Le pire est peut-être à craindre dans cette Tunisie qui peine toujours à asseoir une transition tranquille, après la révolution dite des «jasmins». Enlisé dans une grave crise politique, menacé dans sa sécurité par le terrorisme, le pays plonge dans le crime politique : l’assassinat, hier matin, du leader de l’opposition Belaïd Chokri, devant son domicile, en plein cœur de Tunis. Ses proches accusent le parti islamiste Ennahda de Rachid Ghanouchi.
La Tunisie bascule. Dangereusement. L’assassinat, hier, de Belaïd Chokri, secrétaire général du Parti des patriotes démocratiques, figure de proue de l’opposition coalisée au sein du Front Populaire, n’augure rien de bon pour ce pays non encore sevré de l’amer goût de sa révolution avortée, détournée par les islamistes qui en ont tiré le plus grand profit politique. Le crime politique est toujours annonciateur du pire, notamment dans cette Tunisie très instable. La liquidation physique de Belaïd Chokri, militant de l’extrême gauche panarabiste, fervent opposant au gouvernement islamiste d’Ennahda, donne un autre visage, très dangereux, à la violence en Tunisie. Belaïd Chokri, personnalité politique très médiatisée après la révolution dite des «jasmins», a été atteint de trois balles, tirées à bout portant par un homme vêtu, selon les premiers éléments d’information, d’une kachabia. Il a été assassiné alors qu’il venait juste de sortir de chez lui. La nouvelle de son assassinat s’est répandue telle une traînée de poudre. Vite, des rassemblements de dénonciation ont essaimé un peu partout en Tunisie. Dans la capitale, les manifestants, d’abord un petit nombre, puis une véritable marée humaine, se sont rassemblés devant le siège du ministère de l’Intérieur, avenue Habib-Bourguiba. Reprenant à leur compte les accusations proférées par les proches de la victime à l’encontre du parti islamiste Ennahda de Rachid Ghenouchi, les manifestants ont scandé des slogans hostiles au parti et au gouvernement. L’accusation la plus franche a émané du frère de la victime, Abdelmadjid Belaïd qui a clamé : «J’accuse Rachid Ghanouchi d’avoir fait assassiner mon frère.» Aussi, dans certaines localités, les manifestants se sont attaqués aux locaux du parti Ennahda, saccageant certains d’entre eux. A Sidi Bouzid, ville où s’était immolé Mohamed Bouazizi, le martyr par qui les Tunisiens déclenchèrent la révolution dite des jasmins, la police a usé de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants. A Tunis également, où une foule immense a accompagné la dépouille de Belaïd Chokri, transportée à bord d’une ambulance tout au long de l’avenue Bourguiba. Les manifestants ont riposté par des jets de pierres et de bouteilles.
En fin d’après-midi, les manifestants ont dressé les premières barricades dans Tunis où la nuit risque d’être agitée.
Quatre partis appellent à une grève aujourd’hui jeudi

Quatre partis de l’opposition tunisienne se sont immédiatement concertés après l’assassinat de Belaïd Chokri. Ils ont décidé de suspendre leur participation à l’Assemblée nationale constituante et ont appelé à une grève générale pour aujourd’hui jeudi. Le Front populaire, le parti républicain, Al Massar et Nidaa Tounes ont en effet lancé un appel à une grève générale en guise d’un premier acte de protestation et de dénonciation de l’assassinat du leader de l’opposition. Une action qui pourrait connaître des prolongements, tant est que l’opposition tunisienne ne compte pas laisser impuni ce crime politique, intervenu au moment fort d’une crise politique, résultante de la mésentente entre Ennahda et ses alliés dans le gouvernement. Des alliés qui réclament un remaniement gouvernemental. Ce à quoi Ennahda ne veut pas accéder.
Le gouvernement tente l’apaisement
Le président tunisien Moncef Marzouki, qui se trouvait au Parlement européen à Strasbourg, a dénoncé le crime qu’il a qualifié d’odieux et qu’il a attribué aux «ennemis de la révolution». «Cet odieux assassinat d’un leader politique que je connais bien (…) est une menace, c’est une lettre envoyée mais qui ne sera pas reçue», at- il déclaré devant le Parlement européen, ajoutant : «Nous refusons ce message et nous continuons à démasquer les ennemis de la révolution.» Moncef Marzouki a, par ailleurs, estimé exagérées les accusations du frère de la victime contre le parti Ennahda. «C’est exagéré de lancer des accusations de ce type, c’est absurde», s’est-il exclamé lors d’une conférence de presse à Strasbourg, poursuivant : «Je ne peux pas accepter qu’on commence à lancer des accusations de ce type. C’est une affaire qui sera probablement difficile à diligenter.» Pour le président tunisien, l’objectif des criminels est que les Tunisiens s’accusent les uns les autres. Moncef Marzouki, qui devait rallier Le Caire pour participer à la conférence de l’OCI, est rentré directement à Tunis. Avant l’intervention de Marzouki devant le Parlement européen, le Premier ministre tunisien, Hamadi Jebali, a dénoncé l’assassinat le qualifiant d’acte terroriste. «C’est un acte criminel, un acte de terrorisme pas seulement contre Belaïd mais contre toute la Tunisie», a-t-il dit à la radio Mosaïque FM.
Il a promis de tout faire pour arrêter le tueur. «Le peuple tunisien n’est pas habitué à ce genre de choses, c’est un tournant grave (…) notre devoir à tous, en tant que gouvernement, en tant que peuple, c’est de faire preuve de sagesse et de ne pas tomber dans le piège du criminel qui vise à plonger le pays dans le désordre», a-t-il encore déclaré. Le parti Ennahda, sur qui pèse l’accusation, a, de son côté, dénoncé un crime odieux visant à déstabiliser le pays. Le chef du Front populaire Hamma Hammami avait auparavant soutenu qu’«il (l’assassinat de Belaïd Chokri) a été commis par des partis politiques qui veulent enfoncer le pays dans le meurtre et l’anarchie. Tout le gouvernement et tout le pouvoir assument la responsabilité de ce crime odieux car les menaces contre Chokri et d’autres ne datent pas d’aujourd’hui».
S. A. I.
REACTIONS…
HANNENE ZBISS, JOURNALISTE À RÉALITÉS :
«L’opposition va exiger le départ d’Ennahda»
«Cet assassinat politique marque un passage d’une étape à une autre, bien plus grave. La Tunisie est aujourd’hui confrontée à une situation de liquidation physique. L’assassinat de Chokri Belaïd intervient en pleine crise politique, il faut s’attendre à des répercussions sur le remaniement du gouvernement. Les partis d’opposition vont exiger le départ d’Ennahda des ministères de souveraineté, à savoir ceux de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Justice. Nous ne savons pas si Ennahda cédera facilement. Mais une chose est sûre, l’opposition et la société civile sont décidées à mener la contestation jusqu’au bout pour obtenir la chute du gouvernement actuel et aller vers un gouvernement d’union nationale.»
SAMI TAHRI, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL ADJOINT DE L’UGTT ET MEMBRE DU PARTI DES PATRIOTES DÉMOCRATES :
«Faire que ce soit le premier et dernier assassinat politique»
«Nous devons faire en sorte que le meurtre de notre frère Chokri Belaïd soit le premier et dernier assassinat politique qui se produit en Tunisie. Il faut dénoncer avec force les facilités dont bénéficient les extrémistes de la part des autorités, notamment de la part du ministère de l’Intérieur. Les partis politiques de l’opposition se concertent pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos.»
Me SAÏDA GARRACH, AVOCATE ET MEMBRE DE L’ASSOCIATION DES FEMMES DÉMOCRATES :
Chokri représentait un réel danger pour les islamistes»
«Chokri Belaïd était un ami, un frère et un camarade. Je milite à ses côtés depuis 1985. Il nous a annoncé avoir reçu des menaces. Il les a prises très au sérieux. Chokri était croyant et courageux, il n’a jamais été lâche. Mais il n’a jamais exigé de protection personnelle. Il a pris attache avec les autorités pour exiger que la loi soit appliquée à l’ensemble des Tunisiens. De par sa grande culture politique et ses connaissances religieuses, Chokri Belaïd représentait un réel danger pour les islamistes. Il est clair qu’ils ne supportaient plus son franc-parler.»
Propos recueillis par Tarek Hafid