L’étrange bataille des rues d’Alger

L’étrange bataille des rues d’Alger

La police a ouvert les hostilités pour déloger les milliers de jeunes vendeurs illégaux qui squattent les trottoirs de la ville. La guerre pour le contrôle de l’espace public est ouverte.

Alger, un vendredi frais et radieux. Jour saint et férié de la grande prière hebdomadaire, équivalent du dimanche des chrétiens, mais surtout celui des marchés, du commerce et de l’informel.

Toute la semaine, avec un pic le vendredi, des milliers de jeunes s’installent dans les rues, trottoirs, places et espaces publics du pays pour revendre des produits de façon illégale, sans boutique ni facture, sans avoir de registre de commerce ou à payer d’impôts.

Derrière eux, une centaine d’importateurs et des milliers de distributeurs gèrent un secteur juteux de plus de 3 milliards d’euros, le poids du commerce informel en Algérie. Près de 1000 sites de vente ont été recensés par le ministère du Commerce, qui parle de 70.000 commerçants illégaux.

Chômage et nerfs à fleur de peau obligent, les autorités laissent souvent faire mais le terrain se perd, jusqu’à transformer les rues en galeries commerciales, au grand dam des habitants:

LG Algérie

«Je comprends bien qu’il faille que ces jeunes travaillent et nourrissent leur famille», avoue une quinquagénaire d’Alger Centre. Mais on ne peut même plus marcher et l’insécurité augmente.»

Les commerçants légaux aussi se plaignent:

«On paye des impôts et des loyers, alors qu’eux n’ont que du bénéfice», explique Walid, qui, comme un certain nombre de commerçants, a trouvé la solution (provisoire).

Il a squatté lui aussi un bout de trottoir (illégalement) jouxtant son magasin (légal) pour s’adonner au commerce informel:

«Je fais les deux, formel et informel. L’avantage est que je récupère un bout d’espace qu’un jeune ne me prendra pas devant mon nez, et quand la police arrive, je garde mon magasin.»

Justement, c’était avant. Depuis quelques jours, l’ordre de bataille a été donné. Objectif, nettoyer les villes et récupérer l’espace public, à commencer par Alger.

Taser et matraque

7 heures du matin, Belouizdad, quartier populaire d’Alger. Les policiers sont les premiers levés, avant les vendeurs et acheteurs.

Postés stratégiquement dans les rues et places, ils veillent à ce que les délogés, chassés ll y a quelques jours, ne reviennent pas. Pour ce faire, ils sont équipés de matraques et la direction de la police a autorisé l’usage du Taser, arme à induction électrique.

Ce délogement ne s’est pas fait sans heurt. On compte des blessés parmi les policiers, souvent secourus par la population elle-même. Mais les autorités maintiennent la pression, la sensibilité liée au printemps arabe est retombée, et il s’agit de ne plus prendre de gants avec la jeunesse, censée s’enflammer à la moindre étincelle.

A Bab el Oued, autre quartier populaire, la petite place au bas des Trois-Horloges, haut lieu du commerce informel, est toute aussi déserte. Et les pigeons qu’on n’avait pas vus depuis des années, se sont reposés sur cette placette.

«Ils ne pouvaient pas atterrir, obligés de rester en l’air, rigole un riverain. Chaque centimètre carré au sol était occupé par un vendeur à la sauvette.»

Du changement

Après 4 mois d’hésitations, de silence et de négociations, le président Bouteflika a enfin désignéun nouveau gouvernement.

Depuis les élections législatives de mai 2012, largement remportées (de manière un peu informelle) par le FLN (Front de libération nationale), l’Algérie était suspendue à la volonté suprême, en état de flottement gravitationnel.

Sauf que la Constitution, amendée par Bouteflika, a fait de l’Algérie un régime hyperprésidentiel, où le premier responsable du pays n’est pas obligé de puiser dans la majorité parlementaire.

Après la victoire, c’est la grande défaite du FLN, il n’est pas représenté au gouvernement, confié à des technocrates et des proches du président, comme le nouveau Premier ministre, Abdelmalek Sellal, deux fois son directeur de campagne aux élections présidentielles de 2005 et 2009.

Celui-ci a d’ailleurs été très clair à son arrivée aux affaires: «Il faut nettoyer.» Quoi? Tout. A commencer par le  service public, a bien précisé le Premier ministre, ex-ministre de l’eau, qui succède à Ahmed Ouyahia, à qui l’on prête des intentions présidentielles pour 2014.

Bien dit, d’autant que si l’espace public est (était?) livré à l’informel, le service public est toujours défaillant. Le président Bouteflika, dont l’état de santé fait l’objet de rumeurs permanentes, n’a pourtant pas tout changé.

Un petit remaniement, où il a gardé le ministre de l’Intérieur, chef de la police, tout comme son homologue de l’armée, et le gérant du nerf de la guerre, le ministre des Finances. Fait remarquable, en lançant cette offensive contre le commerce informel, le président n’a pour autant pas changé le ministre du commerce, issu de la mouvance islamiste.

L’espace public sous-traité

En dehors du commerce, c’est la même problématique pour ces «loups-gareurs», ainsi dénommés les jeunes «gardiens de parking» qui surveillent contre paiement les voitures qui stationnent dans les rues (qui ne sont pas des parkings), faisant la loi dans l’espace public.

La police les tolère, mais «c’est un cercle vicieux», explique une jeune automobiliste qui travaille à Alger centre, là où la pression sur les places de voiture est forte.

«Si on ne paye pas, on se fait casser ou voler notre voiture. Et, en payant, on encourage la sous-traitance de l’espace public à des voyous.»

La solution des parcmètres a bien été envisagée mais n’a pas donné de suites.

«Pourquoi donner de l’argent à une machine au lieu de la donner directement à des jeunes sans emploi?», se demande encore la jeune femme, hésitant entre les avantages et inconvénients de ces solutions à l’Algérienne.

«Un parcmètre ne surveille pas votre voiture», conclut-elle.

25.000 voitures sont volées par an, et c’est là où le vrai problème réside. Sécurité inefficace, autorités absentes et laxisme policier, tout un désert que le nouveau Premier ministre a l’air d’avoir pris en compte.

La bataille est pour l’instant à l’avantage des pouvoirs publics, qui ont également inscrit sur la liste d’ennemis à déloger, ces gardiens sauvages de voitures.

Mais la réaction peut surgir à tout moment, non seulement à cause d’un front social en ébullition comme chaque année, mais aussi de ce monde parallèle, puissant et efficace, qui gère une partie des 45 milliards de dollars annuels d’importation.

En janvier 2011, après la tentative d’instaurer chèques et factures pour toute transaction commerciale, les barons de l’informel, comme on appelle ici ce conglomérat opaque de commerçants, grossistes, importateurs et hommes politiques influents, s’étaient réunis pour organiser en réaction une pénurie de produits alimentaires.

En quelques jours, des centaines de jeunes descendaient dans la rue, en proie à l’émeute, premières manifestations du printemps arabe. Quelques jours avant la première révolution, celle de Tunisie.

Chawki Amari