«C’est là que se cimenta mon nationalisme.» (Kateb Yacine)
Les massacres du 8 mai 1945 furent une tragédie parmi tant d’autres depuis la colonisation. Plus d’un demi-siècle après, ils suscitent toujours des questionnements, des interrogations. Pourquoi tant de morts? Pourquoi un tel acharnement contre des civils sans défense? Pourquoi réprimer des manifestations pacifiques qui expriment la joie des Algériens après la victoire des alliés sur les nazis?
Pris de panique face à ce déferlement de la foule dans plusieurs villes d’Algérie, les colonialistes français n’hésitèrent point à recourir aux massacres. Et le plus dramatique, c’est qu’ils eurent lieu sous les yeux de l’Europe libérée, au lendemain de la victoire des alliés sur le nazisme. Cette tragédie n’a eu d’égale que les chambres à gaz du nazisme qui révoltèrent le monde entier.
Mais s’agissant de la mort de milliers d’Algériens, l’opinion internationale est restée muette, presque indifférente. Les Algériens et la classe politique musulmane, révoltés et étouffant difficilement leur colère, comprirent qu’ils doivent désormais prendre leur destin en main et se préparer à combattre le colonialisme par les armes. La lutte par des moyens pacifiques ne menant nulle part.
De ces massacres, il y eut une conséquence primordiale; c’est le réveil de la conscience des Algériens à se préparer à la lutte armée qui est désormais la seule issue pour se débarrasser du joug du colonialisme.
Le contexte politique et les raisons d’un défilé
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Algériens étaient heureux de la victoire des alliés sur le fascisme. Cette guerre leur a coûté très cher puisque, en plus des soldats algériens tués dans les combats, le rationnement a engendré la famine et le marché noir, ce qui a aggravé la situation sociale des musulmans, alors qu’en face d’eux, la population européenne vivait correctement, même en période de guerre.
Croulant sous le poids de la misère, des injustices et de l’arbitraire de l’administration et de ses suppôts, comme les caïds, bachaghas et même de simples gardes champêtres, ils furent gagnés par un sentiment de révolte qui couvait chez eux depuis longtemps.
Dans le domaine politique, les partis nationalistes avaient toujours fait un travail de fond, principalement lors des campagnes électorales. Il s’agit du PPA, des Ouléma, de l’Udma et du Parti communiste algérien. Leurs leaders avaient eu le courage d’affronter les candidats de l’administration en dépit des menaces et des représailles qui les visaient, eux et leurs candidats du deuxième collège.
Malheureusement, les élections furent toujours truquées, ce qui augmentera le sentiment de révolte chez l’Algérien. Il faut reconnaître que ces partis exercent une grande influence sur la population qui prend conscience davantage de sa situation politique et sociale qui se dégrade de plus en plus. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le mot d’ordre a circulé au sein de ces partis pour refuser la mobilisation des Algériens. L’expérience de la Première Guerre mondiale au cours de laquelle plus de 50.000 Algériens furent tués, leur a permis de réfléchir. Leurs familles n’avaient droit à aucune reconnaissance et les survivants encore moins. Leur seule fierté était d’exhiber leurs médailles qu’ils avaient durement acquises dans les batailles. Ayant obtenu des promesses de changement du statut de l’Algérie dès le début de la guerre, les partis nationalistes décidèrent de renoncer au boycott. Et c’est ainsi que des dizaines de milliers d’Algériens furent mobilisés et envoyés au front pour servir de chair à canon. Ils ont prouvé alors leur bravoure et leur courage face à l’armée nazie.
Les promesses politiques et la participation des Algériens à la libération de la France ont fait que la victoire sur les nazis symbolisait un changement du statut de l’Algérie, une amélioration des conditions de vie des populations et la fin des injustices, de l’arbitraire, en un mot, la disparition du code de l’indigénat.
Le général de Gaulle dans sa conférence de Brazzaville du 30 janvier 1944, déclarait adopter pour la fin de la guerre les réformes suivantes:
-déterminer le rôle et l’avenir de l’empire colonial.
-abolition du code de l’indigénat.
-adopter une politique d’assimilation des colonies.
Le 14 mars 1944, fut créé les AML (Amis du Manifeste pour la Liberté) par Ferhat Abbas à Sétif, Messali Hadj (en liberté surveillée) et les Ouléma. Cette structure unifiée comportait 500 000 adhérents. Un congrès début 1945 réalise l’unité des nationalistes algériens avec une revendication commune, à savoir «Création d’un Etat algérien doté d’une Constitution propre élaborée par une Assemblée algérienne constituante élue au suffrage universel par tous les habitants de l’Algérie».
En outre, il y a une opposition déclarée des Etats-Unis au système colonial. Et c’est dans l’euphorie que les Algériens accueillirent la victoire.
La victoire et les massacres
Le 8 mai 1945 à 8 h, un défilé de musulmans s’ébranle à l’écart de la manifestation officielle. Il est entendu que cette marche est autorisée à condition qu’il n’y ait pas d’armes à feu ou d’armes blanches ou de bâtons, de ne pas scander les slogans anti-français, ni de chants patriotiques.
Le défilé prend de l’ampleur; des musulmans affluent de toutes parts pour atteindre un chiffre de 10.000 manifestants. Drapeaux des alliés en tête, la marche s’ébranle et l’on chante «Min djibalina talaa saout El Ahrar» (De nos montagnes jaillit la voix des hommes libres). Dans cette euphorie, ils brandissaient des pancartes «Libérez Messali!», «A bas le colonialisme!» «Vive l’Algérie libre et indépendante!»
Aïssa Charaga, le responsable scout, prit la tête de la manifestation en brandissant le drapeau algérien. Arrivés au coeur de la ville, précisément devant le «Café de France», le fief des pieds-noirs, le commissaire de police se précipite pour arracher le drapeau. Les manifestants refusent; d’autres Européens envahissent le défilé; des coups de feu sont partis. Bouzid Saal, un scout qui a repris le drapeau, est tué par un policier. D’autres policiers se mirent à tirer dans la foule. Y- a-t-il eu des coups de feu du côté des manifestants? Personne n’a pu le prouver, y compris les enquêteurs. Mais toujours est-il qu’une échauffourée se produisit. Sur les trottoirs, les Algériens applaudissent et les femmes lancent des you-you.
Face aux policiers qui continuaient à tirer sur la foule, les manifestants criaient «Nkatlou Nsara!» (Tuons les Français!) Il y eut une bataille rangée entre les policiers appuyés par des Européens d’une part, et les manifestants désarmés, d’autre part: 28 Européens furent tués dont le maire de Sétif qui tentait de s’interposer, contre 40 Algériens tués.
Un vent de vengeance souffla sur toute la population musulmane, depuis les Hauts-Plateaux jusqu’à la mer. Partout, ce fut la chasse aux policiers, aux Européens. Dans tous les villages, les habitants n’étaient pas en reste. Ils participaient au djihad.
Un détachement de «tirailleurs algériens» fut appelé à défiler, mais les soldats n’ont pas tiré. Cependant, au moment où la situation semblait se calmer à Sétif, ce fut l’embrasement ailleurs, comme Guelma, Souk El Tenine, la côte de Djidjelli à Bougie, Kherrata. Armés de fourches, de faucilles, de bâtons et peut-être de quelques armes, les insurgés se mettent à la recherche des Français isolés au niveau des fermes reculées et des maisons forestières pour les investir et tuer les occupants européens. Partout dans la région ce fut l’appel au djihad (la guerre sainte). A Alger, 20.000 personnes défilent à la rue d’Isly avec des drapeaux.
Les soldats interviennent et ouvrent le feu sur les porte-drapeaux: Mohamed Belhafaf tombe et crie à son voisin: «Reprends le drapeau, je suis touché!»; trois autres militants du PPA trouvent la mort: il s’agit de Abdelkader Ziar, Mohamed Laimèche et Ahmed Boughalmallah. 7 autres moururent dans les jours qui suivirent.
A Oran, un manifestant fut tué aussi lors du défilé, ainsi qu’à Bougie où trois jeunes furent tués.
Le 9 mai ce fut le tour de Guelma. Des manifestants gagnent la ville en scandant leur haine contre les Français. Et c’est là que le sous-préfet Achiary arma tous les Européens et fit la chasse «à l’Arabe». Dans toute la région de Constantine, tous les Européens se sont constitués en «miliciens de défense». Ils ont même libéré les prisonniers allemands et italiens travaillant dans les fermes, pour les armer et les associer ainsi à «la chasse aux Arabes».
L’intervention de l’armée coloniale et des milices
Méfiante à leur égard, l’administration coloniale craignait le ralliement des soldats musulmans aux insurgés; c’est ainsi que les tirailleurs algériens furent désarmés et consignés dans leurs casernes et leurs armes distribuées aux miliciens.
Le général de Gaulle, alors président du Conseil provisoire, ordonna au gouverneur général Chataigneau d’écraser les émeutiers. Les soldats affluaient de partout. On fit venir des légionnaires de Sidi Bel Abbès par avion; des milliers de soldats débarquent sur la côte de Bougie pour investir les villages dans l’arrière-pays. Des bateaux de guerre dont le croiseur Duguay-Trouin bombardaient partout sans distinction.
A cela s’ajoutent 18 avions répartis en escadrilles qui s’acharnent à bombarder et mitrailler tous les villages. Ils laisseront derrière eux des centaines de morts, des ruines et de la désolation. Une campagne répressive est menée partout avec acharnement dans les régions où les insurrections furent les mieux organisées, comme Guelma, Aïn Abid, Sétif, Kherrata, Aïn Kebira. Les insurgés arrêtés sont exécutés ou jetés depuis les falaises ou les gorges de Kherrata; des familles entières furent décimées, comme les Hanouze où seul Lounas survécut entre son père et ses quatre frères. Ils furent précipités depuis le pont des Gorges ou à partir des cimes qui les surplombent. Et là, fut édifiée étrangement à même la roche, une plaque avec les inscriptions suivantes «Légion Etrangère – 1945». Visible depuis la route, elle rappelle la barbarie de la légion à tous ceux qui sont de passage.
Quel triste sort pour les tirailleurs algériens qui venaient d’arriver du front! Beaucoup découvrirent que leurs familles furent décimées et leurs maisons rasées. Certains envahis par la haine se mettront du côté des insurgés; ils furent tués par des soldats qui étaient leurs propres compagnons sur le front.
Les conséquences
Les massacres durèrent plusieurs semaines et les victimes se comptaient par milliers pour atteindre le chiffre de 45.000 morts. Et puis, des vagues d’arrestations se déroulèrent dans les milieux nationalistes, comme le Dr Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Me Sattor Kaddour et Me Mostefa El Hadj, batonnier pour les AML, Bachir El Brahimi, cheikh Khirredine pour les Oulema. Dans le PPA ce furent Mohamed Khider, Abdallah Fillali, Larbi Ben Mhidi, Mhamed Bou-gerra, Benyoucef Benkhedda… Ils furent tous traduits devant les tribunaux militaires qui prononcèrent 99 condamnations à mort, 64 aux travaux forcés à perpétuité et 329 autres aux travaux forcés à temps. Les 10.000 détenus restants furent placés dans des camps d’internement comme Bossuet, Méchéria, Aumale…Certains rescapés se décidèrent à prendre le maquis comme Krim Belkacem, Amar Ouamrane, Moh Nachid…en Kabylie. Le général Duval responsable de ces tueries écrivait alors au gouverneur Yves Chataigneau: «J’ai rétabli l’ordre pour 10 ans.» Cela veut dire que si d’ici là rien n’est fait, tout recommencera. Ce fut un écrit prémonitoire.
Les massacres du 8 mai 1945 laissèrent dans le coeur des Algériens de la douleur, mais aussi de la haine, car ils vécurent l’horreur. Désormais, ils savent que l’indépendance doit s’arracher par les armes. Et ce fut la réponse qu’ils apportèrent au gouverneur général Naegelen qui disait aux nationalistes: «L’indépendance de l’Algérie est dans la bouche du canon!»
Et c’est ainsi que les massacres du 8 mai 1945 constituèrent le déclic du déclenchement du 1er Novembre 1954. Pour certains historiens, la guerre de Libération avait débuté en 1945!
Mais de tels massacres embarrassent beaucoup et pour longtemps encore le pouvoir politique français qui traînera toujours ce boulet qui a altéré encore un peu plus l’image de la France. Ce ne sera pas la déclaration d’un ambassadeur français exprimant sa désolation face à ces massacres qui apaisera l’esprit des Algériens. Si nous pouvons pardonner, nous ne pouvons oublier. La page ne sera pas tournée tant que les nostalgiques de la colonisation continueront à se moquer des Algériens et à défendre «l’aspect positif de la colonisation».
Djoudi ATTOUMI (*)