Peut-on tout dire ?» est le titre d’un livre d’entretien qui est paru en France le début de ce mois aux éditions Mordicus.
La particularité de cette nouvelle parution est qu’elle regroupe les points de vue sur la liberté d’expression de deux personnalités «connues» en France pour leur franc-parler, à savoir l’ex-auteur des « Guignols de l’info» Bruno Gaccio et l’humoriste Dieudonné.
Ce livre a vu le jour grâce à l’initiative de Robert Ménard, l’ancien président de RSF (Reporters Sans Frontières), qui voulait, telle est l’idée de départ, permettre à Dieudonné de s’expliquer, et ce au nom de la liberté d’expression, tout en plaçant, en parallèle, un point de vue divergent d’un tiers auteur.
Or, le hic est que toutes les personnalités à qui on a sollicité leur participation, ont opposé un «niet» catégorique, et cela de peur de voir leur nom s’afficher à côté de celui de l’humoriste qui est devenu, ces dernières années, une «persona non grata» dans l’espace médiatique français. Seul Bruno Gaccio a accepté de jouer le jeu.
Et il s’en explique d’ailleurs, à ce propos, dès les premières pages. Partisan de la célèbre phrase de Voltaire : «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire librement», c’est au nom de cette magnifique pensée qu’il a décidé de prendre le risque de devenir un «pestiféré».
Le livre se scinde donc en deux parties. Bruno Gaccio en occupe la première, et Dieudonné la seconde.
Bruno Gaccio n’est pas le genre de personne à mâcher ses mots ; il le démontre encore une fois dans ce livre, notamment quand il parle de son coauteur Dieudonné.
Renvoyant dos à dos «les deux extrêmes», il parle des «crétins» qui le détestent, et des «crétins» qui l’adorent.
Pour lui, le danger n’émane pas spécialement de Dieudonné, mais de la crainte de le voir «contaminé» par son nouvel entourage, sa garde rapprochée qui, elle, a de véritables idées nauséabondes. Auteur pendant seize ans des Guignols de l’info, lui aussi a connu tout un tas d’accusations pour des sketchs qu’il avait écrits.
Il en relate quelques-unes dans cet ouvrage…de la fois où, à l’occasion du Kippour (la fête du grand pardon chez les juifs), les guignols ont montré un soldat de Tsahal en train de tirer sur des enfants palestiniens, et de leur dire ensuite : «pardon».
On a aussitôt taxé ce sketch d’antisémitisme. Dans un autre registre, à l’occasion d’une vanne sur les extrémistes musulmans, une marionnette faisait entendre : «que les gars du GIA égorgent tout ce qui est plus intelligent qu’eux…c’est même pour ça d’ailleurs qu’ils égorgent même les poules» ; tout un tas de lettres, ipso facto, criant que «les guignols» était à la solde d’Israël, étaient parvenues à la rédaction à la suite de ce sketch.
En fait, l’idéal pour Bruno Gaccio est de pouvoir s’exprimer sans devoir pour autant se justifier. «Je ne suis pas antisémite, point. Je ne vois pas pourquoi, chaque fois qu’on parle d’Israël, il faut prendre des précautions oratoires, pour seulement pouvoir ensuite oser de timides réserves.»
Il va même jusqu’à prôner des sanctions contre l’accusation abusive d’antisémitisme : «Pour moi, dit-il, l’antisémitisme, ce n’est pas qu’un état, c’est aussi une injure !»
Parlant de la liberté d’expression de façon plus vaste, il affirme qu’en France, elle n’est pas encore brimée, elle est seulement «noyée».
Et cela à cause de la multiplication des canaux de diffusion (Internet notamment), qui a permis à tout un chacun de s’exprimer comme bon lui semble, faisant de facto descendre le niveau du débat à son degré le plus bas. Il le maintient dur comme fer : «Si quelque chose menace la liberté d’expression, c’est la médiocrité qui naît de sa profusion».
Toutefois, il reconnaît que la liberté d’expression est totale, mais !…il y a toujours le «mais» qui émet des réserves, le «mais» des religieux, des politiques, des homosexuels, des féministes… «qui opposent le droit au respect de leur conviction, de leur identité, de leur culture pour corseter la parole» ; là est la principale menace qui pèse sur la liberté de s’exprimer, selon lui.
La deuxième partie du livre s’est penchée sur ce personnage, adulé par les uns, détesté par les autres, qu’est Dieudonné. Petit briefing sur ce personnage à part du monde du spectacle français : Dieudonné a débuté sa carrière aux côtés d’Elie Semoune, avec qui il assurait un grand succès.
Leur sketch fétiche, le plus culte était bien sûr celui de «Cohen et Bokassa» (le juif et le noir», dans lequel ils se moquaient sans ambages de leurs cultures respectives, n’ayant cure de choquer, et cela pour le bon plaisir de provoquer le rire.
A partir des années deux mille, les deux humoristes se sont séparés sur la scène, mais ont toujours gardé une affection réciproque.
Cela dit, les ennuis ont commencé pour Dieudonné depuis une intervention en décembre 2003 à la télévision française, où il a caricaturé un colon israélien en train d’inviter «les jeunes» de rejoindre l’axe du Bien «américano-sioniste», il a fait alors l’objet d’une vive polémique, et cela au point d’être, implicitement, interdit d’antenne.
Constatant cet état de fait, il décide de riposter par la «provoc» : il serre alors la main au leader d’extrême droite, fait baptiser sa fille par lui, et va même jusqu’à inviter le négationniste Robert Faurisson sur la scène du Zénith.
Ces provocations, assurent-ils, sont une sorte de jeu qu’il fait avec les médias ; ou tout du moins, «des performances artistiques».
Sauf qu’en parallèle, ces «coups médiatiques» lui ont valu d’avoir été, à maintes reprises, agressé, lui ainsi que ses enfants et même son public.
D’où le fait qu’il lui a été difficile «d’éconduire» ceux qui se sont proposés de le protéger… même si les idées de ces derniers sont celles qu’il combattait avec hargne jadis. Même Bruno Gaccio tente de faire expliquer ce nouveau «cordon sanitaire» qui s’est fait autour de lui : «Il ne va pas demander le pedigree des types qui le protègent quand on agresse ses gosses !» Dieudonné a, dès sa tendre enfance, consommé de l’humour à «haute dose» ; on peut d’ailleurs dire qu’il adhère totalement à cette phrase devenue célèbre, tirée du livre de Raoul Vaneigem : «Rien n’est sacré, tout peut se dire !».
Pour lui, cela va de soi, on peut rire de tout, et il n’est pas besoin d’aller avec des pincettes quand il s’agit d’humour. A l’époque des caricatures danoises, il a manifesté pour le droit à la caricature, au nom de la liberté d’expression. Il est même allé jusqu’à vouloir soutenir Charlie Hebdo pendant le procès.
«Seulement, dit-il, on n’a pas voulu de moi, on a préféré le soutien de Sarkozy.» Revenant sur le soir où il a fait monter, sur la scène du Zénith, Robert Faurisson, il s’est également expliqué. Petit rappel des faits, Dieudonné a fait monter sur scène Faurisson afin de lui remettre «le prix de l’infréquentabilité».
C’est un jeu, explique-t-il. «Je connais le régime alimentaire de certains médias.
Il faut leur fournir de la viande crue, sanguinolente». Pour rappel, Faurisson est un négationniste âgé de quatre-vingts ans, qui nie entre autres l’existence des chambres à gaz et de la maison des esclaves à Gorée : «Quand on est comme moi, dit Dieudonné, d’origine africaine, et noir de surcroît, inviter, au nom de la liberté d’expression, un type qui nie la maison des esclaves à Gorée, c’est tout un symbole.»
«Peut-on tout dire» est donc un livre qui donne à réfléchir, mais qui n’est hélas, à cette heure, pas encore disponible en Algérie. Au passage, il est à noter qu’à peine quinze jours après sa parution, et malgré son absence presque totale du champ médiatique français, ce livre était déjà en rupture de stock en France.
Par ce fait, il a démontré, «malgré lui» osons-nous dire, que le débat sur liberté d’expression en France est encore en bonne santé. Un débat dont on est en Algérie bien loin, bien loin hélas !
El Kébir A.