Si on avait prédit à Mohamed Boudiaf, lorsqu’il fut élu coordinateur du groupe des 22, qu’il présidera, moins de quarante ans plus tard, aux destinées d’une Algérie méconnaissable, à la tête d’une institution extraconstitutionnelle – le HCE – créée par le Haut Conseil de sécurité et qu’il serait assassiné, six mois après son investiture, il se serait, incrédule, franchement, esclaffé de rire, n’eût été son naturel trop sérieux et tant l’éventualité d’une aussi tragique issue aurait paru énorme et impensable aux yeux d’un homme de sa trempe qui investissait, avec ses compagnons de lutte, le plus clair de ses forces et de sa pensée dans la résurrection du mouvement national et de la préparation de la Révolution armée.
Ce furent, sans doute, parmi bien d’autres, les trois temps les plus forts de sa vie qui marquèrent la singulière destinée de ce fis des Hauts-Plateaux de M’sila, à la silhouette longiligne et au visage buriné par les vents de la steppe de son enfance, le verbe haut et clair, ponctué par une gestuelle exécutée, avec une certaine distinction, par d’interminables mains, toujours ouvertes. Tout le monde sait, pour l’avoir lu ou appris, directement à la source ou à la lumière de témoignages, que, déçu par la réponse brutale que la France réserva aux revendications indépendantistes du peuple algérien, au lendemain de la défaite des puissances de l’Axe, à laquelle il contribua, sur le front italien, en qualité de sous-officier, ce militant précoce a toujours occupé la position de cheville ouvrière au sein du PPA-MTLD et de l’OS dont il fut l’un des premiers adhérents et animateurs les plus en vue. Ses vieux amis, encore en vie, rapportent qu’il avait pour habitude de se poster, sur le seuil de la Grande Mosquée des Mouwahidine, située sur l’ex-avenue Georges-Clemenceau de Constantine, déguisé en mendiant, couvert de haillons, la panoplie du parfait clandestin, distribuant, sur une sébile en zinc, consignes et messages codés, aux militants du premier carré qu’il retrouvait, ensuite, aux rendez-vous convenus, à Hamma-Plaisance ou sur le promontoire de Djebel El-Ouahch où il encadrait avec Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat, Mohamed Belouizdad, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mostefa Ben Boulaïd, les séances d’entraînements militaires destinées aux membres du bras armé du parti.
Il avait, déjà, l’étoffe d’un conducteur d’hommes et d’un chef intransigeant, doué d’un sens de l’organisation, unanimement reconnu. Il allait droit au but sans s’embarrasser de circonvolutions ou de litotes dans lesquelles certains amateurs de discours lénifiants diluaient le sens et la portée de la cause nationale.
Il est vrai que la ville de Constantine, en particulier, la Souika, Aouinet El-Foul et Roud Ouled Braham où activaient, entre autres, des hommes tels que Abdelhafid Boussouf, employé au «Médecin du Vêtement» de l’avenue du 11 Novembre, Abderahmane Guerras, Mohamed Mechati, Saïd Bouali, Salim Zertit, Amar Zertit, Abdelmalek Kitouni, Salah Boubnider, Ramdane Benabdelmalek, Brahim Aouati, Kamel Bentalha, Djamel Derdour, Kamel Ali Khodja, Salim Hamou, Hacène Boudjenana, Abdeslam Habachi et les Kerouaze, se prêtait, par sa base sociale plébéienne et la conscience élevée de ses élites nationalistes, à l’entretien et à l’essor d’une activité militante remarquablement mobilisatrice et efficace qui déroutait la police et l’administration coloniales.
Certains de ses confidents de l’époque racontent qu’il se plaisait à dire que celui qui n’avait pas entamé son initiation politique dans le Constantinois, pourvoyeur de la plupart des 22, traînera, toujours, un déficit difficile à combler. C’est dans la capitale de l’Est algérien, plaque tournante du mouvement national, qu’il connut, donc, Larbi Ben M’hidi et Rabah Bitat, des hommes qu’il reverra plus tard, après le démantèlement, en 1950, de l’Organisation Secrète et un passage en France et en Suisse où il étendit, pendant deux années, les réseaux du MTLD.
C’est avec eux, Didouche Mourad et d’autres responsables écœurés par les déchirements du parti, qu’il constitua le CRUA, le Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action, le premier jalon lancé sur la voie qui mènera au 1er Novembre 1954 d’où s’exclurent, de leur propre chef, les messalistes, accrochés aux vieux poncifs démiurgiques et légalistes de leur leader, obstiné à diriger le parti à coups d’encycliques excommunicatoires. Titulaire de la carte numéro 1 du Front de Libération nationale, Tayeb El Watani présida à la direction de la Révolution à laquelle il apporta le souffle de l’unité des rangs et l’esprit de rassemblement qui permettra, ultérieurement, avec le concours de Abane Ramdane, le ralliement des Ulémistes, des Udmistes et des communistes dont certains furent admis, en août 1956 au sein du CNRA, le Conseil national de la Révolution, à l’issue du Congrès de la Soummam. Premier coup du sort, l’arraisonnement, le 22 octobre 1956, par l’armée française de l’avion marocain qui le transportait avec les membres de la délégation extérieure du Front, à destination de Tunis, l’éloignera du devant de la scène pour de nombreuses années, quand bien même il continua, à partir du château d’Aulnoy, à inspirer les activités de la Fédération de France qu’il connaissait parfaitement pour en avoir installé les premières structures. Sa nomination, en 1958, en tant que membre du GPRA, le Gouvernement provisoire de la Révolution algérienne, puis en 1961, au poste de vice-président de l’exécutif, ne remédia, en rien, à son relatif isolement, d’autant que, non seulement la composante humaine, politique et militaire du FLN-ALN connut, du fait de l’atrocité de la guerre et de ses cortèges de morts et de déportations, de grandes modifications, mais encore l’entente entre les «Cinq» était loin d’être parfaite, pour des raisons qui tenaient, à en croire certains, à des incompatibilités d’humeur provoquées par l’enfermement et pour d’autres, plus sérieusement, à de profondes divergences sur le cours qu’avait emprunté ou emprunterait, à l’avenir, l’action politique, diplomatique et militaire sur le terrain, plusieurs correspondances publiées, après l’indépendance, par les historiens, en faisant foi.
La vérité est que ces divergences éclatèrent, au grand jour, lorsque Ahmed Ben Bella, sollicité par l’état-major général de l’ALN commandé par Houari Boumediène, se désolidarisa de ses codétenus qui refusèrent, à commencer par Mohamed Boudiaf, la proposition des chefs de l’armée des frontières de se rallier à leur cause contre le GPRA et le CNRA. La course au pouvoir, engagée, sur fond de dissensions avérées, au Congrès du Front réuni, en juin 1962, à Tripoli, accentua ces divergences, au point que les groupes de Tizi Ouzou et de Tlemcen où fut constitué un bureau politique se déclarant détenteur de la légitimité révolutionnaire, se livrèrent un combat fratricide qui laissera, parmi les moudjahidine des wilayas II, III et IV, des stigmates durables et même des fractures dont l’Histoire post-indépendance de l’Algérie se ressentira longtemps.
Mohamed Boudiaf, fidèle à sa nature de battant et à sa capacité à rebondir, n’eut d’autres ressources que de créer, en automne 1962, le PRS, le Parti de la révolution socialiste qui tenta, dans l’opposition, de défendre des thèses de gauche présentées comme la réelle alternative «à la fatalité du pronunciamiento» et «au populisme d’un pouvoir usurpé et personnel ».
En accomplissant ce saut dans l’inconnu d’une problématique mais courageuse hétérodoxie, il rompit avec la sacro-sainte unicité du parti inscrite, dans la capitale libyenne, sur les tablettes du gouvernement de l’Etat par le FLN et déclara de façon ouverte la fin de mission de ce dernier qu’il vouera, quelques années plus tard, au musée de l’Histoire, après avoir subi les affres de la déportation au Sahara, une première mort pour celui qui mit la Révolution sur ses rails. La rupture consommée avec ce qui lui semblait être plus un moyen qu’une fin, devait ouvrir, d’après ses analyses développées dans «Où va l’Algérie ?» un ouvrage-clé dans la connaissance de la crise de l’été 1962, une nouvelle ère caractérisée par le pluralisme, la confrontation des idées et des choix, dans une totale liberté d’expression et de vote, un système qui ne pouvait émarger à une autre gouvernance que celle de la démocratie.
Son combat solitaire de pionnier et d’éclaireur politique ne tarda pas à être suivi par deux personnalités de premier plan, Hocine Aït- Ahmed et Ferhat Abbas, l’un créant le FFS, le Front des forces socialistes, qui poussa l’opposition jusqu’à la confrontation armée, l’autre démissionnant, avec éclat, de l’Assemblée constituante, publiant une série d’ouvrages iconoclastes dont «L’indépendance confisquée» avant que les communistes, échaudés par l’échec du socialisme autogestionnaire et le coup d’Etat du 19 Juin, ne se résolvent, de leur côté, à recréer le PCA sous l’appellation de PAGS, le Parti de l’avant-garde socialiste, successeur de l’éphémère ORP, l’Organisation de la résistance populaire, un rassemblement de marxistes et de représentants de la gauche du FLN,
décapitée par le nouveau pouvoir, proclamé «révolutionnaire». Cette nouvelle configuration politique qui sera complétée par la constitution, au sein de l’Université d’Alger, des premiers noyaux de l’islamisme, signa, d’une certaine façon la volonté des courants de l’ancien mouvement national, agglomérés au FLN, en 1956, au nom de l’indépendance, de reprendre leur liberté d’action et de militer pour la restauration du pluralisme en vigueur sous l’occupation. Une revendication frappée d’ostracisme, jusqu’à 1988, par les tenants de la ligne monolithique, «dépositaires du nationalisme des origines». L’exil en France puis au Maroc conjugué à l’amertume de l’ingratitude, suite à sa condamnation à mort, en 1964, par un de ses anciens compagnons de lutte, le contraignirent, faute d’échos à ses appels, à abandonner, en 1976, toute action politique, tout au moins dans ses formes partisanes et à se retirer à Kenitra où il se consacrera à sa famille et à la gestion d’une petite entreprise de matériaux de construction.
Eu égard à ce long parcours, jalonné par l’attachement à la primauté du politique sur le militaire, par sa dénonciation du viol de la légitimité des institutions élues de la Révolution, par sa remise en cause du parti et de la pensée uniques, son retour impromptu et imprévisible au pays, le 16 janvier 1992, pour diriger une institution cooptée, à l’appel de l’armée et d’un de ses anciens adjoints de la Fédération de France, Ali Haroun, ne fut, au départ, pas tout à fait, compris et ne correspondait pas, a priori, selon les observateurs, au profil du personnage tel que, longtemps, décrit par El Djarida, le journal du PRS. Ayant pris soin, dans un premier temps, d’entrer, incognito, à Alger pour prendre la température des cercles dirigeants qui misaient sur son ancienne aura, en voyant, en lui, l’homme providentiel, il se garda, probablement, de faire connaître, d’emblée, les solutions qui lui apparaissaient les plus appropriées pour dénouer une crise qui virait à la guerre civile et que l’Etat, bafoué, attaqué de toutes parts, n’arrivait plus à maîtriser. Enhardi, d’un autre côté, par la reconnaissance du déni, certes tardif, dont il fut, par le passé, la victime expiatoire, il tint à démentir, sans trop attendre, tous ceux qui le prenaient pour une marionnette facile à manipuler et il le fit savoir, à travers un programme dont l’inattaquable mot d’ordre fut «l’Algérie au-dessus de toutes considérations». Dès lors, les décisions, parfois inégales, se succédèrent les unes aux autres, dans une atmosphère de retour de la confiance dans un discours qui semblait, pour une fois, réellement, franc et consensuel. Il mit en route le CCN, le Conseil consultatif national, notant, au passage, la difficulté de réunir soixante membres honnêtes dans un pays ravagé par le terrorisme, la désobéissance civile, la corruption et menacé, dans son unité et son intégrité, par «les mafias». L’idée d’un RPN, le Rassemblement populaire national, substitut patriotique à un parti du FLN failli, à remiser dans les archives, fut lancée et le projet confié à son vieil ami, membre des 22, Ahmed Bouchaïb. A première vue, en agissant ainsi, il donna l’impression de privilégier une solution politique à la crise, au détriment d’une solution socioéconomique, quasiment absente de son programme alors que le pays sombrait dans la banqueroute.
Dans le même temps, il voulait donner à son gouvernement de cohabitation entre islamistes modérés et laïques, une assise légitime, très à cheval qu’il était sur la question de la représentativité et de la légalité. Quoiqu’il se laissa acculer à user d’expédients auxquels il devait, certainement répugner, comme l’ouverture de camps de regroupement au Sud dont il eut, lui-même, à pâtir, sous le régime d’Ahmed Ben Bella. Changer tout, tout de suite, miser sur la jeunesse, partir en guerre contre la vie de château, la corruption et ses bunkers, donner un grand coup dans la fourmilière et remplacer le gouvernement Ghozali, discrédité, suite à l’échec des élections «propres et honnêtes» de décembre 1991, par un gouvernement, à la tête duquel il ne voyait personne d’autre que Saïd Sadi qui le séduisit par sa vivacité et ses formules assassines, tel était, au printemps 1992, l’essentiel de ses projections à terme. Sauf qu’il ne disposait, pratiquement, d’aucun pouvoir réel, autrement que charismatique, celui d’un homme neuf, non impliqué dans la gouvernance du passé, ce qui pesait, au final, très peu dans la balance des rapports de force, compte tenu de la complexité des enjeux du moment, du nombre des intervenants dans la sphère politique et de l’isolement total de l’Algérie sur la scène internationale. De plus, ses conseillers, faiblement instruits des données réelles de la situation, ayant vécu, longtemps, à l’étranger, peinaient à se mettre en phase avec les aspirations de la population en matière d’emploi et d’éducation. Ce n’était pas, il est vrai, faute d’avoir essayé. Cependant, les passerelles entre El- Mouradia et le peuple, même acquis, étaient encore mal assurées. Il fallait du temps mais le temps était compté. La course-poursuite à laquelle il donna le coup de starter, six mois auparavant, avait atteint ses limites. Et c’est en pleine élan vers la résurrection tant espérée qu’il tomba, le 29 juin 1992, sous les balles du sous-lieutenant Lembarek Boumaârafi, alors que, de la tribune de la maison de la culture de Annaba, il exhortait le peuple, devant les caméras de l’ENTV, à la science et à la connaissance, valeurs fondamentales de l’Islam et véritables clés de la délivrance pour sortir le pays de l’obscurantisme prôné par l’intégrisme. Le choc n’eut d’égal que la monstruosité du parricide commis contre un vieux révolutionnaire désarmé et sans défense. Le peuple fut sidéré face à cette seconde mort imméritée. Ses funérailles populaires furent à la hauteur de sa grandeur, consacrée par l’empathie et le fervent recueillement que lui manifestèrent les Algériens, notamment le petit peuple qui reconnaissait, en lui, son chef naturel.
Slimane Amirat, l’ardent démocrate qui avait dit qu’à choisir entre l’Algérie et la démocratie, il choisirait l’Algérie, en fut tellement peiné qu’il décéda, frappé par une crise cardiaque, alors qu’il se recueillait devant sa dépouille mortelle. Quelle destinée digne des grandes tragédies grecques que celle de ce fils de l’Algérie qui n’avait d’autre motivation que de servir l’intérêt de la patrie ! Où est passé son exemple, en ces temps de concussion et de marchandages ? Il n’en reste que des fondations et un souvenir, graduellement, effacé par le temps qui fit passer ce crime par pertes et profits, la commission en charge de son élucidation, présidée par Ahmed Bouchaïb, décédé en 2012, ayant écarté la thèse de l’acte isolé sans avoir été au-delà de ce constat et sans avoir fait toute la lumière à laquelle le peuple algérien était en droit de s’attendre. Justice n’est, donc, toujours pas rendue. C’est, là, la troisième mort de Mohamed Boudiaf. L’Algérie peut-elle être aussi ingrate envers ses enfants prodigues ? Aujourd’hui qu’elle a pansé ses blessures, sans avoir totalement fait son deuil d’une tragédie qui avait failli l’emporter et dont elle observe, avec circonspection, la reproduction dans un certain nombre de pays voisins, a-t-elle, réellement, en main, les moyens de se dépasser et de réussir à construire la république sociale et démocratique sans avoir à compter, indéfiniment, sur l’homme providentiel ?
Elle bénéficie, en tous les cas, d’atouts majeurs pour passer au stade d’une gouvernance débarrassée de l’esprit du Grand Frère, fondé sur le rétablissement des valeurs politiques authentiques, le patriotisme et les compétences de sa jeunesse, la variété de ses cultures et de ses langues, la liberté d’entreprendre et la justice sociale. Pour rendre au serment de Novembre une nouvelle vie. La vraie.
B. M.
P. S. : J’ai lu avec intérêt l’ouvrage édité, récemment, chez Amalthée à Paris, par Maître Zohra Mahi et consacré à la conquête et à l’occupation coloniales, sous le titre de «Algérie- France : 50 ans après. Que reste-t-il de nos guerres ?». Ecrit avec didactisme, il gagnerait à être mis à la disposition des jeunes Algériens, intéressés à prendre, utilement et de façon très accessible, connaissance de leur passé.