Les navires turcs n’ont aucun document les autorisant à pêcher et à circuler dans les eaux territoriales.
Mais pourquoi sont-ils là, sans papiers, si loin de leur port d’attache et de leurs lieux de pêche coutumiers ? Que se passe-t-il au large de l’Algérie ?
Le 25 mai 2009, trois remorqueurs battant pavillons turc et tunisien sont signalés à 18 miles au nord-est d’El Kala dans la zone économique internationale algérienne.
Ils sont positionnés en panne à 37°N-8°30 E ; ils traînent des cages flottantes pleines à craquer de thons vivants. Les cages sont recouvertes d’un fin filet pour faire croire qu’elles sont vides aux pilotes d’aéronefs de la Commission internationale pour la conservation des thonidés (ICCAT), qui survolent la région à la recherche des pilleurs de thon.
Trois jours plus tard, l’un des remorqueurs battant pavillon turc accoste au port d’Alger avec sur son pont, bien en évidence, une cage flottante.
Il est venu chercher une autorisation qui, pour une fois, ne lui sera pas accordée par le ministère des transports et celui de la pêche.
Les autres bateaux attendent à la limite des eaux territoriales pour échapper alternativement aux contrôles des garde-côtes algériens ou internationaux de l’ICCAT. Qu’est-ce qui les attire autant vers nos côtes ?
Le thon rouge en voie de disparition
Le thon rouge de Méditerranée est en voie de disparition à cause de la pêche intensive qui le traque jusque dans sa principale zone de reproduction qu’est le golfe de Syrte (Libye).
L’ICCAT tente, tant bien que mal, à cause de tiraillements en son sein, de gérer cette ressource non renouvelable. Sa tâche s’est compliquée depuis que la demande en thon rouge a explosé avec la popularisation des sushis que l’on trouve maintenant dans les grandes surfaces.
Cette flambée est aussi à l’origine de la prolifération de milliers de « fermes d’élevage » qui en fait ne font que maintenir vivant le thon jusqu’à son acheminent vers le client. Leurs activités sont très lucratives et dénoncées comme autant de machines à blanchir l’argent aux mains de mafias locales.
Elles sont approvisionnées par le thon pillé, c’est-à-dire celui qui échappe aux procédures de traçabilité énoncées par l’ICCAT. Le pillage du thon n’est rendu possible que si le pilleur dispose de documents pour prouver aux autorités, lors du débarquement obligé de la marchandise dans un port, que la provenance de son thon est licite.
Comment obtenir ce document ? En 2009, l’ICCAT a fixé un plafond de 22 000 tonnes de prises pour toute la méditerranée.
L’Algérie s’est vu octroyer un quota de 1117,42 tonnes. 223,50 tonnes (20%) ont été concédés à des thoniers japonais au titre de la part « étranger » et les 80% restants, 888 tonnes, de la part « national » réparties entre des armateurs nationaux qui, cette année, sont au nombre de 17.
En fait, à l’exception d’une poignée d’entre eux dont les bateaux ont les caractéristiques et le gabarit acceptables pour la pêche au thon ou la pêche hauturière, les autres sont plutôt des sardiniers « améliorés » qui n’ont ni le filet approprié ni les engins de levage pour ce genre d’activité.
Construits dans les chantiers navals turcs, ils ont montré des défaillances et des vices de construction dès leur arrivée à Alger. Derrière ces embarcations se cachent des sociétés écran où sont planqués des affairistes associés à de hauts fonctionnaires. Comment opèrent-ils ?
Grosse prise et vrais-faux papiers
Pendant la campagne de pêche qui se déroule en mai-juin, pilleurs et armateurs se fixent rendez-vous, là où il est possible de se rendre pour les bateaux algériens, pour participer à une mise en scène.
Les pilleurs viennent à leur rencontre avec des remorqueurs tractant d’immenses cages flottantes pleines à craquer de thon vivant pêché sans autorisation, donc pillé. Officiellement, ils doivent venir à vide pour prendre livraison du thon censé être pêché par les Algériens.
Les « thoniers algériens » et les remorqueurs turcs simulent alors un faux échange que même les observateurs embarqués ne remarquent pas ou parce qu’ils sont complices.
Les remorqueurs repartent avec la même cargaison avec laquelle ils sont venus mais, avec, en plus, les documents certifiant que leur produit a bel et bien été pêché selon les règles de l’ICCAT au titre du quota national algérien.
Le kilo de thon, qui s’échange officiellement autour de 1,20 euro, est cédé par nos « thoniers » à 4 euros. Une mise en scène semblable s’est déroulée l’année dernière à la même époque au large de Annaba où 4 « thoniers-sardiniers algériens », en panne plusieurs jours dans le port, brusquement se sont mis en mouvement et sont partis pour une pêche miraculeuse.
En moins de 48 heures, ils pêchent et livrent aux Turcs, sans filet ni grue appropriés, près de 500 tonnes de thon, soit l’équivalent d’une journée de pêche en Méditerranée avec l’ensemble de sa flottille qui compte 600 unités et pas des moindres.
S’ils ne pillent pas directement, les algériens y contribuent gravement en certifiant cette pratique. Ils vendent au plus offrant le quota « national ».
Des sources dignes de foi font état d’un rapport étayé de témoignages irréfutables remis au ministère de la Pêche et des Ressources halieutiques, auquel aucune suite n’a été donnée.
Et comme on le dit sur les quais, « la meilleure preuve de ces magouilles, c’est que les algériens ne sont pas en mesure de pêcher leur quota. Alors comment font-ils ? ».
Cette question, comme beaucoup d’autres, nous l’avons posé au ministère de la pêche et des ressources halieutiques (MPRH). Il n’y pas eu de réponse. A Annaba, les bateaux turcs vont subir la procédure habituelle.
Enquête par les garde-côtes puis plainte devant le tribunal. Des amendes et des saisies tout au plus. Des broutilles pour les affairistes, qui viennent d’engranger cette année quelque 3,5 millions d’euros (35 milliards de centimes) avec le quota national de thon vendu sous « forme papier » comme l’appellent les professionnels.