces de célèbres légions romaines. Et, le plus fascinant, ce n’était pas l’acte militaire en lui-même, le courage ou la bravoure, c’est le travail politique de Tacfarinas. Non seulement il a « osé » provoquer par ses courriers les empereurs de Rome de l’époque, à commencer par le redoutable Tibère, mais aussi il a presque réussi l’impensable ! Imaginez, pour l’époque, toute la difficulté qu’il devait y avoir pour convaincre des confédérations de tribus de la Berbérie, sous le joug romain, des tribus et des peuples très éloignés les uns des autres, vivant les unes dans les confins de la Libye actuelle, les autres en Algérie et jusqu’au Maroc. Il faut donc se mettre dans les confins de la Lybie pour comprendre toute la difficulté pour mesurer le mérite de Tacfarinas ».
Face à Tacfarinas, le dilemme de Juba II
Kamal C. se dit émerveillé par la lecture qu’il a faite du livre de Josiane Lahlou, Moi, Juba, Roi de Maurétanie. Il dit découvrir en Juba II, roi de Caesarea (Cherchell), roi « diminué » car sous suzeraineté romaine mais un souverain entier, lettré, éclairé : » Si l’ont croit Josiane Lahlou qui, dans ce travail, se référait à un manuscrit ancien découvert dans le sud marocain (*), Juba II est loin d’être un « traître » à la cause de son peuple d’origine – les Berbères. Il aurait même reçu la visite de Tacfarinas dans ses palais. Secrètement bien sûr. Ce rebelle lui aurait proposé le commandement de l’insurrection générale contre l’oppresseur romain et, figurez-vous que la réaction de Juba II n’a pas été le refus catégorique, mais, si l’on croit ce manuscrit, ça a été une gêne et un questionnement troublant que j’appellerai personnellement le « dilemme de Juba II ». En effet, Juba II, tout en écoutant Tacfarinas plaider la cause des insurgés berbères, lui aurait mis en avant les « bienfaits » de Rome : les lois, les routes, les villes, la discipline… Il voulait lui dire : « Et nous, Berbères, débarrassés des Romains, quels projets avons-nous pour gouverner, bâtir, etc. ». C’est tout le dilemme historique condensé dans cet échange entre Tacfarinas et Jugurtha. Et ce n’est pas fini. C’est avec fascination que Kamel C. dit aussi avoir « découvert », de façon anecdotique, des « choses », des « faits », et des personnages de notre histoire. Dans Bandits de Kabylie, édité au XIXe siècle par Emile Violard, un journaliste français, c’était la mise à nu totale de l’ordre colonial. Une description journalistique sans appel et époustouflante de l’injustice des colons. De la « justice » coloniale qui fabriquait des désespérés, des bagnards par milliers et des bandits… d’honneur.
L’odyssée des frères Abdoun, digne de l’intérêt d’Hollywood
Parmi ces derniers, outre l’emblématique Arezki L’Bachir, la saga des frères Abdoun, évadés de Cayenne (Guyanne française), mérite, pour Kamel C., un intérêt soutenu. « Il faut savoir ce que c’était Cayenne au XIXe siècle. L’enfer ! Injustement condamnés puisque la justice coloniale le reconnaîtra, les frères Abdoun découvriront, à Cayenne et à la Montagne d’argent, pire que l’enfer de Dante. Le bagne, les tortures, les travaux forcés, la malaria et la lèpre, c’était leur quotidien et celui de milliers d’Algériens relégués ici et qui, la plupart, mourront dans d’atroces souffrances. Les frères Abdoun, tenaces, n’accepteront pas leur sort. Fuir Cayenne ? Ce qui était normalement impossible a été fait. Les gardiens, les mers démontées, la jungle, les animaux féroces, les crocodiles, les requins, tout a été surmonté. Ils réussiront l’impensable, fuir Cayenne, passer par le Brésil ou le Venezuela, montrer vers Panama et, pour pouvoir payer leur traversée vers l’Europe et ensuite l’Algérie, ils travailleront dur en participant aux travaux du canal de Panama. On sait que 80% des travailleurs de ce canal sont morts de maladie, de malaria, ils survivront à cette énième, cahin caha. Ils arriveront en Algérie, ils iront se venger en Kabylie et, devant les juges de Tizi-Ouzou qui les ont condamnés, ils apporteront la preuve de leur innocence. »
C’est tout le mérite de Violard, un journaliste d’honneur, d’après Kamel C., qui, en pleine « euphorie » coloniale, a montré le visage hideux du colonialisme. A ce propos, et pour encore faire connaître ces héros algériens pleins et entiers (qui méritent même l’intérêt d’Hollywood (sic), Kamel C. dit réunir de nouveaux textes et récits pour raconter cette odyssée des frères Abdoun.
Comme tout éditeur qui se respecte, notre éditeur dit encore avoir beaucoup de projets. En « histoire » bien sûr, mais aussi dans les essais et les ouvrages techniques et de savoir, avec une prédilection pour le livre de « gestion ». Le reste est affaire de ténacité et de sérieux.