Depuis le début du Ramadhan, le pays fonctionne au ralenti pour ne pas dire qu’il est à l’arrêt. Les Algériens semblent déjà vidés au bout d’une dizaine de jours de jeûne. Boudant leur lieu de travail, ils sont dans les marchés quand ils ne sont pas en train de dormir.
Car le mois de Ramadhan est le mois de consommation par excellence, le mois de toutes les tentations et les excès. Et des excès, les jeûneurs en connaissent dans tous les domaines et non pas seulement culinaires.
Avec un ventre vide, le manque de caféine et de nicotine, les nerfs de la majorité des Algériens sont soumis à rude épreuve et finissent souvent par lâcher. Résultat : affrontements, colère, crachats, insultes, agressivité, vulgarité….
Et cela se produit, il est malheureux de le constater, depuis le début du mois de Ramadhan jusqu’au matin de l’Aïd où les citoyens, coléreux pendant trente jours, vont se croiser pour se demander pardon !
Cette année, aussi, le rituel des bagarres n’a pas transgressé la règle.
Au premier jour du mois sacré, mois de piété et de pardon, et dès le matin, les disputes ont éclaté. Il était fréquent de voir sur les routes, une voiture garée sur le bas-côté, le conducteur gesticulant dans tous les sens, visage crispé, sourcils remontés et une bouche d’où s’éjectait la salive, tellement il hurlait de colère.
La cause de cette montée d’adrénaline est souvent une futilité qui n’aurait même pas été relevée en temps autre que le jeûne.
Au marché, ça ne rate jamais. C’est l’endroit idéal pour celui qui a envie de «passer» ses nerfs sur une quelconque personne. Au fait, on ne peut pas faire ses courses sans être, soi-même, au coeur d’une dispute ou assister à deux ou trois prises de bec. Au premier jour du mois de jeûne, au marché couvert de Sorecal, près de Bab Ezzouar à Alger, une femme éternue et par mégarde, et vu le nombre important de clients, elle «arrose» une passante. Un incident anodin, dirait plus d’un.
Mais cet incident a vite tourné au vinaigre. Surprise par l’éternuement, la passante arrosée s’est retournée et a dit «oh là, vous venez d’éternuer et vous m’avez complètement aspergée». Dans une situation normale, ce qui n’est pas le cas pendant le Ramadhan, des excuses auraient mis fin à l’incident.
Au lieu de s’excuser, voilà que la femme qui a éternué commence à crier : «Je ne suis pas folle, j’ai mis ma main devant ma bouche avant d’éternuer (….) Je suis infirmière de formation et je connais les règles d’hygiène (…)» L’infirmière ne veut pas s’arrêter de crier. Interloquée, la victime d’un «Atchoum» lui dit calmement : «Vous auriez dit, excusez-moi, je vous aurais dit, il n’y a pas de soucis et le problème aurait été réglé. Pourquoi criez-vous Madame?» Cette question arrête aussitôt la dame. Elle semblait réfléchir à son état d’agressivité injustifiée.
Mais ne voulant pas s’avouer vaincue, elle reprend de plus belle ses cris et y ajoute une dose d’insultes, sûrement dans l’espoir de provoquer son adversaire. «Vous n’avez pas vu la manière dont vous vous êtes adressée à moi.
Cela prouve que vous n’êtes pas éduquée.» Et le mot fatidique est lâché ! Le sang de la victime du «Atchoum» n’a fait qu’un tour et l’envie de donner une claque à cette femme qui vient de l’insulter est devenue si intense qu’elle ne pouvait plus se retenir. Heureusement que la vieille mère de la victime est là. Elle réussit à se mettre entre les deux femmes avant de calmer sa fille et de la convaincre de quitter les lieux. Ouf, le pire a été évité.
Mais ce n’est pas toujours le cas.
A Dar El Beïda, une simple querelle entre jeunes du quartier a failli se transformer en crime. A quelques dizaine de minutes d’Al Adhan, des hurlements font quitter aux hommes leurs doux fauteuils et aux femmes leurs fourneaux. Un jeune, la vingtaine, court dans tous les sens, il est suivi par d’autres jeunes qui essayent de le maîtriser. Il hurle, gesticule, à croire qu’il fait une crise et fini par tomber en se tenant la tête, pas loin du domicile familial.
Ce jeune vient de se disputer avec un compère du quartier qui semble avoir eu le dessus. N’acceptant pas sa défaite, il tentait de rejoindre le domicile pour prendre un objet lui permettant de se défendre. Ses voisins essayaient de l’en empêcher quand son frère aîné arrive. Il est encore plus en furie. Au lieu de calmer son jeune frère, l’aîné criait à qui voulait bien l’entendre : «Je vais le tuer. Il a touché à mon frère.»
Très vite la situation se complique. Le frère aîné, n’appréciant pas d’être maîtrisé par un voisin, décide de s’en prendre à lui et commence à lui jeter tout ce qui lui passe par la main. Le film d’action qui se déroulait en live dans ce quartier, connu pour être paisible à Dar El Beïda, ne va pas se terminer là. Le frère aîné, entouré de ses amis, va s’armer d’une barre de fer. Les amis ont aussi des armes de fortune : une ceinture, une planche…
Et le groupe fait le tour du quartier à la recherche de l’adversaire du jeune frère. Et voilà que ce dernier arrive, armé d’un bâton. Les choses se précipitent : insultes, gros mots et heurts… Des coups sont échangés mais rapidement un groupe se replie. Heureusement d’ailleurs.
Ce moment de répit donne le temps à des voisins, plus âgés et plus sages, d’intervenir. Ils essayent de «désarmer» les jeunes. Le calme revient. C’est presque l’heure du F’tour. Les femmes regagnent leurs fours. Mais pas pour longtemps.
Le jeune bagarreur qui s’est fait tabasser n’avait pas qu’un seul frère aîné en furie mais deux autres, encore plus coléreux.
A peine arrivés à la maison et ayant appris la dispute, ces derniers sortent dans le quartier et causent la pagaille.
«Montrez-moi où il habite, je jure qu’il ne passera la nuit à la maison que les pieds devant. Je jure qu’il ne remettra plus les pieds dans le quartier», hurlait l’un des deux, une chaîne en fer à la main. De nouveau, la foule l’entoure, essaye de le calmer mais rien n’y fait.
Ce sera la voix du Cheikh de la mosquée, le muezzin, qui dispersera la foule.
Certains voisins sont soulagés, pensant qu’une fois le f’tour consommé, la cigarette fumée et le café ingurgité, les esprits vont se calmer. Mais c’est loin d’être le cas. A peine, dix minutes après Al Adhan, le vacarme déchire de nouveau le silence imposé par le F’tour. Cette fois, les choses vont aller très loin. Toute la confrérie est dehors, armée de barres de fer, de bâtons et de chaînes, mais l’arrivée du jeune menacé de mort avec un couteau aussi grand qu’un sabre, jette de l’effroi dans tout le quartier. Heureusement que l’un des voisins a eu la présence d’esprit d’appeler la police. Deux véhicules des éléments de l’ordre ont vite fait de disperser la foule.
Les jeunes ont dissimulé leurs armes de fortune et se sont agglutinés en petits groupes comme si rien ne se passait.
Pour une malheureuse dispute, un mot de trop ou une simple incompréhension, les jeûneurs sont prêts à tuer. Un geste qu’ils regretteront certes mais est-ce qu’un regret ramène à la vie ?
Nombreux sont ceux qui prétendent ne pas pouvoir maîtriser leur colère lorsqu’ils jeûnent et ils prennent le mois sacré comme excuse pour justifier leur mauvaise humeur. Dans le dialecte local, on qualifie cet état de «m’ramdane».
Un état qui est loin de refléter l’esprit du mois sacré. Car, le jeûne doit reposer sur la maîtrise de soi et le respect des autres. Alors qui jeûne réellement pendant le Ramadhan ?
H. Y.