Le Dr Mourad Preure, expert pétrolier international et directeur du cabinet MP Strategy Consulting, recommande un vigoureux processus de modernisation de Sonatrach qui doit se recentrer sur ses métiers de base, au premier rang desquels l’amont, elle, doit se renforcer et s’organiser autour de la technologie.
Liberté : Comment voyez-vous l’évolution de la demande en gaz dans le monde à court et moyen terme, particulièrement en Europe et dans les pays principaux débouchés des exportations algériennes, Italie, Espagne, France, Grande-Bretagne ?
Mourad Preure : La demande gazière a reculé en 2009 à un niveau estimé entre 5.5 et 6.5%, tendance inconnue par cette industrie depuis 1945 au même titre d’ailleurs que l’électricité. Les raisons tiennent, bien entendu, essentiellement dans la crise économique que nous vivons encore.
Cet affaissement de la demande s’est produit alors que, dès 2008, la production avait accentué la tendance haussière de la dernière décennie. En 2008, la production a marqué la plus forte hausse depuis 1984 avec 4.2%. L’arrivée d’importants projets gaziers, dont les volumes pèsent sur le marché (Qatargas II, Sakhalin II, Nigeria, etc.) a accentué les tendances à l’œuvre.
Cela a donné plus de vigueur à l’effet de ciseaux, alors que la crise économique multipliait les incertitudes. La Norvège, les Pays-Bas ainsi que les États-Unis avec les gaz non conventionnels (qui représentent 50% de leur production totale) ont donné une figure atypique à cette croissance jusqu’alors tirée par la Russie et le Moyen-Orient.
Mais la pression de la demande ainsi que les problèmes de financement des projets se traduiront par une correction brutale en 2009 avec un déclin record qui pourrait atteindre 5.2%, qui se situe essentiellement dans la CEI (baisse de 16.7% de la production et perte de 100 Gm3), mais aussi en Afrique et en Europe.
Tout ceci est, bien entendu, dommageable à l’industrie du gaz qui vit une crise très sérieuse. De quoi sera fait demain ? Nous pensons que la production repartira en 2010 encore une fois sous la pression de la demande des pays émergents et de la Russie, mais aussi avec l’entrée en exploitation de projets en cours en Asie et au Moyen-Orient.
La Russie devrait contenir le déclin de sa production. Mais des incertitudes fortes pèsent encore sur la reprise de l’économie mondiale. Je ne suis pas encore convaincu de la robustesse de la reprise dans la zone OCDE, dont je trouve le contenu budgétaire encore dominant. Non seulement on ne voit pas de réels moteurs de croissance dans l’industrie, mais plus encore, le système financier est encore, de mon point de vue, sévèrement abîmé et n’apparaît pas à court terme en mesure de financer une reprise durable.
Voilà pourquoi je pense que l’année 2010 est une année critique car tous les pays ne sortent pas de la crise de la même manière ni en même temps, et ceux qui sortent le plus vite ont profité non seulement des bas coûts des matières premières, mais aussi de la taille de leur marché intérieur ainsi que des bas de laine accumulés durant les années de vaches grasses.
Ces pays, soit la Chine (8% de croissance en 2009) et l’Inde (7.5%), risquent d’emballer les prix des commodities et de compliquer la sortie de crise pour les autres. Voilà pourquoi je pencherai plus pour une sortie de crise en “double creux”, soit en U ou en W plutôt qu’en V.
Il faudra être très vigilant cette année 2010. Ces incertitudes viennent au plus mauvais moment pour l’industrie gazière qui inaugure, selon moi, une longue période de bulle gazière. Cette bulle se diffuse sur les différents marchés grâce à l’interconnexion de plus en plus marquée entre marchés européen et américain par le fait du trafic méthanier de plus en plus important.
De fait, le bassin atlantique jouera de plus en plus son rôle d’arbitrage et on ne peut plus considérer les équilibres sur le marché européen isolément. Vous savez très bien que l’Europe est notre marché naturel, celui où nous dirigeons l’essentiel de nos exportations gazières. Et il est important de remettre à plat toutes nos vues sur le commerce du gaz, en prenant aussi en compte la très probable contraction de 8.5% des importations européennes (Russie, Pays-Bas et Algérie). Ce qui complique encore les choses, c’est qu’il y a 100 Gm3 de GNL en trop, soit à peu près 1/4 de la capacité mondiale, ce qui est excessif.
L’arrivée sur le marché de nouveaux volumes provenant de projets en chantier va accentuer le phénomène (on parle d’un niveau de 130 Gm3 d’ici 2013) et exercer une pression baissière sur les prix.
On sait déjà que 113.7 Gm3 seront mis sur le marché entre 2009 à janvier 2013, dont les 2/3 venant du Moyen-Orient. L’indexation sur le prix du pétrole pour les contrats à long terme pourrait devenir intenable. Le GNL, emporté par le Qatar, Trinité et Tobago, mais aussi l’Égypte, est aujourd’hui le moteur du développement des marchés spot.
Le GNL devrait bientôt franchir le seuil du quart des échanges mondiaux de gaz. Partant d’une hypothèse de reprise progressive de l’économie mondiale en 2010/2011, on attend une reprise de la croissance de la demande, mais à un niveau de 1 à 1.5% et 2% l’an sur la décennie, compte tenu de la reprise encore fragile et de la concurrence avec le charbon dans la production d’électricité en base aux États-Unis et au Japon. On est loin des taux de près de 3% réalisés depuis 1998. Le marché gazier devrait pourtant se resserrer à partir de 2013-2014.
Il y a ensuite un réel risque de rupture d’approvisionnements au-delà de 2013 car de nombreux projets sont reportés, comme le projet russe de Shtockman en mer de Barents, des projets au Nigeria et en Indonésie.
L’arrêt des investissements pourrait accentuer davantage cette tendance et conduire à une rupture brutale des équilibres gaziers à moyen et long terme. Ce qui nous fonde à conclure ainsi, c’est aussi que l’objectif d’atteinte d’un niveau d’émission de 450 ppm de CO2 prévoit dans la production d’électricité (i) de diviser par deux la part du charbon (passer de 40 à 20%) (ii), de porter les énergies renouvelables de 18 à 40% (iii), de stabiliser le gaz à 18%. Cela nous semble utopique concernant les énergies renouvelables. Ce qui signifie que le potentiel du gaz à long terme nous paraît sous-évalué. Ainsi, il semble fortement probable que la demande gazière augmentera de 50% d’ici 2030, peut-être plus si les politiques environnementales se faisaient plus impératives. Dans cette configuration, l’Europe devrait voir sa situation se dégrader davantage et accroître sensiblement sa dépendance gazière qui dépasserait les 80% prévus en 2030.
Le marché spot est en train de menacer les contrats à long terme. Quel est l’avenir de ces deux marchés ?
En fait, l’industrie du gaz connaît un méchant trou d’air. Avec cet effet de ciseaux dont j’ai parlé plus haut. La conséquence est que le prix sur les marchés spot a été divisé par quatre en 2009. Mais si le prix du gaz s’est effondré sur les marchés spot de court terme, il s’est bien maintenu sur les contrats à long terme, s’orientant même à la hausse depuis 2008 à la suite des prix du pétrole sur lequel il est indexé.
Il y a donc un hiatus avec une déconnexion croissante des prix du gaz, celui à court terme tiré à la baisse par le marché, et celui à long terme orienté à la hausse par les mécanismes le liant au prix du pétrole. Le décalage, aujourd’hui en moyenne de 50%, n’est pas soutenable à terme. C’est un facteur de tensions qui peut accélérer l’avènement de l’Opep du gaz qui, à moyen terme, pourrait réguler l’offre de GNL pour laisser une place aux transactions de long terme nécessaires pour le développement de l’offre gazière.
La hausse attendue des prix du pétrole va rendre plus impératif ce débat. Le commerce du gaz est à la recherche d’un nouveau modèle économique car la concurrence gaz-gaz et la coexistence de transactions de court et de long terme sur le même marché finit par orienter le marché sur les logiques spéculatives de court terme. La conséquence est que les producteurs, en investissant pour créer de nouvelles capacités, vont prendre en charge le risque volume et aussi le risque marché, ce qui est irrationnel. Ils risquent de différer leurs investissements ce qui est porteur de déséquilibres à long terme.
Dans un contexte de déprime des prix du gaz et de baisse de la demande, quel est l’avenir du Galsi ?
Il faut rappeler que de nombreux projets sont reportés ; la Russie, par exemple, reporte à 2017 son mégaprojet Shtockman en mer de Barents. Le Galsi me semble sinon compromis du moins arrivé à un mauvais moment comme on l’a vu plus haut. La question se pose aussi sur les quantités nécessaires pour le remplir. Il faut replacer ce projet dans le cadre global du développement gazier national. Les informations données par le Creg sur les perspectives de croissance de la demande interne et les risques de tarissement de la source algérienne doivent être pris au sérieux.
Dans tous les cas, on ne peut considérer un projet d’exportation que comme le prolongement du développement en amont et, à ce titre, il faut que le développement des réserves gazières reprenne et que la consommation soit contenue, sinon on risque au mieux de précariser la source algérienne faute de volumes pour la défendre au moment où d’autres sources, russe et moyen-orientales, convoitent son marché naturel, l’Europe, au pire céder des parts de marché à de nouveaux entrants.
Faut-il prendre au sérieux la déclaration récente du président français Sarkozy sur le raccordement du Galsi à la Corse ?
Apparemment, le président français est soucieux de développer avec l’Algérie un partenariat structurant dans l’énergie. Il faut dire qu’un important partenariat existe déjà. Il convient peut-être de le développer en embrassant des domaines porteurs comme la science et la technologie, l’ingénierie, etc. Je pense que nous devons travailler à sécuriser le débouché français et à élever qualitativement le niveau de notre intervention.
Dans ce sens, la Corse est un thème intéressant non seulement pour le gaz naturel, mais aussi pour le GPL. C’est ce que l’on peut appeler “un marché de niche” car il est difficilement accessible par GNL pour nos concurrents du fait de sa taille. Par gazoduc depuis la Sardaigne, l’option devient, en effet, intéressante. De même, il ne faut pas oublier que la plupart de nos gisements produisent du gaz humide et que nous produisons avec le gaz naturel du GPL qu’il faut écouler.
Le marché corse convient parfaitement pour le GPL et peut être tout indiqué pour développer des îlots propanés. Il y a là un thème intéressant aussi pour le développement international de Sonatrach qui devrait pouvoir accéder au client final en partenariat avec des acteurs français, par exemple.
Faut-il maintenir les objectifs de production de 2 millions de barils/jour de pétrole brut et d’exportations de 85 milliards de mètres cubes/an de gaz ?
Mes idées sont connues sur la question. Nous devons produire ce qui est nécessaire pour financer notre développement, pas plus. Quel intérêt a-t-on à monétiser inutilement des réserves pour placer ensuite ces recettes dans des banques à l’étranger ? Des arbitrages doivent être faits qui tiennent compte du niveau réel des réserves et de la nécessité de préserver nos ressources pour les générations futures.
Concernant les objectifs de production de pétrole je suis catégorique, c’est non. Nos réserves sont limitées. Elles sont estimées à 12 Gbls, soit 1% des réserves mondiales et ont une durée estimée à 16.8 ans.
Il faut moduler notre production dans une perspective de long terme. Faute de quoi nous quitterons la scène en tant qu’exportateurs dans un délai très court. Nous espérons tous de bonnes surprises venant de l’exploration de notre sous-sol à la condition qu’elle soit sérieusement impulsée, mais aussi de l’augmentation du taux de récupération de nos gisements. Je suis à cet égard contre tout catastrophisme. Notre sous-sol est peu exploré et nos ressources connues ont encore du potentiel.
Mais nous devons considérer qu’aujourd’hui la technologie est la clé des ressources futures, autant chez nous que par ailleurs dans le monde. Les plus grands gisements sont en déclin, Ghawar en Arabie Saoudite, Burgan au Koweït, Cantarell au Mexique, Daqin en Chine.
Nous approchons du peak oil et les ressources de demain vaudront très cher, et pourront même être inaccessibles à nos enfants si nous n’y prenons garde ! Alors que les réserves s’épuisent, la demande restera dynamique, tirée par les pays émergents qui en assurent 80% de la croissance d’ici 2030.
Elle approcherait le seuil de 110 Mbj en 2030, alors que 100 Mbj sont considérés comme une limite technologique par de nombreux experts.
En ce sens, le ralentissement actuel de l’investissement non seulement dans le pétrole (baisse de 16% en 2009) que dans les énergies renouvelables (baisse de 38%) n’augure rien de bon. L’industrie connaîtra des turbulences entre 2020 et 2030 où il faudra mettre en production l’équivalent de 6 fois les réserves saoudiennes. Nous pensons que la prochaine décennie sera riche en incertitudes.
Voilà encore pourquoi nous disons qu’il faut préserver absolument nos réserves et nous doter d’un puissant acteur énergétique en mesure de sécuriser l’approvisionnement énergétique national des décennies à venir.
Dans ce sens, pour répondre à votre question, si l’objectif de 2 Mbj paraît clairement irréaliste en l’état actuel de connaissance de nos ressources, le niveau de 1.4 Mbj tenu actuellement par l’Algérie demande, à mon avis, à être reconsidéré à la baisse en tenant compte néanmoins de nos engagements contractuels en amont et des contraintes opérationnelles de Sonatrach.
Avec l’essoufflement des réserves en Algérie, comment voyez-vous la politique de développement des ressources hydrocarbures et de redéploiement de Sonatrach à l’international ?
J’ai commencé à répondre à cette question. Nous devons opérer un renversement de perspective stratégique et nous affirmer comme un acteur énergétique plutôt que comme une source.
Non seulement nous devons préserver nos réserves, mais aussi développer notre compagnie nationale autour de la technologie de façon à ce qu’elle puisse être l’un des acteurs-clés de demain.
Les compagnies pétrolières tendent à avoir en portefeuille un rapport de 50/50 entre pétrole et gaz, alors que le gaz est tiré par la génération électrique.
Ainsi, ces compagnies tendent à s’investir dans la génération électrique et à devenir des compagnies énergétiques, fournisseurs de commodities, carburants, molécules de gaz, kilowattheures. Sonatrach doit suivre le même chemin, notamment en international, notamment en Europe, ce qui lui permettra de sécuriser ses débouchés et tirer avantage des mutations structurelles en cours dans la scène énergétique.
Voilà pourquoi je recommande un vigoureux processus de modernisation de Sonatrach, d’une part, une fusion Sonatrach-Sonelgaz, d’autre part. Sonatrach doit se recentrer sur ses métiers de base, au premier rang desquels l’amont, elle doit se renforcer et s’organiser autour de la technologie.
Cet effort, qui doit être considéré comme une question stratégique nationale de la première importance, doit s’accompagner d’acquisition à l’étranger d’actifs dans le domaine de l’énergie (réserves, compagnies énergétiques), mais aussi touchant aux technologies qui leur sont liées (R&D, parapétrolier, ingénierie).
Elle doit aussi construire des alliances stratégiques avec des leaders. Elle doit enfin, dans une perspective de patriotisme économique et une logique de préférence nationale, être un pôle de rayonnement et entraîner autour d’elle universités et recherche, mais aussi et surtout tout un tissu de PME nationales, en encourageant l’excellence et l’innovation.
Tout cela est possible, j’en suis convaincu, même si ce sera difficile quand même car nous avons pris beaucoup de retard et raté des fenêtres d’opportunités.
Le pétrole est l’industrie où les miracles sont possibles, et si nous faisons confiance à tout le potentiel humain de ce pays qui montre chaque jour son patriotisme, je suis sûr que nous accomplirons des miracles. Si nous le faisons, nous apporterons des perspectives insoupçonnées à notre pays.
Khaled R.