L’historienne Malika El-Korso recadre Yacef Saâdi

L’historienne Malika El-Korso recadre Yacef Saâdi

5127_slide_1_140202102859.jpgZohra Drif-Bitat est-elle oui ou non l’auteure des deux lettres, objet d’une polémique provoquée par Yacef Saâdi ? Ne pas se poser cette question, c’est faillir à son “métier d’historien”. Ces lettres, qui étaient en ma possession dès 2010, posent de sérieux problèmes dans le traitement actuel et futur de toute pièce d’archives, principalement celles émanant des 2e et 5e Bureaux de l’armée française en Algérie, entre 1954 et 1962.

La fascination des archives entreposées en France

Les deux lettres objet d’une polémique, jusqu’à présent à sens unique, provoquée par le Moudjahid et colonel de la Zone autonome d’Alger, Monsieur Yacef Saâdi, ne sont pas pour moi une révélation. Elles étaient en ma possession dès 2010. Ces lettres posent de sérieux problèmes dans le traitement actuel et futur de toute pièce d’archive, principalement celles émanant des 2e et 5e Bureaux de l’armée française en Algérie, entre 1954 et 1962. Le regard de l’historien n’est pas celui du politique ni celui du journaliste. Le sensationnel ne dure qu’un temps, mais ses effets sont néfastes, surtout pour les étudiants d’histoire, les jeunes doctorants et les chercheurs en herbe. L’engouement pour le sensationnel s’explique par plusieurs raisons. Il y a d’abord la manipulation malencontreuse, pour des raisons partisanes, de l’histoire de l’Algérie d’une façon générale, celle du Mouvement national et plus dommageable encore celle de la Révolution algérienne. Il y a ensuite les difficultés et entraves à l’accès à l’information historique. C’est pourquoi les archives “de l’autre côté de la mer” fascinent les Algériens. Parce que nos étudiants et chercheurs se heurtent à des portes closes dans leur pays, ces archives bénéficient d’emblée à leurs yeux d’une crédibilité qui les fait se ruer (quand ils le peuvent) sur les fonds du CAOM (Centre d’archives d’Outre-Mer) à Aix-en-Provence  et du SHAT (Service historique de l’armée de terre) au château de Vincennes, sans prendre le temps ni la précaution de les soumettre à la critique historique.

Le travail de l’historien

Prises en tant que telles, les deux lettres en question font planer le doute sur le cours de la Révolution algérienne et principalement sur cette terrible phase appelée pompeusement “Bataille d’Alger”. La posture de l’historien est une posture critique basée non pas sur une seule et unique source, mais sur la confrontation de plusieurs sources. C’est ce doute scientifique permanent qui fait la spécificité de la discipline histoire. L’historien n’a pas mission de relayer un discours ambiant, ni d’asséner des accusations, mais d’analyser un document en fonction d’un certain nombre de paramètres fondamentaux qui tiennent compte du moment, des conditions dans lesquelles il a été produit et de l’état physique et psychologique du présumé signataire. Il doit s’interroger sur l’exactitude des sources mises à sa disposition et vérifier l’authenticité des informations qu’elles renferment. Nous ne devons pas perdre de vue qu’une seule archive ne suffit pas à déterminer la “vérité”.

Elle n’est que le point de départ d’un travail historique qui nécessite un croisement incessant des différentes sources (écrites, orales, audiovisuelles, presse, etc.). En un mot, il faut savoir interroger le document.

Les archives quelle que soit leur nature sont à double tranchant selon leur utilisateur.

L’historien ne doit pas faire une lecture partisane et subjective des pièces d’archives et encore moins s’investir dans un champ politique qui n’est pas le sien. Tout comme il ne lui est pas permis de revêtir la toge du juge, il n’instruit pas à charge ou à décharge. Ce n’est pas sa fonction. La mission de l’historien consiste à  comprendre, à interroger, à expliquer, à analyser les faits. Pour toutes ces raisons, la patience doit être son maître mot. La précipitation est mauvaise conseillère, elle lui serait fatale.

Les deux lettres destinées à Hassiba Ben Bouali

Dans le cadre d’un travail mené depuis de nombreuses années sur la femme algérienne dans la Révolution, j’ai été amenée à consulter certains documents conservés au SHAT qui étaient à l’époque soumis à dérogation (1), dont les pièces à l’origine du tsunami mémoriel provoqué dernièrement par la déclaration du moudjahid et colonel Yacef Saâdi, accusant la moudjahida Zohra Drif de “trahison”. J’ai consulté plusieurs cartons (sans vraiment m’arrêter aux détails) : le carton 1H1245 qui contient plusieurs dossiers, dont le 1H 1245/D1 sur : “réseau spécial “bombes”, ou encore le dossier 1H1245/D3 concernant des PV d’audition de Yacef Saâdi ; toujours dans le même carton : une chemise n°2/20 sur Ali la Pointe et la très belle et émouvante lettre que Hassiba adressait à ses parents. Les cartons 1H1652 à 1H 1656  concernaient les “interrogatoires de prisonniers”, les cartons 1H2046/D1, 1H2460, 1H2462 l’“Action psychologique envers les femmes”, etc.

Les deux lettres adressées à Hassiba se trouvaient dans un volumineux carton 1H 1612  qui contenait plusieurs dossiers, le 1H1612-1  portant mention “Arrestation Yacef Saadi : documents récupérés dans la cache de Yacef Saadi lors de son arrestation”. Dans une des chemises “Action psychologique” figuraient entre autres, l’organigramme de l’organisation féminine que Yacef Saâdi et Zohra Drif s’apprêtaient à mettre sur pied avant leur arrestation, ainsi que deux lettres adressées à Hassiba Benbouali signées “Ta sœur Zohra”. Dans ces différents cartons, nous trouvons des lettres du 5e  Bureau d’action psychologique (par exemple  “l’appel de Benalla Hadj dit Si Bouzid, daté du 16 novembre 1956 …), des rapports, des notes confidentielles, des archives FLN-ALN saisies, la plupart non inventoriées et classées tout simplement sous l’intitulé : “Documents récupérés sur les rebelles”, etc.

Ces deux lettres, qui se composent de deux feuillets chacune, sont vraisemblablement des copies en haut desquelles figurent sur trois lignes en caractères majuscules dactylographiés les mentions suivantes :

Première ligne, à l’extrême droite : “Secteur Alger Sahel”, à l’extrême gauche : “D.O.P./ ZNA”, avec au milieu toujours en caractères gras, tels les chiffres d’un grand dateur, les numéros 2923 et 2924 pour la première et la seconde lettres. Ces numéros sont des identificateurs affectés pour toute pièce d’archive par le SHAT.

Deuxième ligne : “Documents concertant (s) l’activité de Amar Ali dit ‘Ali La Pointe”

Troisième ligne : “Entre le 24/9/57 (Capture de Yacef Saâdi) et sa mort le 8/10/1957”

Il est évident que les copies des lettres censées avoir été transmises à Hassiba, dont il était attendu d’elle qu’elle se rende, ne pouvaient pas porter en entête les mentions “Secteur Alger Sahel”, “D.O.P./ZNA”. Par ailleurs, aucune indication ne nous renseigne sur les dates de leur rédaction. Mohammed Harbi et Gilbert Meynier les datent “plausiblement mi-septembre 1957” (2). Or, Zohra Drif a été arrêtée le 25 septembre 1957 entre 3h et 4h du matin. Dans son ouvrage, elle affirme : “Je n’ai jamais écrit ces lettres à Hassiba. A la mi-septembre, le 18 septembre et jusqu’à mon arrestation le 25 septembre 1957, je vivais avec Hassiba. Pourquoi lui aurai-je écrit ?” (3)

Le contenu des lettres a été puisé dans l’ouvrage de Harbi-Meynier

Les deux lettres manuscrites commencent comme toute lettre adressée à des proches par un “Chère Hassiba” bien centré au milieu de la ligne, suivi de numéros manuscrits 7 et 8 pour l’une et l’autre lettre.

Ces numéros enserrés dans un cercle qui va de droite à gauche, autrement dit dans le sens des aiguilles d’une montre, sont probablement des numéros de pré-identification du SHAT.

La première lettre est d’une écriture fine, aérée et appliquée. La seconde est d’une calligraphie différente, plus serrée, plus longue et raturée. Le contenu est axé autour de quatre idées-messages adressées directement et exclusivement à Hassiba. L’auteure présumée de la lettre “veut empêcher [Hassiba] de mourir bêtement ainsi que Omar”. Pour ce faire, elle lui demande si elle “veut… aller discuter avec une personne” en lui garantissant qu’elle “pourra… repartir sans crainte aucune d’être gardée ou d’être suivie”. Pour plus de crédibilité, l’auteure présumée souligne que des “paroles sont engagées”. La seconde lettre, construite sur le même modèle et avec les mêmes phrases clés que la précédente, est plus grave. Ce qui a changé, le ton et la fin annoncée du petit groupe : “Tu es avec Ali, en cas de grabuges, vous sauterez tous, Omar et Ali” à qui il est demandé de lui faire “faire entendre raison” (feuillet 2 lettre n°8). L’auteure présumée de la lettre revient à la charge, et dans un ultime appel pour faire savoir à Hassiba qu’elle ne sera pas “jouée”, qu’il faut qu’elle accepte de “discuter” pour ne pas “mourir bêtement”.

Tel est le contenu des deux lettres que Yacef Saadi a puisé dans l’ouvrage de Harbi-Meynier et qu’il a brandies comme une preuve irréfragable de la “trahison” de Zohra Drif qui aurait ainsi permis aux colonels de Massu de localiser le refuge de Ali la Pointe, suite aux tortures subies par Ghandriche dit Zerrouk dit Safy et par Kamel.

La phrase-clé : “Les jeux sont faits” !

L’historien professionnel doit faire preuve d’objectivité et de neutralité. La précipitation, la complaisance, l’occultation ou l’amplification des faits, loin de servir l’histoire et l’historien, les desservent. Mme Zohra Drif-Bitat est-elle, oui ou non, l’auteure de ces deux lettres ?

Ne pas se poser cette question, c’est faillir à son “métier d’historien”. Aux indicateurs mentionnés précédemment mais qu’il est important de re-rappeler, tant le sujet est sensible (“SECTEUR ALGER SAHEL”, “D.O.P./ZNA)”, s’ajoute une phrase-clé par laquelle débute la première lettre : “LES JEUX SONT FAITS” (c’est nous qui soulignons). Cette phrase renseigne sur l’état d’esprit de l’auteure présumée de la lettre et ceux qui se tiennent derrière. Il y a surtout le contexte général qui a prévalu avant, pendant et après l’arrestation de Yacef-Zohra. La grève des huit jours brisée, dans Alger livrée aux paras des colonels Bigeard, Godard, Trinquier, Jean-Pierre, aux troupes sanguinaires du commandant “O” (abréviation phonétique du Au de Aussaresses). 1500 suspects “coxés” dans la nuit du 14-15 janvier 1957. Un CCE contraint de rejoindre l’extérieur. Larbi Ben M’hidi et Maurice Audin, Maître Ali Boumendjel assassinés froidement. A Barberousse, on exécute sans discontinuer… Tout cela avait fini par avoir raison (pour un temps) de la volonté des hommes et des femmes de la Casbah, terrorisés à l’extrême par les visites nocturnes des paras et les “bleus de chauffe”, indicateurs sans âme avec à leur tête Ghandriche dit Zerrouk dit Safy, manipulé par l’officier des renseignements de Bigeard, le capitaine Chabanne, une intelligence machiavélique dans la manip. Yacef Saadi arrêté, il ne restait à Massu et à ses colonels que le dernier carré des militants actifs, représenté par Ali la Pointe. Pour le déloger du refuge, localisé par les “bleus de chauffe” du capitaine Chabanne, il n’y avait qu’une seule et unique solution : faire sauter la maison étant donné qu’il était acquis aux yeux des paras que Ali la Pointe ne se livrerait pas. Mais comment soustraire de cette mort certaine la jeune Hassiba (18 ans) et le P’tit Omar (12 ans) ?

La terrible efficacité des services psychologiques de l’armée française

Renseigné sur la terrible efficacité de la “bleuite”, œuvre diabolique du 2e Bureau qui a fait basculer dans l’horreur la Wilaya III, tant les faux du colonel Godard et de son adjoint le capitaine Léger paraissaient vrais au rusé et insaisissable colonel Amirouche, l’historien averti ne doit pas prendre pour argent comptant le contenu des archives militaires de l’armée française, notamment celles produites par le service “Action psychologique”. Par ailleurs, la recherche de la vérité ne doit en aucun cas interférer avec les liens de personnes à personnes, ni avec l’amour envers son peuple et son pays que l’on dessert en forçant les faits ou en les occultant.

Les lettres en question supposent trois hypothèses au moins. Première hypothèse : ces lettres ont été écrites du propre chef par son auteure présumée pour sauver une “sœur” d’une mort programmée. Hypothèse qui ne résiste pas à l’analyse, parce que le sacrifice suprême fait partie intégrante de l’engagement révolutionnaire, ensuite parce que Hassiba était recherchée depuis longtemps et qu’elle savait ce qu’elle encourrait en cas d’arrestation, et enfin Zohra connaissait parfaitement la détermination de Hassiba ; détermination qu’elle partageait avec Ali la Pointe. Deuxième hypothèse, ces lettres ont été dictées par une tierce personne ; un colonel ou un capitaine ; et écrites sous la contrainte. La torture psychologique a des effets plus dévastateurs que la gégène. Troisième hypothèse : ces lettres ont été écrites par une tierce personne qui a imité la signature de “Zohra”. De ces trois hypothèses, celle qui me paraît la plus proche du contexte historique, et donc la plus vraisemblable, est la troisième.

Des expressions comme “Les jeux sont faits”, “Je voudrais t’empêcher de mourir bêtement ainsi que Omar”, “Tu me connais assez pour savoir que si j’ai agis ainsi, c’est qu’il y a beaucoup de raisons”, “Accepte au moins de discuter”, “Tu es avec Ali, en cas de grabuges vous sautez tous, Omar et Ali. Je voudrai t’éviter de mourir bêtement”, “Tu ne trahis personne et moi-même je ne trahis personne, je te le jure”, “Des paroles sont engagées. Réfléchis bien”, “C’est à toi de décider”, sont des copies conformes des tracts qui tombaient du ciel en voltigeant comme des flocons de neige en plein été sur les villes et villages durant la Révolution. S’y ajoutent les fautes d’orthographe qu’une étudiante en deuxième année de droit n’était pas en droit de commettre. Il y a enfin la calligraphie, notamment le “a” et le “b” de Hassiba.

On pourrait y ajouter les “t”, les “h”, etc. A ce point de l’analyse, c’est aux graphologues de se prononcer. Pur produit, direct ou indirect, partiellement ou intégralement, les deux lettres attribuées à Zohra Drif par l’un des services de l’armée française qui assiégeait la Casbah, en l’occurrence “l’Action psychologique”, relevaient de la guerre psychologique, complément redoutablement efficace de l’action armée menée à coups de mitrailleuses, de canons, de chars, d’aviation, de napalm, etc. Placées hors de leur contexte, ces deux lettres, objet d’accusations qui restent à prouver, ouvrent une brèche béante et destructrice dans l’antre de la Révolution algérienne, matrice fondatrice de l’Algérie d’hier, d’aujourd’hui et de demain. D’autres lettres du même genre seront découvertes. Aux historiens, aux jeunes chercheurs, aux hommes des médias, à ceux qui veulent en savoir plus sur la Révolution algérienne de faire preuve de vigilance, d’esprit critique et surtout d’intelligence. Tout n’est pas histoire. Des histoires à quatre sous, il en existera toujours.

M. E-K.

(*) Professeure d’histoire, Université d’Alger 2 (Bouzaréah)