Depuis quelques mois, une vague sans précédent de fermetures de débits de boissons et de restaurants avec alcool est enclenchée à travers plusieurs endroits du pays.
Diversement appréciée, la mesure, présentée par les autorités comme un acte « de salubrité publique », suscite de légitimes interrogations.
Volonté de remettre de l’ordre ou « talibanisation », rançon concédée à la réconciliation, en catimini ? Chronique d’une tempête annoncée.
Juillet 2002. Bordj El-Kiffan (ex-Fort-de-l’Eau), à l’est d’Alger. La petite ville, appelée jadis le « Petit Paris », sort de l’anonymat après une nuit d’émeutes.
Raison de la colère : deux jeunes du quartier le « Fort turc », à Verte-Rive, sont mortellement poignardés par des inconnus dans une rixe.
Conséquence, tous les bars-restaurants et les night-clubs qui ont pignon sur rue, dans ce quartier à la réputation sulfureuse, sont saccagés.
La Corniche, le night-club Titanic ou encore le bar-restaurant l’Hippocampe sont presque réduits en cendres.
Au cœur de la furie, un slogan énigmatique fait son apparition alors : « Ghelqou el biban, Djaou al taliban » (fermez les portes, les talibans arrivent).
Face à la tension ambiante et aux risques de dérapages, aux lendemains incertains, les autorités locales décident de plomber le cahier des charges en décrétant la prohibition de la vente d’alcool, histoire de contenir la colère, mais aussi de tenter de remettre de l’ordre dans un quartier pourtant réhabilité une décennie plus tôt pour les besoins touristiques.
Peine perdue puisque la plupart des tenanciers ne renoncent pas à leurs activités. « Ils jouissent de bras (anagramme de bars) longs », susurrait-on à l’époque. Même les procédures d’expulsion n’ont pas connu de prolongement. Trois mois plus tard, des jeunes s’en prennent à la boîte de nuit Studio 7 (Zriba), à Moretti, Sid Fredj, sur la côte ouest.
L’agression d’un jeune par un videur de la boîte de nuit a suffi à mettre le feu aux poudres et à rendre la population… rouge de colère.
Le jeune reprochait à ce « haut lieu de félicité » nocturne, où alcool et filles de joie se disputent les faveurs des clients, les comportements ostentatoires qui heurtent le voisinage. Tandis que la patronne y voit la main des concurrents, les citoyens, eux, se défendent « d’être des islamistes, encore moins des terroristes ».
Interpellé sur ces évènements, le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, Yazid Zerhouni, annonce que « l’administration est en train de recenser ces locaux pour amener les gérants à agir dans le cadre de la loi et de la réglementation en vigueur ». Il ajoute, sans d’autres précisions, que cette question sera prise en charge d’une manière « plus stricte ».
Parallèlement, des incidents sont régulièrement enregistrés aux abords des établissements du genre. C’est le cas, par exemple, de cet attaché sécuritaire de l’ambassade de Tunisie, tué près de bar-restaurant à Riadh El-Feth, ou encore de cet ex-officier de police à la retraite, tué près d’une boîte de nuit à Chéraga.
C’était suffisant pour instruire les autorités qui décident de sévir. Loin d’être systématiques en raison, on l’aura compris, des connivences, les interventions de l’État se résumaient à quelques fermetures çà et là, mais sans prendre les contours d’une politique d’assainissement.
Probablement en raison des enjeux et de la préparation de l’élection présidentielle par les autorités, la situation est reléguée au second plan pour ne pas dire mise sous l’éteignoir. Il aura fallu attendre 2006 pour qu’un décret exécutif, signé par Belkhadem, alors Chef du gouvernement, vienne « secouer » le cocotier.
On ignore si la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, votée une année auparavant, a un lien avec cette volonté désormais affichée par les autorités de régenter le « royaume de Bacchus ». Autrement dit, une concession faite aux islamistes, comme tentent de l’accréditer certains.
Dès lors, en vertu des nouvelles dispositions, tous les propriétaires et autres tenanciers de bars-restaurants et débits de boissons sont sommés de se conformer à la nouvelle législation. Il est vrai que, jusque-là, il suffisait seulement d’une licence que certains pouvaient aisément se payer.
Mais, désormais, ils doivent disposer d’un agrément qui peut être délivré au terme de la constitution d’un dossier et des enquêtes de conformité effectuées par de nombreux services, dont l’hygiène, les pompiers, la sécurité, l’environnement, en plus de l’enquête commodo et incommodo de l’APC, laquelle consiste en un affichage à destination des résidants de l’entourage du postulant pour recueillir leur avis.
Une seule objection d’un citoyen peut conduire à un refus. Une fois tous les écueils passés avec succès, une commission de la wilaya déléguée se réunit pour délivrer un quitus qui sera transmis à la wilaya.
Puis le wali décide, en dernier ressort, de délivrer ou non le fameux document. Voilà pour la loi. Si, bien entendu, certains, pris dans les mailles de la loi, ne répondant pas à certains critères, sont déjà ou appelés à mettre la clé sous le paillasson, certains, nous dit-on, contournent les contraintes en contrepartie d’une tchipa, tel n’est pas le cas pour d’autres qui, malgré la conformité, attendent depuis plusieurs mois l’agrément, à telle enseigne qu’ils n’hésitent pas à voir dans le retard « une injonction politique ».
Quand la bureaucratie s’en mêle
C’est le cas notamment de D., propriétaire d’un restaurant à la cuisine raffinée au cœur d’Alger. D. a fait l’objet de la fermeture de son établissement par l’APC qui lui exige l’agrément.
Mais il leur rétorque que le document ne lui a pas été encore remis par la wilaya, malgré que la wilaya déléguée ait donné son avis favorable puisqu’il a répondu à tous les critères fixés par la loi.
« Fermer un débit de boissons qui gêne, ça se comprend, mais celui qui ne gêne pas, pourquoi ? » s’interroge-t-il. « Ils veulent réglementer, d’accord, mais on ne donne pas aux élus, dont l’idéologie est contraire, le pouvoir de fermer cette activité », accuse-t-il, non sans rappeler qu’il a fait l’objet de deux enquêtes commodo et incommodo.
« Quand j’ai vu le P/APC, il m’a dit que c’est un pouvoir discrétionnaire. Pour ma part, je considère que c’est un abus. Après une première campagne d’affichage qui n’a rien donné, ils ont fait une seconde qui a vu la signature de quatre citoyens. Je lui ai dit que ces gens-là sont des commerçants barbus. J’ai dû introduire un recours et le troisième affichage n’a rien donné », rappelle D., dont l’établissement a vu passer des clients prestigieux comme les ambassadeurs du Danemark, de Suède et d’Argentine et d’anciens ministres.
« Même les invités du CCF viennent manger ici », précise-t-il. « Toutes ces lourdeurs sont faites pour décourager les investisseurs. Il faut que les APC soient déchargées de ces pouvoirs, autrement les élus locaux vont fermer tous les établissements de ce type. Ils font de la politique », fulmine-t-il.
Amateur de bonne cuisine, lui le cadre qui a troqué son métier contre celui des délices de la cocotte, D. se demande comment le pays peut développer, dans ces circonstances, une politique touristique.
« La base du tourisme, dit-il, c’est la qualité de la restauration. On ne peut pas rivaliser avec les Tunisiens et les Marocains sans la qualité et le nombre de restaurants. Comment veux-tu que les touristes viennent au mois de Ramadhan s’ils ne trouvent pas de restaurants ? On ne peut pas tout de même imposer aux touristes de faire carême et de ne pas boire », observe-t-il.
Même s’il affiche une détermination à poursuivre son activité, D. ne comprend cependant pas pourquoi la wilaya tarde à lui délivrer l’agrément. « À la wilaya, c’est un mur, on n’a pas de recours et personne ne nous explique les raisons. Mais certains ont pu faire signer leur dossier, probablement sur intervention », croit-il savoir par ailleurs.
Comme D., M., ancien membre de l’OS, a vu son établissement, également situé au cœur d’Alger, fermé depuis une année. Une fermeture qu’il n’explique toujours pas. Depuis l’ouverture de l’établissement à la fin des années 1960, il a vu défiler des noms célèbres comme Matoub Lounès, Issiakhem, Kateb Yacine ou encore des journalistes qui ont fait la belle époque d’El Moudjahid.
Mais, a priori, il s’agit seulement de mise en conformité, car son établissement répond à tous les critères et dispose de tous les documents requis. « Je suis en train de refaire le dossier, car il a été égaré par l’administration », explique M. « On m’a dit que j’aurai l’agrément, mais sait-on jamais », tempère-t-il.
À l’APC d’Alger-Centre, on se défend, en tout cas, de faire dans la chasse aux sorcières. « Il y a eu des dépassements et même des meurtres dans certains établissements », explique un cadre de l’APC d’Alger-Centre, comme pour justifier la vague de fermetures.
« Il y a 145 fermetures entre définitives et temporaires. S’ils se conforment à l’image d’Alger, on l’encourage. On encourage le professionnalisme, voyez le Club 15 (un restaurant huppé à la rue Debussy), sinon on prend les mesures qui s’imposent », explique-t-il.
« À la rue Tanger, il y a certains qui se sont conformés, donc on ne leur a pas fermé les portes de leurs établissements », soutient ce cadre, en rappelant, à titre d’exemple, que Koutoubia, une discothèque en pleine rue Didouche, a été fermée car il y avait 67 opposants.
Comme pour attester de la bonne foi des autorités locales, notre interlocuteur soutient que dans le cadre de l’enquête commodo incommodo, les pétitions ne sont pas acceptées à cause du risque de manipulation.
« Les personnes se présentent chez nous et signent avec vérification des documents. Et s’ils recourent plusieurs fois, c’est en raison de quelques contraintes objectives. Quelquefois, les affiches sont déchirées et les citoyens ne sont même pas au courant », soutient ce cadre.
Alors, volonté de mise en ordre ou islamisation rampante qui ne dit pas son nom ?