Il faut qu’une lettre soit ouverte ou fermée. Pourquoi donc celle-ci plutôt que celle-là ?
– D’abord parce que la justice est rendue au nom du peuple (article 141 de la Constitution), qui est par conséquent en droit de savoir ce qu’on lui fait faire.
– Ensuite, parce que les dysfonctionnements y rapportés, qui n’ont rien d’isolé, sont d’une telle gravité qu’ils requièrent la mobilisation de toutes les bonnes volontés pour mettre un terme à des dérives qui se répètent dangereusement, sans aucun profit pour le fonctionnement des institutions, bien au contraire.
– Enfin, parce que j’entends qu’elle parvienne à destination, ce dont je ne saurais être sûr avec une correspondance postale, fût-elle recommandée avec accusé de réception, vouée aux aléas des mystères bureaucratiques, comme la bouteille à la mer l’est aux caprices des éléments.
Le facteur déclenchant de cette lettre ouverte est une procédure somme toute très banale, diligentée contre onze (11) personnes dont deux (2) réputées en fuite, contre lesquelles le procureur de la République a requis le 25 juillet dernier mandat de dépôt et mandat d’arrêt.
Le magistrat instructeur a écroué trois (3) prévenus et mis sous contrôle judiciaire cinq (5) autres, en laissant le dernier en liberté.
Il s’est donc conformé, en appréciant selon les cas, au principe constitutionnel de la personnalité des poursuites, rappelé dans l’article 142 de notre loi fondamentale, conquête inestimable du droit moderne, qui évacue aussi bien la responsabilité collective que la justice en gros.
Comme à son habitude, hélas, le parquet a relevé appel contre les six (6) ordonnances contraires à ses réquisitoires.
Première surprise, c’est la précipitation avec laquelle l’affaire fut enrôlée à la chambre d’accusation pour l’audience du 01/08/2010, soit une semaine à peine après le déclenchement de l’instruction.
Quand on sait qu’il n’est procédé à des fixations de cette nature que plusieurs semaines après l’appel du ministère public, et que l’appel des détenus contre leur mise sous mandat de dépôt doit être vidé dans un délai de vingt (20) jours, force est de constater l’enclenchement d’une justice, à deux vitesses, à des fins inavouables, mais par trop prévisibles.
Il va sans dire que, dans ces conditions de hâte incompatible avec l’idée même de justice, loin des avis légaux qu’aucun prévenu n’a reçu dans les délais.
C’est seulement à l’audience sus-visée que les quelques avocats… au “parfum” ont pu “accéder” au dossier censé être mis à leur disposition avant ladite audience.
Le rapport traditionnel qui accompagne l’appel du ministère public en guise de justification est, d’entrée de cause, formulé ainsi (citation) :
Soit : “Attendu que les faits sont graves et que l’accusation est établie…”
D’où il suit, en langage juridique s’entend que :
– D’une part, sachant que la loi (article 123-1 du code de procédure pénale), qui est d’interprétation stricte, exige que les faits soient, non pas graves seulement, mais “EXTRÊMEMENT GRAVES” pour autoriser le mandat de dépôt, le ministère public admet EXPLICITEMENT que son recours n’a aucune base légale et doit être rejeté.
– D’autre part, l’affirmation de la culpabilité “établie”, alors même que l’instruction vient à peine de commencer, est un véritable outrage au principe constitutionnel de la présomption d’innocence qui figure en bonne place (article 45) parmi les principes généraux régissant l’État algérien.
Partie poursuivante, le ministère public s’est donc transformé en juridiction de jugement, statuant en premier et dernier ressort, qui plus est sans recours possible.
Malgré les signes avant-coureurs d’un désastre annoncé, la défense avait la partie belle, qui a relevé devant la chambre d’accusation toutes ces inconséquences et autres incongruités.
Elle allait même, contre toute attente, être confortée par l’intervention du procureur général qui, après (!) les plaidoiries des trois (3) avocats présents, a requis le mandat de dépôt, au seul et unique motif, que “les faits sont… graves !!!”
La défense n’a pas manqué de demander sur le champ acte de ce que le procureur général, après son représentant au niveau du tribunal, a reconnu à haute et intelligible voie que les faits dont il s’agit ne sont pas “extrêmement” graves.
Au lieu du donner acte, sollicité, il est vrai avec le sourire de satisfaction consécutif à l’“aveu” du ministère public, elle eut droit à un franc éclat de rire de la part des membres de la chambre d’accusation et… du procureur général.
La cause était donc entendue… mais dans le mauvais sens.
En effet, la chambre d’accusation a ordonné le jour même (01er/08/2010) le mandat de dépôt contre tous les intéressés, alors qu’elle avait tout le loisir de mettre l’affaire en délibéré à huitaine, au moins, pour se donner le temps de la réflexion, s’agissant d’une mesure aussi gravement attentatoire à la liberté des citoyens. La justice à deux vitesses venait de faire place nette à une injustice à toute vitesse.
C’est tellement vrai que, fait unique dans les annales judiciaires, les mandats d’arrêt ont été lancés avant même la formalisation de l’arrêt, dont j’ai vainement tenté de retirer une expédition le 08/08/2010, parce qu’il n’était pas encore prêt, alors même qu’un des malheureux prévenus venait d’être écroué la veille. CQFD. S’agissant de détention provisoire, je m’interdis tout commentaire à propos des prétendues charges qui pèseraient contre la personne qui m’a confié sa défense. Il me suffit de relever la “gravité” alléguée par le ministère public à tous les niveaux de la procédure, pour dénoncer le mandat de dépôt que la loi assujettie à la constatation nécessaire d’une gravité “EXTRÊME”.
Pour autant, et sans tomber dans le travers du ministère public qui a déjà statué avant instruction et avant jugement sur la culpabilité, il n’est pas sans intérêt de savoir que mon client, qui est en tout état de cause au bénéfice de la présomption d’innocence, plaide innocent et ne cesse de se demander ce qu’il fait dans cette galère.
Je ne commettrai donc pas l’erreur (et le hors sujet) de discuter le fond. Ce n’est ni le moment ni l’endroit, sauf pour relever, puisque la presse s’est fait l’écho en grosses manchettes à la une (El Khabar du 07/08/2010) de cette affaire d’importation frauduleuse de téléphones mobiles, que la société de mon client n’a jamais rien importé, même pas un seul appareil, et pour cause : elle en était encore à la phase de constitution de son dossier administratif.
Il est vrai qu’il est (aussi) accusé d’association de malfaiteurs dont c’est l’occasion de dire un mot, vu l’usage qui est fait de cette infraction (articles 176 et 177 du code pénal)… depuis la correctionnalisation de délit économique ci-devant passible de la peine de mort puis de la perpétuité, et sanctionné de la prison de deux (2) à dix (10) ans depuis la loi du 26 juin 2010.
Le législateur ayant correctionnalisé le délit économique, la justice s’est dépêchée de le recriminaliser indirectement mais sûrement, en jouant astucieusement, c’est le cas le dire, avec l’association de malfaiteurs. Il se trouve que cette infraction est elle-même un simple délit quant les malfaiteurs s’associent pour commettre des délits, et ne devant crime que si l’association a pour objectif la commission de crimes.
Qu’à cela ne tienne, les chefs (les “boss”) des deux types d’association sont sanctionnés d’une peine criminelle. On décide alors que les membres de l’association sont tous des chefs, et le tour est joué… à la justice.
Si le ridicule ne tue pas, il peut faire très mal. Plus précisément, les juristes savent que l’association de malfaiteurs est une infraction totalement autonome des délits et des crimes pour la commission desquels elle a été constituée.
Elle est plus que l’intention, que la loi pénale ne sanctionne pas, et moins que la tentative, infraction clistincte qui se caractérise par le début d’éxécution. Elle est donc délinie dans son élément, constitutif principal par les préparatifs.
Autrement dit, en incriminant l’association de malfaiteurs, le législateur a entendu sanctionner ces préparatifs eux-mêmes pour décourager le passage aux actes projetés, crimes ou délits.
Il s’en suit qu’après passage effectif à l’acte, c’est le crime (ou le délit) commis qui est sanctionné, et non plus l’association de malfaiteurs.
Cette jurisprudence de bon sens est en voie de disparition et, incroyable mais vrai, on en vient à privilégier, dans les dossiers dits sensibles, la sanction des préparatifs sur la sanction de l’acte lui-même, dans le but d’infliger de lourdes peines criminelles à ceux qu’on aura décrétés “chefs” de l’association.
Ainsi, dans un récente affaire très médiatisée, les accusés reconnus coupables de complicité de détournement de deniers publics et de faux en écritures de banque, et par conséquent justiciables d’une peine maximum de dix (10) ans de prison, ont été condamnés à dix-huit (18) ans de réclusion criminelle, par application du texte qui réprime les “chefs” de l’association de malfaiteurs. C’est à croire qu’il n’y avait que des “patrons” dans ladite association… y compris une simple secrétaire !
Sans vouloir le moins du monde forcer le trait, j’observe que si tous les prévenus du dossier par lequel s’ouvre cette missive sont poursuivis pour association de malfaiteurs, ils ne sont pas poursuivis pour les mêmes délits. Traduction : ces dangereux malfaiteurs se seraient entendus pour aller, chacun de son côté, commettre des infractions différentes, sans aucun lien entre elles, et en l’absence de toute distribution des tâches, comme il sied à une véritable association de malfaiteurs. Moralité : chacun pour soi et la même sanction contre tous…
Cette tendance à vouloir apprêter l’association de malfaiteurs à toutes les sauces vient de conduire droit à l’absurde dans une poursuite contre des jeunes de deux quartiers qui se sont affrontés à coups de pierres à la fin de l’année dernière. Tous ont été renvoyés devant le tribunal pour attroupement… et association de malfaiteurs. Ce qui signifie que ces jeunes se sont préalablement entendus et ont procédé ensemble aux préparatifs adéquats… pour se faire la “guéguerre” !!!
UItime ratio, l’incrimination de l’association de malfaiteurs est intimement liée à la répression du grand banditisme et je ne lui connais pas d’application dans le monde pour les délits financiers, fussent-ils majeurs. D’où l’atteinte de plein-fouet à la dignité de l’état, chaque fois que ses cadres supérieurs (voir les dossiers qui défrayent actuellement la chronique) sont frappés de l’indignité de vulgaires malfaiteurs, bandits, brigands ou gangsters, c’est au choix.
Pour m’en tenir à la seule actualité judiciaire, je citerai un dernier exemple absolument ahurissant : six (6) justiciables sont déférés devant la chambre d’accusation pour renvoi devant le tribunal criminel. Elle prononce le non-lieu pour trois (3) d’entre eux et renvoie les trois (3) autres devant le tribunal criminel.
Le ministère public ne s’est pas pourvu en cassation contre l’arrêt de la chambre d’accusation, si bien que le non-lieu sus-visé est devenu définitif.
Par contre, les trois (3) accusés renvoyés devant le tribunal criminel ont recouru contre cet arrêt devant la Cour suprême qui l’a cassé en renvoyant la cause et les parties devant la même cour.
La chambre d’accusation a rendu un (deuxième) arrêt de renvoi des trois (3) intéressés devant le tribunal criminel. Ils se sont, de nouveau, pourvus en cassation et ils ont encore une fois obtenu gain de cause devant la Cour suprême qui a sagement renvoyé le dossier devant une autre cour (pour l’audience du 28.06.2010).
Les réquisitions du ministère public concluent, ni plus ni moins, au renvoi des six personnes concernées à l’origine par la poursuite, c’est-à-dire non seulement les trois (3) bénéficiaires du pourvoi en cassation, mais encore les trois (3) autres, alors qu’ils n’étaient plus concernés par cette procédure, vu leur non-lieu définitif.
Les serviteurs de la justice souffraient déjà de l’aggravation du sort des recourants bénéficiaires d’un pourvoi en cassation, en dépit du principe général selon lequel nul ne procède contre soi-même, voici que le ministère public entend se servir du pourvoi des uns pour préjudicier au sort des autres, fussent-ils définitivement innocentés par la justice elle-même.
Pour l’honneur de la justice, la chambre d’accusation a écarté ce barbarisme juridique en statuant uniquement sur les faits dont elle était saisie, c’est-à-dire sur le sort des trois (3) bénéficiaires du pourvoi en cassation, à l’exclusion des trois (3) autres.
Il n’en reste pas moins que si des outrances de cette nature, révélatrices d’un état d’esprit très inquiétant, se multipliaient, elles finiront par être avalisées. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse.
Au fait, il me souvient qu’aux termes de l’article 29 du code de procédure pénale, le ministère public “exerce au nom de la société l’action publique et requiert l’application de la loi”. Je confesse humblement que je ne me reconnais pas dans la société au nom de laquelle on sollicite le mandat de dépôt dans les conditions explicitées ci-dessus, ou la mise en accusation de citoyens déjà mis hors de cause par la justice. Quant à l’application de la loi, il n’est pas interdit de rêver.
Mais, j’en suis convaincu, le rêve peut devenir réalité, malgré la distance abyssale qui les sépare. C’est le sens même de la présente contribution, dont j’ai la faiblesse d’attendre, au-delà des mauvaises habitudes qu’elle veut bousculer, une réaction salutaire.
Car, s’il convient de saluer les nouveaux textes qui ont été promulgués dans le cadre de la réforme de la justice, on ne peut pas ne pas constater, sauf aveuglément… volontaire, que leur application laisse très sérieusement à désirer.
Ainsi de la loi du 26 juin 2001 qui a opéré un transfert symbolique de la “liberté provisoire”, formule assassine s’il en est, à la “détention provisoire” qui augurait d’un souci bienvenu pour le respect de la présomption d’innocence et de la liberté du citoyen en indélicatesse avec la justice. Malheureusement, le changement fut uniquement sémantique et le sort des justiciables n’a cessé d’empirer en la matière.
Ainsi, pour rappel de la correctionnalisation du délit économique par la loi du 20 février 2006, qui a été reçue par certains comme une prime à la délinquance, et constamment contournée par des artifices qui n’ajoutent rien à la crédibilité de la justice, alors qu’elle ne fait qu’exprimer le retour au droit commun universel, après les pires errements.
L’état d’esprit évoqué ci-dessus donne toute sa mesure à la gravité de la situation. Tout se passe en effet comme si justice et justiciables étaient devenus ennemis.
Or, on ne juge pas un ennemi, on l’affronte, on le combat, et, dans ce combat forcément inégal, le juge s’éclipse devant le justicier, au mépris des droits de la défense réduite à un mal… superflu dont on s’accommode comme à regret.
Il y a environ un an, j’avais à peine entamé ma plaidoirie par le commentaire d’un texte de loi, que le président du tribunal s’est permis de m’interrompre pour me signifier qu’il n’avait pas de leçon de droit à recevoir. Quelques semaines plus tard, le président d’une chambre pénale m’a invité à renoncer à la lecture d’un passage de procès-verbal sous prétexte que la cour connaissait le dossier.
Il serait trop facile d’ironiser sur la science infuse d’un jeune magistrat ne supportant pas la discussion juridique, ou sur la conscience professionnelle de ses aînés récusant la référence à une pièce du dossier qu’ils prétendent maîtriser.
Mais la question, de plus en plus lancinante, qui se pose désormais c’est de savoir quelle est la mission de l’avocat, interdit tout à la fois de parler le langage du droit et de citer un procès-verbal acquis aux débats.
Un élément de réponse est fourni par les injonctions qu’il doit affronter en plein milieu de sa plaidoirie : “vos demandes”, etc. Il doit alors choisir entre la peste et le choléra : renoncer à sa démonstration, ou prendre le risque d’indisposer le juge…
Ou est-ce à dire sinon que le moment est venu de passer à la deuxième phase de la réforme, qui est précisément l’application de la loi, dans le respect des textes et du contexte. Faute de quoi, la première phase n’aura servi à rien, sinon à bouleverser inutilement la législation précédente. Assurément, l’institution judiciaire ne manque pas de magistrats de qualité, j’en connais d’excellents, au parquet comme au siège.
Mus par une haute idée de leur mission, ils sont les premiers à souffrir d’une situation qui n’a que trop duré, à l’instar d’une défense qui n’en peut mais, et ne demandent qu’à contribuer, pourvu qu’on leur fasse confiance, à l’avènement d’une Justice à la hauteur du peuple au nom duquel ils la rendent.
Et si, pendant le Ramadhan, le président de la République, premier magistrat du pays dont j’ai plaisir à rappeler qu’il est également Bâtonnier Honoraire de l’Ordre National des Avocats, recevait aussi les représentants de la société civile ?
C’est tout le mal que je souhaite à la famille judiciaire.
M. B