Quatre ans après la révolution du Jasmin, les Tunisiens ont mis, hier, la touche finale à la période de transition qui a été éprouvante, notamment sur le plan socioéconomique, mais exaltante pour ce jeune pays arabe qui ne dissimule pas sa fierté d’avoir réussi l’expérience démocratique au moment où d’autres pays comme le voisin libyen ou encore la Syrie ont sombré dans le chaos.
“Nous souhaitons la paix et la sécurité pour la Tunisie. Nous voulons un président qui relance la machine économique.” Trentenaire, la jeune Soumeya vient de glisser son bulletin pour la seconde fois en quelques jours dans l’urne pour élire le futur président de la Tunisie, le premier qui sera élu à l’ère d’élections pluralistes et démocratiques. Au 29, rue de Marseille, au cœur de Tunis, en ce dimanche légèrement froid, Soumeya, le doigt imbibé d’encre indélébile, comme pour justifier de l’accomplissement de son devoir électoral, ne cache pas son souhait que cette élection balise désormais le chemin à la relance d’une économie en berne marquée par un chômage galopant.
Jadis, poumon de l’économie, le tourisme a également pris un coup. Pour qui a-t-elle voté ? “Nous voulons un président qui a de l’expérience car nous en avons grandement besoin”, dit-elle, sans plus de détails, un sourire aux lèvres. À l’entrée de cette école où trois militaires, arme en bandoulière, sont postés, Chaker, accompagné de sa petite fille, a, lui aussi, tenu à accomplir son devoir électoral.
Mais pour avoir vécu sous l’ère de Ben Ali, son choix semble décidé. “Nous ne devons pas oublier ce que nous avons enduré. Il est hors de question pour moi de voter pour un candidat dont le parti a recyclé d’anciens cadres du RCD”, dit-il, allusion à Béji Caïd Essebsi, leader de Nidaa Tounes que les observateurs, ici, présentent comme le favori.
À Sokara, près d’Ariana dans la banlieue de Tunis où il a voté, BCE était protégé par un impressionnant dispositif sécuritaire. La meute de journalistes du monde entier, qui attendait depuis les premières heures de la matinée pour couvrir son activité, a eu toutes les difficultés du monde pour travailler.
Certains journalistes ont même été bousculés. Mais cela n’a pas empêché BCE de faire quelques déclarations à la presse. À l’adresse d’une chaîne algérienne, il lance : “Si je suis élu, l’Algérie sera le premier pays que je visiterai. Dites à l’Algérie sœur et à mon ami Bouteflika que la Tunisie va bien.”
Il faut dire que la sécurité du scrutin a été la hantise et le souci majeur des autorités. Plus de 150 000 membres des services de sécurité, entre policiers et militaires, ont été déployés, selon le porte-parole du ministère de la Défense. La veille, dans la nuit, une attaque a été déjouée par les militaires à Aïn Zana, près de la ville de Kaïrouan, réputée fief des salafistes.
Un homme a été abattu et trois autres arrêtés alors qu’ils tentaient d’attaquer une école gardée par des militaires, selon la même source. “Un groupe armé a essayé d’attaquer une unité (…). La vigilance des soldats et la rapidité de leur réaction ont fait avorter cette opération qui a entraîné la mort d’un homme armé d’un fusil de chasse et l’arrestation de trois suspects”, a déclaré Belahcene Oueslati.
Histoire d’anticiper sur de potentielles attaques terroristes, notamment dans les régions isolées, l’Isie (Instance supérieure indépendante des élections) a décidé de retarder le début du scrutin à 10h et avancer la clôture à 15h dans 124 bureaux se trouvant dans les régions frontalières des gouvernorats du Kef, de Djendouba et de Kasserine.
“La Tunisie vit depuis un moment sous la menace, mais le peuple est disposé à voter, c’est un acquis pour nous”, a indiqué en début d’après-midi lors d’une conférence de presse, le président de l’Isie, Chafik Sersar.
Sur l’avenue Bourguiba, des éléments des troupes d’élite et des camions militaires étaient stationnés.
On ignore, cependant, s’il s’agit d’un message d’assurance à la population, d’action de dissuasion à l’adresse d’éventuels extrémistes ou si elle indique une quelconque démonstration d’autorité.
Les bons points de l’UE
En dépit de quelques appréhensions, les élections se sont déroulées dans “d’excellentes” conditions, de l’aveu même de la présidente de la Commission européenne d’observation.
“Les élections se sont déroulées de façon ordinaire et nos 70 observateurs n’ont relevé aucun dépassement. Il n’y a aucune animosité entre les observateurs des deux candidats”, a-t-elle déclaré lors d’un point de presse animé au Média-Center de Tunis.
Il faut dire que l’Isie a pris la précaution de ne pas laisser les observateurs des candidats rester dans la cour des écoles, mais seulement à l’intérieur des bureaux de vote pour éviter d’éventuelles tentatives d’influence des électeurs. Chafik Sersar se félicite même du travail réalisé par son instance. “Les élections se déroulent normalement, dans de bonnes conditions. Même la participation n’a pas été affectée à Aïn Zana où il y a eu une tentative d’attaque terroriste”, s’est-il félicité. Seul inconvénient pour cette élection que les Tunisiens souhaitent qu’“elle serve de leçon” : la participation dont les premiers signes annoncent qu’elle sera inférieure à celle des législatives.
À 14h30, le taux de participation était de 36,8%. À l’étranger, le taux était seulement de 21,48%. Le taux le plus fort a été enregistré dans la ville de Guebli alors que le plus faible a été enregistré à Sidi-Bouzid, l’épicentre de la révolution.
Les conditions économiques, qui ne se sont pas améliorées dans cette ville du sud du pays, seraient certainement à l’origine de cette désaffection. “Il faut attendre après la prière car Ennahdha pourrait donner des instructions à ses militants, ce qui va influer sur la participation”, soutient un journaliste d’Echourouk. Selon un membre de l’Isie contacté en fin d’après-midi, peu après 17h, le taux a grimpé à 47%.
D’après Chafik Sersar, les résultats partiels de cette élection sont attendus aujourd’hui en soirée. Et d’ores et déjà les deux candidats, malgré des échanges parfois acerbes pendant la campagne, ont démontré leur capacité de compromis et mettent l’accent sur la nécessité “de travailler la main dans la main” pour le bien de la Tunisie. “Je suis prêt à féliciter BCE s’il gagne et j’attends qu’il me félicite si je gagne. On doit travailler la main dans la main après ces élections où il y a eu un peu d’animosité, ce qui est dans la nature des élections et des étapes démocratiques. Le jeu démocratique commande qu’on respecte le verdict des urnes en toute sportivité”, a déclaré le président Moncef Marzouki peu après avoir voté à Hammam-Sousse à 160 km à l’est de Tunis. “Lorsqu’on compare le niveau de violence dans certains pays, on peut dire que nous avons accompli la transition. Nous sommes un peuple civilisé et après avoir réussi les objectifs de la transition, nous devons travailler la main dans la main au service de la Tunisie.”
K. K.