Les Révolutions arabes ont-elles lieu ?

Les Révolutions arabes ont-elles lieu ?

L’intervention militaire en Libye, de même que toutes les tentatives plus ou moins transparentes de la part des capitales occidentales pour influer sur l’avenir des révoltes arabes, témoignent du caractère crucial que revêtent les enjeux économiques et sociaux du monde arabo-musulman pour les futurs rapports de forces et l’avenir de la planète.

Ces actions extérieures doivent, sans nulle doute, être observées suivant des motifs à variables multiples et à plusieurs dimensions : nationales et internationales, en même temps que matériel et symbolique. Pour bien apprécier la situation actuelle, du point de vue de la France comme au niveau de la première puissance mondiale (dont la France est devenue l’allié inconditionnel depuis l’accès de Sarkozy à la Présidence), il faut réussir à imbriquer des strates explicatives apparemment disjointes, combiner des enjeux à première vue éloignés les uns des autres.

1. Campagne militaire et campagne électorale

L’hyperactivité de la France au niveau international peut d’abord s’interpréter comme étant une façon d’influer positivement sur la vie politique nationale en créant les conditions favorables à un rehaussement de l’image du Président de la République comme chef de guerre, à un moment où celui-ci en a bien besoin, eu égard à sa popularité d’une faiblesse historique. A ce premier niveau, c’est presque l’institution présidentielle elle-même qui est à sauver dans cette opération, dans la mesure où l’un des principaux griefs tenus à l’encontre du président actuel est qu’il aurait vulgarisé cette institution théoriquement noble par essence (le général de Gaulle en ayant fait constitutionnellement une survivance de la couronne monarchique par des moyens républicains). Ensuite, mobiliser une armée à un an d’une élection présidentielle n’est bien entendu pas anodin.

Le président actuel cherche à se sauver, en tant qu’homme politique engagé dans une échéance conjoncturelle. Se mettre dans la position du chef de guerre, c’est se mettre par définition dans la posture de l’homme d’Etat soi-disant dégagé des contingences de la vie politique (pour mieux la dominer) ; c’est se donner de facto une stature de dirigeant mondial, face à un éventuel concurrent – Dominique Strauss-Kahn – dont l’image de marque repose presque entièrement sur l’importance de son poste de dirigeant du Fonds monétaire international (FMI). Enfin, il s’agit aussi de s’attaquer au pessimisme ambiant concernant la puissance de la France, comme de mettre du ciment entre les failles de la Nation à travers l’imposition d’une union sacrée (entre majorité et opposition, comme entre peuple et élite). Ce serait une action extérieure à finalité intérieure, nécessaire pour un dirigeant accusé par ses opposants politiques de susciter les polémiques, de lancer des provocations et de diviser les Français entre eux. D’une certaine façon, donc, nous pourrions dire qu’il y a précession de la campagne militaire sur la campagne électorale, la première jouant comme probable avant-scène de la seconde – l’éventuelle chute du « Guide de la Révolution » en Libye jouant potentiellement en faveur de la réélection du ‘‘guide de la coalition’’ en France. Mais c’est surtout une première raison pour ne pas considérer cette guerre civile comme une Révolution arabe.

2. Le système industriel technologique et son avenir

Le second référentiel à prendre en compte pour interpréter la situation internationale actuelle en général, et l’intervention militaire en Libye en particulier, est celui du système industriel technologique, de son pouvoir et de ses menaces.

Rappelons-nous qu’avant la décision formelle d’intervenir militairement en Libye pour des raisons humanitaires, les informations qui faisaient les Unes des médias étaient relatives aux catastrophes naturelle et nucléaire au Japon. Rappelons-nous même que la prégnance absolue de ces informations alarmistes, concernant la fragilité structurelle du système industriel technologique, sensible au moindre évènement exogène, fut ce qui poussa l’intellectuel Bernard-Henri Lévy à prendre les devants pour remettre le sujet « Libye » en Une des journaux (dans un épisode où l’oligarchie comme classe détentrice des moyens de communication a pu se manifester avec éclat, dans une démonstration de marketing géopolitique dont le déchiffrage analytique reste à faire). A l’entendre, il était « minuit moins cinq » avant que le colonel Kadhafi ne prenne la ville de Benghazi et ne commette un crime contre l’humanité, et sa clairvoyance aurait poussé le courageux chef de l’Etat français à agir à temps (ce dernier étant par nature beaucoup plus enclin à écouter un grand philosophe plutôt qu’un simple élu de la Nation comme Paul Quilès par exemple).

Nous ne nous attarderons pas sur la rencontre culturelle entre l’introducteur du marketing littéraire en France (Bernard-Henri Lévy selon Gilles Deleuze) et un pur produit du télémarketing politique hexagonal (Nicolas Sarkozy selon Pierre Musso). A la place, nous remarquerons simplement comment le « principe responsabilité », développé par Hans Jonas pour prévenir tout retournement de la technique contre l’homme en écartant autant que faire se peut une application technologique potentiellement néfaste dans ses effets (suivant la formule in dubio pro malo), fut pleinement utilisé dans le cas libyen, comme par procuration ‘‘civilisationnelle’’, mais sous les traits politico-humanitaires du devoir d’ingérence (prévenir tout retournement d’un homme politique contre sa population en écartant autant que faire se peut son action militaire forcément néfaste dans ses effets).

Ainsi, alors que l’heuristique de la peur devrait commander une interrogation radicale sur le fonctionnement et l’avenir des sociétés occidentales modernes, elle commanda une intervention militaire extérieure dont le but est le changement d’un régime du Sud de la Méditerranée. Comme si le catastrophisme qui devait concerner au premier abord l’Occident (sur la menace que fait peser la technologie nucléaire sur l’avenir de la Civilisation), s’était soudain concentré sur la situation en Libye, dans une exorcisation du péril technique par l’utilisation de la technique, l’intervention occidentale s’étant effectuée par le biais désormais habituel de la guerre technologique, avec notamment l’emploi de missiles de croisière … à l’uranium appauvri. En même temps, les révoltés tunisiens et égyptiens avaient consciemment activé quelque chose comme un « principe espérance » (Ernst Bloch), et avaient ainsi quelque peu perturbé les capitales occidentales, pour qui l’apathie des peuples arabes constituait un moindre mal, et qui par ailleurs doivent gérer l’indifférence politique de leurs propres peuples, en interne.

A l’inverse, le cas libyen fut pour ces capitales l’occasion d’activer le « principe responsabilité » par l’action militaire, qui immanquablement, volontairement ou non, vient rabattre le principe espérance (l’espoir, voire l’utopie) dans le champ de l’impossible – malgré le fait que cette action se justifie par la volonté d’accompagner le « printemps arabe » et d’assurer la défense de la population civile (ou peut-être même à cause de cette justification humanitaire mainte fois utilisée auparavant pour des raisons peu humanistes).

Les élites en Europe et aux Etats-Unis craignaient (et continuent de craindre) la contagion mimétique de l’insurrection tunisienne à tous les peuples du monde arabo-musulman, comme une sorte de nuage politique radioactif. Et si, face au panache radioactif issu de la centrale nucléaire de Fukushima, ces élites ne peuvent strictement rien, face au panache politique issu de la dynamique populaire du Maghreb, elles tentent bien de faire quelque chose. Percussion de deux évènements concomitants (catastrophe nucléaire japonaise : guerre technologique en Libye), opposition de deux principes antagonistes (espérances tunisienne et égyptienne, responsabilité occidentale en Libye) : difficile, dans ce cadre de pensée, d’attribuer aux évènements libyens le nom de « Révolution arabe ».

3. L’humanitarisme, stade suprême du capitalisme

« Vu les coûts et les risques de l’intervention, nous devons chaque fois mesurer nos intérêts face à la nécessité d’une action. L’Amérique a un important intérêt stratégique à empêcher Kadhafi de défaire ceux qui s’opposent à lui. » Ces phrases d’Obama permettent au moins une chose : ne pas avoir à mobiliser les catégories traditionnelles du marxisme pour affirmer que la coalition internationale tentant « d’accompagner le printemps arabe » cache des rivalités matérielles de puissance. En effet, dans le cas qui nous intéresse, il suffit presque de prendre au mot les paroles des dirigeants occidentaux, qui parfois reconnaissent subrepticement l’existence subjective d’une harmonie préétablie, selon eux, entre le bien de l’Humanité et les intérêts de leurs Etats.

Le conflit actuel en Libye est bien entendu à remettre dans un contexte général de lutte mondial pour le pouvoir, lutte dont l’un des objets et enjeux est la maîtrise des sources d’énergie et de ses moyens d’acheminement. Les évènements libyens ont débuté par une révolte populaire spontanée, qui a vite déviée du modèle tunisien pour dégénérer en une guerre civile, pour enfin se terminer par une action militaire menée de l’extérieur.

En outre, contrairement aux cas tunisien et égyptien, où les configurations des situations laissaient entrevoir grosso modo des schismes nets entre les peuples et leurs élites, et une homogénéité du mouvement contestataire, l’opposition libyenne ne s’identifie pas à l’ensemble de la population et comprend des entités différentes difficilement conciliables d’un point de vue analytique. Ce mouvement est probablement porté par un noyau dur, populaire et démocratique ; mais il est aussi porté par des combattants islamistes que chacun tente d’identifier et dont tout le monde se méfie.

De plus, il a une part incontestablement tribale, puisqu’il est porté par les clans libyens de l’Est, lésés par le partage inégalitaire des richesses du pays. Mais surtout, cette opposition est menée par d’anciens dignitaires de Kadhafi (comme Mustapha Abud Jalil et Abdul Fatah Younis), pour qui les droits de l’homme sont sûrement un vain mot, mais qui se sont retournés contre le colonel pour prendre le pouvoir. Début mars 2011 (selon le Wall Street Journal du 31), Barack Obama aurait signé un ordre qui autoriserait la CIA à effectuer des opérations en Libye pour renverser le Guide libyen.

Le New York Times du 30 mars faisait état d’actions secrètes américaines (« C.I.A. Agents in Libya Aid Airstrikes and Meet Rebels » expliquent Mazzetti et Schmitt). Le début officiel des hostilités date du 19. La thèse officielle d’une aide humanitaire décidée en urgence en direction d’une population civile faible et isolée chancèle dès lors grandement. Il serait probablement possible de montrer en quoi les Etats-Unis ont un intérêt capital à contrôler la Libye, ou du moins de faire de cet Etat un satellite. Certes, ce pays n’assure qu’un peu moins de 2 % de la production mondiale de pétrole, mais celui-ci est de bonne qualité, d’extraction aisée, et rentable. L’inquiétude de Washington porte sur la Chine, qui offre dans tous les continents des alternatives à la domination occidentale.

En réaction, l’installation de « l’Africom » (Africa Command), fin 2008, a permis de placer presque toute l’Afrique sous le commandement américain, avec comme objectif implicite d’empêcher le continent noir de s’allier à la Chine. La « guerre humanitaire » pour sauver la population de Benghazi pourrait être interprétée comme un signal fort de concrétion institutionnelle de cet outil géopolitique majeur. Concernant l’Europe, les deux premiers clients du pétrole libyen étaient l’Italie et l’Allemagne, deux pays qui avaient signé le plus de contrats d’investissements et d’exportations avec la Libye. Or ces pays ont montré quelques réticences plus ou moins explicites quant à la participation à une coalition internationale. Pour l’Allemagne en particulier, qui entretient des relations économiques importantes avec les pays du Golfe, il est des « guerres humanitaires » qui méritent réflexion.

La France et l’Angleterre n’ont pas su ou pu conclure de contrats juteux ; la France souhaiterait donc peut-être faire fructifier son arsenal militaire afin de compenser sa faiblesse économique par rapport à l’Allemagne, et rétablir ainsi un semblant d’équilibre sur le continent (suivant l’image classique du balance of powers chère à Kissinger).

La constitution d’un axe Paris/Londres/Washington serait dès lors plus compréhensible, même en dehors d’une lecture idéologique atlantiste, comme une tentative de gagner par la force (militaire) ce qu’on a manqué par la ruse (économique, dans les cas français et anglais) ou échouer à faire accepter par la position (financière, dans le cas américain). Selon le journaliste Franco Bechis (dans le quotidien italien Libero du 23 mars), c’est dès octobre 2010 que les services français auraient préparé la révolte de Benghazi. Et des soldats anglais opéraient 3 semaines avant que l’ONU ne donne son mandat pour intervenir, selon Mike Hamilton dans le Sunday Mirror du 20 mars.

Nous assisterions donc, en fait, à une grande bataille stratégique à deux voies : entre l’Occident (USA en tête) et le reste du monde d’une part ; et entre les différentes puissances à l’intérieur même de l’Occident de l’autre. Ce mélange tenace d’humanisme discursif et de cynisme matérialiste est ce qui permet à Jean Bricmont de qualifier d’ « impérialisme humanitaire » les opérations militaires occidentales depuis les années 1980.

Le terme est plutôt bien choisi, bien que l’idée impériale soit anthropologiquement étrangère à une civilisation occidentale postmoderne hyper-démocratique de masse reposant en partie sur une légitimation à basse fréquence de son existence (rien de romain ou d’antique dans la domination moderne). Mais le sens de l’expression est correct, si nous l’appuyons en plus sur la théorie des médiamensonges de Michel Collon, qui permet notamment de comprendre la soudaine « folie du régime » de Kadhafi aux yeux de notre élite politico-médiatique, probablement suivant le motif pluri-séculier du monopole occidental de la raison (raison qui tarde à s’activer sérieusement concernant les grandes menaces mondiales du XXIe siècle, comme celle que porte en soi l’existence d’un système de production entièrement technologique, ou le rapport marchand au monde, source d’immenses périls, et qu’impose l’Occident à la planète).

4. Géopolitique et échange symbolique

Les insurrections tunisienne et égyptienne n’étaient pas de vraies révolutions, au sens classique du terme, avec chefs, guérillas et batailles militaires (Lénine, dans son Etat et la Révolution, concluait des expériences révolutionnaires du XIXe siècle que la politique était uniquement l’art des rapports de forces). Ces insurrections étaient au contraire parties d’un geste sacrificiel et s’élaborèrent plutôt comme des « événements symboliques d’envergure mondiale qui mettent en échec la mondialisation elle-même » (Baudrillard, L’esprit du terrorisme).

Les manifestants avaient eu l’intelligence suprême de ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces, comme dans l’imaginaire révolutionnaire occidental qu’impose le système, mais ont déplacé la lutte dans la sphère symbolique (défi de la rue, réversion de l’information, surenchère des revendications). Ils ont défié le système par un don (leur vie, leur mort) auquel ce système a répondu par son effondrement (la fuite panique de Ben Ali fut cependant plus spectaculaire que le retrait calculé de Moubarak).

La mort, dans ces deux premières insurrections, était mise en jeu symboliquement comme don final : le pouvoir semblait désarmé en répliquant par la force face à des martyrs héroïques. Ce furent des « révoltes à mains nues », alors que dans le cas libyen, la révolte fut vite à mains armées, passant rapidement de l’insurrection populaire à la guerre civile – et le pouvoir libyen pouvait sembler quelque peu légitime en répliquant par la force, tout comme la coalition occidentale tire sa légitimité de l’existence initiale d’un rapport de forces.

Surtout, la présence de services occidentaux sur le terrain bien avant la « réaction spontanée face à l’éventuel drame humanitaire » corrobore à la perfection l’existence manifeste d’une obsession du système mondial à tourner toute forme de rébellion en un rapport de forces où justement, seule la technologie militaire (occidentale) peut avoir le dernier mot, et non pas l’échange symbolique don (de la mort sacrificielle du peuple) / contre-don (de la fin du pouvoir). A ce niveau d’analyse, l’intervention humanitaire de Paris, Londres et Washington pourrait apparaître comme une subtile continuation du projet néoconservateur de démocratisation du monde arabe par la force (le Grand Moyen-Orient de G.W. Bush). Les génies tunisien et égyptien avaient correspondu à une précession des événements sur le modèle occidental d’interprétation (grâce au sacrifice et à l’échange symbolique), alors que l’opération occidentale en Libye correspond, au contraire, à un simple enjeu géopolitique de domination matérielle (avec guérilla, rapport de pouvoir, force militaire, victoire des ‘‘insurgés’’, instauration d’un régime favorable à l’Occident, reproduction et renforcement du système mondial en cas de succès opérationnel). Les insurrections tunisienne et égyptienne s’accomplirent selon la matrice de la séduction (sacrifice suicidaire, d’un individu seul à un peuple uni), alors que la révolte libyenne échoue sous l’ordre de la production (arme, argent, technologie, division binaire de la société).

L’intervention occidentale voulait « accompagner le printemps arabe » – mais par sa nature, elle en signifie sa fin. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un « printemps » avec les révoltes tunisienne et égyptienne (terme faisant référence à l’imaginaire révolutionnaire occidental du printemps des peuples européens de 1848), mais de mouvements uniques, de rébellions singulières ayant démontré la nudité du pouvoir ; et c’est peut-être même le but de cette opération militaire que de ramener la situation extraordinaire à un état de choses contrôlable, maîtrisable par les chancelleries occidentales : sauver l’idée du pouvoir.

Le Ministre français des Affaires Étrangères, Alain Juppé, a pu mettre en avant l’honneur de la France pour justifier la nécessité d’une intervention occidentale et la responsabilité du leadership militaire-humanitaire, se plaçant discursivement loin de l’intérêt stratégique. Mais force est de constater que cette intervention, cette responsabilité, ce don (d’un point de vue symbolique) vient précisément déshonorer ce au nom de quoi les Révoltes arabes avaient commencé : la volonté d’accéder à la majorité (presque au sens kantien, contre l’état de minorité dans lequel les élites des deux rives de la Méditerranée ont placé ces peuples depuis près d’un demi-siècle).

L’Occident oblitère le fait que le ressentiment des peuples du Sud à son encontre ne provient pas que d’un découragement face à l’exploitation matérielle de leur terre, mais qu’elle a aussi pour origine « la haine de ceux à qui on a tout donné sans qu’ils puissent le rendre. Ce n’est donc pas la haine de la dépossession et de l’exploitation, c’est celle de l’humiliation. […] Et le pire, pour la puissance mondiale aussi, n’est pas d’être agressée ou détruite, c’est d’être humiliée. » (Baudrillard, Power Inferno) Or la puissance mondiale a justement été humiliée par les premières insurrections, qui la touchaient de façon presque directe (surtout dans le cas égyptien). Crainte de perturbation géopolitique mise à part, par ces premières révoltes, les peuples arabes se sont données à eux-mêmes ce que l’Occident rêvait de leur offrir (tout en jouant sur cette promesse intenable par essence) : la liberté.

Et l’Occident humilié a comme profité du rapport de forces en Libye pour activer, par un réflexe quasi-pavlovien, son langage automatique structuré comme une guerre (lutte, conflit), et donner la victoire au ‘‘camp de la liberté’’. Or « le don unilatéral est un acte de pouvoir. Donner sans contrepartie possible, c’est occuper la position de Dieu » (Baudrillard). D’où la volonté explicite de la coalition occidentale, qui a bien sûr profondément conscience de l’existence d’un lien entre le don unilatéral et le pouvoir absolu, d’être épaulée par des armées d’Etats arabes : il s’agit de faire taire la mauvaise conscience issue de la volonté inavouée de ré-accéder à une position divine (dans une lutte mondiale pour la domination de la terre).

Le nom homérique de cette opération militaire, Aube d’une odyssée, mériterait une sémiologie mythologique de la raison technologique façon Roland Barthes, avec Rafale et Tornado comme Déesse Citroën des Temps Postmodernes, deus ex machina, l’aviation comme équivalent des cathédrales gothiques : création d’époque, conçue par des artistes inconnus, consommée dans son image par un peuple qui est censé s’approprier en elle un objet magique venu du Ciel pour offrir la liberté tant convoitée. C’est pourquoi les observateurs ont tant de mal à se positionner : l’action occidentale correspond à une injonction paradoxale telle que définie par Bateson (de l’Ecole de Palo Alto) dans sa théorie de la schizophrénie : « Le paradoxe (ici, une action militaire justifiée par un discours humanitaire) est un modèle de communication qui mène à la double contrainte » ; ordre absurde : le Guide libyen est sommé de disparaître et le peuple de se libérer en étant envahi par une autorité fleuretant entre la légitimité et l’illégalité.

Lors de la seconde guerre du Golfe, Saddam Hussein devait démontrer qu’il n’avait pas d’armes de destruction massive, c’est-à-dire prouver une inexistence. L’Iran doit attester que son programme nucléaire ne sera pas à finalité militaire, c’est-à-dire démontrer une absence d’intention future. Le régime libyen, supporté par une partie de la population, doit tomber pour prouver qu’il n’est pas fou, c’est-à-dire se défaire rationnellement. Nouvel art de la guerre (postmoderne), opération de police mentale, mondiale : pression psychologique et terreur technologique.

Malgré les premiers éclats, tout reste encore à faire en Tunisie (où la « Révolution » est devenue une publicité touristique et où le virus du sondage a déjà infiltré la jeune démocratie, mais où la secrétaire d’Etat américaine fut accueillie par des centaines de manifestants hostiles mi-mars, et où un Tunisien s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid tandis que le secrétaire général de l’ONU était en visite), comme en Egypte (où l’Amérique tente de garder le contrôle sur le ‘‘nouveau’’ régime grâce à la soumission d’une armée financée par le Pentagone).

Le jeu en vaut la peine. Car tandis que l’Occident assiste à deux de ses pires cauchemars – sociopolitique au Moyen-Orient avec la révolte populaire contre des régimes conservateurs, et technoscientifique à l’Extrême-Orient avec la menace nucléaire – et tente de sauver non les habitants de Benghazi mais la diplomatie française, non le peuple libyen mais l’image de la France dans le monde, non le monde mais le récit, non la réalité mais la fiction d’une domination totale, pour les peuples du monde arabo-musulman l’objectif est symbolique : sauver l’honneur.

La salvation occidentale devait se faire par une Trahison des images à la Magritte (« Ceci n’est pas une pipe ») : « ceci n’est pas de l’impérialisme (mais de l’humanitaire) », « ceci n’est pas une catastrophe (mais un accident nucléaire) » : la carte n’est pas le territoire. « Pia frauss ! » se serait écrié Nietzsche, car ici il y a « impérialisme humanitaire », catastrophe accidentelle (d’origine naturelle) », « carte territoriale ». Pieux mensonge donc, en effet, car l’Occident n’a manifestement pas été capable de surmonter son XXe siècle et de dépasser la logique de pensée binaire aristotélicienne (principes d’identité, de contradiction et du tiers-exclu), afin d’atteindre un agir propre à la sémantique générale chère à Korzybski et d’échapper à la logique du rapport de forces, du conflit, de la guerre. Les premières insurrections arabes furent une humiliation pour l’Occident car elles furent une leçon de paix (i’salam

Par Hamdi Nabli