L’été dernier, l’eau des robinets avait une odeur bizarre et beaucoup n’ont pas manqué de franchir le pas en criant que c’est cette eau qui serait la cause de l’augmentation des cas de cancer dans la région.
C’est la panique à Aïn Defla et Chlef, et pour cause : ces deux wilayas sont classées, actuellement, premières au niveau national quant au nombre de malades atteints de cancer.
Les chiffres sont fort éloquents : de janvier à fin novembre 2014, 1 069 malades issus de la wilaya d’Aïn Defla ont été admis au centre anti-cancer de Blida, ce qui représente 16,10% des malades admis dans cet établissement situé à l’hôpital Frantz-Fanon. Ceux issus de la wilaya de Chlef représentent quelque 13% des malades qui y ont été admis. Pourtant, cette année, le centre anti-cancer (CAC) de Chlef a ouvert ses portes. Une oncologiste a été formée à Blida pour prendre en charge les malades de Chlef et d’Aïn Defla, en attendant que cette dernière wilaya ouvre son propre centre.
Il n’empêche, et bien que le CAC de Chlef ne dispose pas de service de radiologie, il reçoit périodiquement 500 patients qui doivent subir des séances de chimiothérapie.
Pour la radiothérapie, c’est l’éternelle galère. “On doit attendre six mois pour obtenir un rendez-vous”, se lamente Mme Mekki, représentante de l’association Amel d’aide aux cancéreux, dans la wilaya d’Aïn Defla. Une femme courage qui se bat toute seule, depuis son village, Sidi Lakhdar, près de Khemis Miliana, et ne disposant même pas de local. “Pour distribuer des poches aux malades, je n’ai même pas d’endroit où les recevoir. Je ramène les couches et les poches d’Alger pour les distribuer aux malades qui viennent de Chlef, de Boukadir, d’Aïn Defla, mais je suis seule et je n’ai même pas un bureau où je peux venir en aide à toutes ces personnes en détresse”.
Mais Mme Mekki ne s’avance pas sur les causes de cette augmentation subite des cas de cancer : “Certains parlent de l’eau, d’autres de légumes, mais personne ne connaît les causes exactes, faute d’analyses sur le terrain.”
Même le Professeur Fodil, président de l’Association algérienne d’oncologie, nuance ses propos. Tout en admettant que les pesticides peuvent être à l’origine de cancers, citant l’OMS, il estime qu’on “ne dispose pas de preuves chiffrées. Les pesticides sont cancérigènes et touchent les citoyens, en général, et les agriculteurs, en particulier. En France, c’est considéré comme une maladie professionnelle”.
Pour lui, la seule certitude concerne les wilayas d’Adrar et de Tamanrasset à cause des essais nucléaires de l’armée coloniale. Mais là encore, il faut attendre d’obtenir les cartes des essais nucléaires, détenues par des autorités françaises, en vue de procéder à la décontamination des sites concernés. Mais cela est une autre histoire.
L’eau de tous les soupçons
La rumeur a traversé tout le Bas-Cheliff et a même fait sortir les gens dans les rues : l’été dernier, l’eau des robinets avait une odeur bizarre et beaucoup n’ont pas manqué de franchir le pas en criant que c’est cette eau qui serait la cause de l’augmentation des cas de cancer dans la région. Dans la commune d’El-Amra, l’antenne de l’Algérienne des eaux (ADE) a été fermée par les citoyens qui protestaient contre la qualité de l’eau. À Khemis Miliana, la plus grande agglomération de la wilaya, la grogne et la panique ont pris le dessus. Ceux qui ont les moyens se sont rabattus sur l’eau minérale, alors que d’autres ont opté pour l’eau des forages vendue dans des citernes.
Mais qu’en est-il au juste ? À la direction de l’ADE d’Aïn Defla, ils sont formels : l’eau des robinets est irréprochable. Preuves à l’appui, son directeur, Mustapha Zeghlache, nous invite au laboratoire situé au sein de sa direction et même au laboratoire situé au barrage de Sidi-Ahmed Bentaïba, pour constater les résultats des analyses quotidiennes, lesquelles restent conformes aux normes édictées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais alors, d’où vient cette odeur bizarre dans l’eau du barrage ? L’explication est toute simple : le directeur de l’ADE et le chimiste de l’agence qui l’accompagne reconnaissent l’existence de cette odeur.
“Durant les mois de juillet et août, il y avait effectivement une odeur au niveau du barrage, mais elle n’était pas trop forte. Le niveau du barrage est descendu, ce qui a donné cette odeur. Cela est dû au manque d’oxygénation.” Le directeur de l’ADE le reconnaît : “Nous étions inquiets. C’est pourquoi nous avons décidé d’utiliser la bâche flottante, afin de puiser dans les eaux de surface, bien qu’on ait manqué de pompes au début. Mais une fois le système mis en place, on a eu une eau potable sans odeur. Effectivement, la population d’El-Amra est sortie pour protester contre les odeurs de l’eau.
C’est à partir du 10 octobre qu’on a commencé à utiliser les eaux de surface et jusqu’à ce jour, on travaille avec la bâche flottante. Vous savez, avec le soleil, il y a des phénomènes qui se produisent quand le niveau du barrage diminue. Avec l’arrivée des pluies, on pourra, de nouveau, utiliser l’eau des barrages.”
M. Zeghlache est formel : “La commission de wilaya est sortie sur le terrain pour vérifier la qualité de l’eau. Il y a eu un procès-verbal de la commission d’hygiène. Il n’y a plus d’odeur.” Pour lui, il est préférable “de couper l’alimentation en eau potable plutôt que de prendre le risque de servir une eau impropre à la consommation”.
Le directeur de l’ADE réfute l’idée selon laquelle les pesticides polluent l’eau du barrage. D’abord parce que le barrage se situe dans une zone loin des champs agricoles, ensuite parce que ce sont les eaux des barrages qui contribuent à la qualité de l’eau, en donnant l’exemple de Khemis Miliana où les eaux de forage posaient problème, en raison du fort taux de nitrate qu’elles contiennent. Mais le problème ne se pose plus, selon lui, avec l’eau du barrage.
D’ailleurs, dans le laboratoire du barrage, on effectue les différentes analyses trois fois par jour. Cela dit, le vrai défi est d’alimenter toutes les agglomérations de la wilaya en eau provenant des barrages.
Concernant l’épandage, le directeur de l’ADE affirme avoir essayé de sensibiliser les agriculteurs avec le soutien de la Direction des services agricoles (DSA), en vue de préserver la nappe, notamment en les priant de bien respecter les dosages des engrais et des pesticides. Mais il fera remarquer que les processus de pollution de la nappe par les pesticides est très lent et que le danger se trouve ailleurs : le taux de nitrates que l’on trouve dans les produits maraîchers est beaucoup plus élevé que celui qui va dans les nappes souterraines.
Engrais et pesticides : c’est l’anarchie
Dans une région où l’agriculture constitue la principale activité, l’usage des engrais et autres pesticides se fait dans une totale anarchie, avec tous les dangers sur la santé publique, des agriculteurs, avant tout, et des citoyens consommateurs, ensuite.
Pour le directeur des services agricoles de la wilaya d’Aïn Defla, “toute utilisation abusive est nocive. Cela s’applique pour les produits phytosanitaires utilisés pour les traitements ou les engrais dont certains ne sont pas biodégradables”.
Boudjemaâ Zerrouk affirme que ses services ont tout fait pour sensibiliser les agriculteurs sur les dangers, notamment en ce qui concerne la salade : “Je leur dis que je ne peux pas vous surveiller tous les jours, mais de grâce ne vendez pas la salade qui vient d’être traitée. Laissez-la au moins dix jours, le temps que le produit se dégrade.” Tout en reconnaissant qu’il y a de l’inconscience chez les agriculteurs, surtout concernant les produits maraîchers, car “si on ne se couvre pas, on s’expose au danger (sans gants et sans masques)”. Le DSA avoue que “les gens (les agriculteurs) ramènent des jeunes qui sont inconscients.
Dès qu’ils terminent l’épandage, ils fument une cigarette, avec tous les dangers que cela implique, car ce qui les intéresse, c’est l’argent qu’ils gagnent. Le propriétaire loue sa terre. L’agriculteur est un locataire”. M. Zerrouk propose de mettre en place des brigades mobiles pour surveiller les traitements qui ne sont pas respectés dans le temps (exemple de la salade). Mais ses services ne disposent pas assez d’agents de contrôle pour cette mission. En outre, la DSA n’a pas la fonction répressive. C’est pourquoi il suggère des brigades mixtes entre les services de l’agriculture et du commerce : “Le contrôle doit se faire en amont. Ensuite au marché de gros où il faudrait créer des brigades spécialisées.”
M. Zerrouk affirme que les agriculteurs ont été formés : “Ils le savent. Mais là, on a affaire à des locataires qui doivent rentrer, coûte que coûte, dans leurs comptes. Nous les avons formés. Les inspecteurs phytosanitaires vont sur le terrain. Mais quand la terre change de main, ça pose problème. On ne trouve pas le locataire, on ne trouve que des ouvriers.”
Les produits maraîchers ne sont pas les seuls exposés aux pesticides et autres engrais, même les fruits reçoivent leur dose. M. Zerrouk martèlera qu’“il existe un dosage à ne pas dépasser en ce qui concerne les engrais : 12 à 15 quintaux par hectare fractionnés selon le cycle végétal. Chaque sol a ses particularités. Tous les trois ans, on doit, en principe, faire des analyses de sol afin d’apporter les corrections nécessaires. Or, les agriculteurs ne font pas d’analyses, malgré le fait que les vendeurs d’engrais se proposent de leur effectuer des études de sol. On croit qu’en injectant plus d’engrais, on obtient plus de pommes de terre, par exemple”.
Pour en savoir davantage sur les pratiques irresponsables des agriculteurs, nous nous sommes rendus chez Mohammed, un vendeur de produits phytosanitaires au centre-ville d’Aïn Defla.
Son témoignage est édifiant : “Il n’y a pas assez de vulgarisation au profit des agriculteurs. À mon niveau, j’essaye de leur expliquer et les mets en garde contre les dangers encourus. Mais eux ont d’autres calculs et d’autres reflexes. Certains exigent des produits coloriés, pour s’assurer que l’ouvrier fait effectivement le travail pour lequel il a été payé. D’autres exigent un produit qui a une forte odeur, pensant que plus il est odorant, plus il est efficace, alors qu’ils refusent les produits incolores, inodores, pourtant non toxiques, mais qui, à leurs yeux, ne sont pas efficaces.
Pour les dosages, j’ai beau leur expliquer qu’il faudrait respecter un certain seuil, mais rien n’y fait, ils persistent à augmenter les doses, pensant que c’est là le meilleur moyen pour avoir les meilleurs résultats. Pour ce qui est de la salade, par exemple, ils savent que la durée du traitement doit être comprise entre 14 et 21 jours. Mais dès qu’ils mettent le produit et une fois que le marché est demandeur, ils procèdent à son arrachage, avec tous les risques que cela suppose.”
Mohamed jette un pavé dans la mare : “Certains produits cancérigènes ont été interdits en Europe, mais continuent d’être vendus en Algérie, en toute légalité. Certains agriculteurs utilisent des produits pour stocker la pomme de terre. Or, ces produits sont très dangereux pour l’aliment. Parfois, des sangliers mangent de la pomme de terre traitée, ils en meurent juste après avoir bu de l’eau. Vous voyez, un sanglier, qu’on abat difficilement avec de la chevrotine, succombe vite devant ces produits. Que dire alors de l’être humain ?”
Tous les interlocuteurs sont unanimes à dire qu’il faudrait une étude sérieuse pour déterminer les causes exactes de l’augmentation des cas de cancer dans la plaine du Cheliff. Cette étude pourrait concerner les localités les plus touchées et devrait être menée conjointement par les services de la santé, de l’agriculture et de l’hydraulique, pour déterminer quel genre d’alimentation ces personnes atteintes consomment, ce qu’elles boivent, la qualité des engrais et des pesticides utilisés par les agriculteurs, les dosages utilisés et même les méthodes d’irrigation utilisées.
Des commissions d’enquête ministérielles ont été dépêchées dans la région sans que leurs résultats soient rendus publics et, pour le moment, chaque secteur travaille en solo, sans oser aller au fond du problème.
À Chlef, le nouveau centre anti-cancer, avec le peu de moyens dont il dispose, tente de mettre en place un registre pour recenser les cas de cancer dans la wilaya.
Il devrait permettre de mieux appréhender et d’identifier les types d’affections dans la région. Ce registre devrait être le prélude au lancement d’une étude épidémiologique descriptive et analytique de cette maladie. Aïn Defla attendra l’ouverture de son centre pour, ensuite, tenter de comprendre ce qui lui arrive.
A. B.