Ancien responsable de la révolution, Mohamed Harbi est considéré comme l’un des spécialistes les plus pointus de l’histoire contemporaine algérienne, notamment de la guerre d’Algérie.
Dans un entretien accordé à El Watan (jeudi 26 mai), Mohamed Harbi, 78 ans, considère que les archives de la révolution actuellement détenues par la France – accessible en partie dès 2012- contiennent des vérités explosives. Dans cet entretien, il revient sur le rôle de Ben Bella, celui de Mohamed Boudiaf, s’étale sur l’assassinat d’Abane Ramdane en1957 et révèle que les crimes du FLN et de l’ALN ont fait 50 000 victimes. Synthèse.
1 – Ahmed Ben Bella, membre de l’OS (organisation spéciale) en compagnie de Hocine Ait Ahmed, a revendiqué l’exclusivité de la conception et l’attaque de la Poste d’Oran perpétrée en avril 1949. Hocine Ait Ahmed et de nombreux témoins de l’époque affirment que le rôle de Ben Bella était minime :
Mohamed Harbi : ‘Personnellement, je pense que les éléments concrets ressortaient de l’organisation locale. Mais les projets (la planification des opérations, ndlr) étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït Ahmed. Je pense que compte tenu du fonctionnement de l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.’

2 – Mohamed Boudiaf, assassiné en juin 1992, est l’un des pères de la révolution algérienne. Dans un article publié par Jeune Afrique, Ben Bella saisit l’occasion de régler quelques comptes personnels avec Boudiaf qu’il avait fait emprisonner en 1963 avant de le condamner à mort l’année suivante. Ben Bella qualifie Boudiaf de « zéro sur la plan militaire »:
‘«Zéro sur le plan militaire», il n’y a pas eu d’expérience de type militaire qui permet d’en juger… Boudiaf était le responsable de l’OS [organisation spéciale, NDLR] dans le Constantinois. C’est un membre de l’Organisation qui était assez conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.’
3 – Louisette Ighilahriz, arrêtée et torturée en septembre 1957, a été récemment accusé par Yacef Saâdi, chef de la zone autonome d’Alger, de ne pas avoir fait la révolution :
‘Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a guidé. De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.’
4 – Les archives de la guerre d’Algérie détenues en France seront accessibles en partie à compter de 2010. Celles-ci renferment des éléments et des données « explosives » estime Mohamed Harbi :
‘(…) Je pense que ces archives sont explosives. Moi, j’ai été au ministère des Forces armées comme conseiller de Krim Belkacem, et je peux vous dire que les dossiers sont terribles. Le rapport à la population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une idée tout à fait différente de la révolution.’
5 – Ministre de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), ancêtre de la Sécurité militaire (SM), Abdelhafid Boussouf est considéré par certains comme l’une des âmes damnées de la révolution. Retiré de la politique en 1962, Boussouf s’est consacré aux affaires, notamment la ventes des bateaux dans les pays arabes jusqu’à sa mort en 1980 :
‘C’était un bon organisateur. Mais il était très suspicieux, il était aussi répressif. Néanmoins, je pense qu’on a exagéré les choses à son sujet. Il faut savoir que tous les accords portant sur le renseignement, conclus avec d’autres pays, étaient traités par le GPRA. C’est le gouvernement qui décidait. Il avait une puissance au sein du gouvernement, certes, mais il ne faisait pas ce qu’il voulait.’
6 – Abane Ramdane, architecte du congrès de la Soummam tenu en août 1956, a été pendu par ses amis prés d’une ferme à Tétouan, au Maroc, le 26 décembre 1957. Quatre hommes ont joué un rôle clé dans cette exécution : Abdelhafid Boussouf, Krim Belkacem, Lakhdar Bentobal et Mahmoud Cherif :
Qu’il [ Boussouf, NDLR] ait une part de responsabilité dans cette affaire, c’est sûr. Seulement, il y a un point d’interrogation sur cette question.
Quand ils ont examiné le cas Abane, Ouamrane, Krim, Mahmoud Chérif et Boussouf étaient pour son exécution. (…) Bentobal était effectivement contre. Or, il fallait un consensus. Ils ont opté alors pour son emprisonnement, mais pas en Tunisie parce que là-bas, c’était dangereux. Donc, ils l’ont emmené au Maroc sous prétexte qu’il y avait des différends qu’il fallait régler avec le sultan Mohamed V. Abane était accompagné de Krim Belkacem et Mahmoud Chérif. Une fois au Maroc, il a été assassiné. Moi, je ne peux pas répondre aussi affirmativement à la question. Krim dit «ce n’est pas moi, c’est Boussouf.» Mahmoud Chérif dit «ce n’est pas moi, c’est Boussouf.» Moi, je ne peux pas le dire, je n’étais pas là, il n’y a pas de preuves.’
7 – Les raisons qui ont poussé les trois dirigeants à liquider Abane Ramdane :
‘Pour tout dire, Abane ne pensait pas que cette catégorie d’hommes pouvait diriger l’Algérie. Il faut savoir que le premier incident est survenu le 5 juin au sujet d’une conférence de presse qui devait être donnée au Caire. Krim voulait la tenir alors que c’est Abane qui devait l’animer. Ce dernier s’est adressé à Krim en le traitant d’aghyoul (bourricot). Finalement, il a été dévolu à Saâd Dahlab qui était un personnage de second ordre de l’animer. Les deux membres les plus puissants du CCE étaient ainsi aux prises l’un avec l’autre. Et je pense que Krim avait des visées sur le pouvoir depuis toujours, surtout après la Bataille d’Alger.’
8 – Quand Krim Belkacem voulait assassiner son compère Lakhdar Bentobal pour éliminer un concurrent gênant dans l’accession au pouvoir :
‘(…) Je sais, d’après Bentobal, que Krim avait projeté d’assassiner Bentobal après cet épisode. Donc, si tant est que le témoignage de Bentobal soit véridique, Krim voulait éliminer les gens qui se dressaient sur le chemin de son pouvoir. Pourquoi Bentobal ? Parce qu’il supposait qu’étant lui aussi de Mila, Bentobal était un appui pour Boussouf.’
9 – Le colonel Amirouche, chef de la wilaya III, est officiellement mort au combat le 29 mars 1959 au cours d’un accrochage avec l’armée française. Dans son livre « Une vie, deux morts, un testament), Said Sadi affirme qu’Amirouche a été plutôt « vendu » aux Français par Boussouf :
‘Quand je suis arrivé en Tunisie, j’ai entendu cette version. Moi, je suis arrivé au mois de mai 1959 (Amirouche est tombé au champ d’honneur le 29 mars 1959, ndlr) et il y avait cette version qui circulait. Elle a tenu le haut du pavé pendant toute la période de la réunion des colonels. Une opposition faisait rage entre Krim d’un côté, et Boussouf, Bentobal, et Boumediène de l’autre. C’était dans le cadre de ces luttes de pouvoir qu’est sortie cette version. Personnellement, je pense que Boussouf était sans doute quelqu’un de particulier, mais pas à ce point.’
10 – La révolution algérienne a fait des milliers de victimes tombées aux mains du FLN et de l’ALN. Cet aspect de la guerre est totalement occulté par l’Histoire officielle. Règlements de comptes, bavures, erreurs, vendettas, Harbi estime à 50 000 le nombre de ses victimes :
‘Aujourd’hui, les Algériens devraient se pencher sur cet aspect de la Révolution en s’intéressant au point de vue des victimes parce qu’il n’y avait pas que ces affaires-là. Il y en a eu beaucoup d’autres. On évalue à peu près à 50 000 personnes le nombre des victimes de la résistance armée. Il faut revenir sur cette question si on veut cautériser les plaies parce que ces histoires vont certainement rebondir. Moi, je connais des familles dans l’émigration issues de la Kabylie qui sont arrivées à savoir qui a tué l’un des leurs. Ce sont des histoires qui courent encore. Moi, je connais des gens qui ont été tués par erreur, comme ça, parce que soi-disant ils ne payaient pas, parce que ceci, parce que cela…