Les événements d’octobre 88 : une révolution inachevée

Les événements d’octobre 88 : une révolution inachevée

La diminution de la rente pétrolière, à partir du milieu des années quatre-vingt, est incontestablement à l’origine l’explosion sociale d’octobre 1988.

Les dix premiers jours d’octobre 1988, l’Algérie a connu de manifestations réprimées par l’armée.

En effet, en choisissant un système qui exclut le peuple de la gestion de son pays, le régime algérien a hypothéqué du coup les chances de développement. Bien qu’il tente de garder une apparence démocratique, dans la réalité, le pouvoir en Algérie n’a jamais été l’émanation du peuple. Pendant longtemps, le silence des Algériens ne signifiait pas une satisfaction des politiques mises en place, mais il s’apparentait plus à une forme de résignation.

Quoi qu’il en soit, le consensus de façade imposé ne boucle pas les deux décennies d’indépendance. Ainsi, après les événements du début des années 1980, notamment à Tizi Ouzou, Sétif, Constantine, Oran, l’explosion d’octobre 88 représente le zénith de la frustration des Algériens. Cela dit, bien que ces événements ne soient pas le résultat d’un mouvement coordonné, certains avancent même un complot ourdi par un clan pour déstabiliser un autre clan du pouvoir, il n’en demeure pas moins que la jeunesse algérienne va saisir cette occasion pour exprimer, sans fard ni acrimonie, son courroux. Par ailleurs, pour définir les contours de cette révolte, il nécessaire de rappeler les causes –dont certaines sont lointaines –ayant conduit à ce marasme.

D’une façon générale, comme le démontre l’économiste italien, Giacomo Luciani, « la nature rentière de l’État est un facteur important de découragement de la démocratie dans tous les pays qui ont accès à une rente pétrolière importante, et je serais surpris, dit-il, qu’un des États rentiers se démocratise ». Toutefois, bien que le cas algérien doive déroger à cette sentence dans la mesure où le peuple a enduré des épreuves douloureuses pour sa libération du joug colonial, des dirigeants sans scrupules, qui se sont succédé à la tête de l’État, ont fait de cette richesse un don du ciel destiné à la satisfaction des besoins d’une certaine catégorie. Ainsi, en 2012, par exemple, en dépit des températures atteignant les 50 degrés, les réserves faramineuses ne sont pas d’une quelconque utilité à des millions d’Algériens afin que les coupures d’électricité quotidiennes soient évitées.

En ce sens, cette rente n’est utilisée que pour garantir la pérennité du système. D’ailleurs, l’écart entre ce qu’ont rapporté les hydrocarbures et ce qui est investi renseigne sur la gabegie du système. En outre, entre le gaspillage et les détournements, les pertes sont – et c’est le moins que l’on puisse dire – colossales. D’où le retard que creuse le pays en terme de développement par rapport à des pays moins riches que l’Algérie. En tout cas, dans les années 1980, en plus de toutes ces tares, les caisses de l’État sont quasiment vides. Peu à peu, les conditions de vie se dégradent sans que des mesures politiques ne soient intervenues.

Cependant, bien que les différentes constitutions, sous le règne du parti unique, aient inscrit noir sur blanc que « l’État est responsable des conditions d’existence de chaque citoyen » et qu’ « il assure la satisfaction de ses besoins matériels et moraux », dans la réalité, le citoyen lambda est livré à lui-même. En effet, quelques années seulement après l’indépendance, le pays, qui fut jadis le grenier à blé, est devenu dépendant de l’étranger pour se nourrir. « La couverture de la consommation par la production nationale s’est effondrée, passant de 73% en 1969 à 40% en 1980 et à 30% en 1990 », écrit Benjamin Stora.

Néanmoins, l’abandon du citoyen atteint son apogée sous le règne de Chadli. Choisi sur le critère de son ancienneté dans l’armée, et non sur la base d’un projet défendu devant le peuple algérien, le nouveau président met en sourdine tous les projets. Cela dit, tant que les prix du pétrole sont élevés, le régime, tout en gérant cet argent de façon opaque, distribue quelques miettes afin de calmer les grognes sociales. D’ailleurs, selon Lahouari Addi, « le déficit de l’entreprise d’État n’est pas un accident de la comptabilité, il est l’expression de l’incapacité de l’État à obtenir un taux de rendement satisfaisant dans le système productif permettant de couvrir les dépenses. Il est le prix politique que paye le pouvoir pour se faire accepter ».

Quoi qu’il en soit, le pouvoir ne pourrait agir de la sorte que si la source n’était pas tarie. Or, à partir de 1986, les prix du pétrole s’effondrent. Tout le système se reposant sur cette rente, le régime réduit du coup drastiquement les importations. Pour savoir l’ordre de grandeur de ce que représente cette manne, voila ce qu’écrit le correspondant, dans les années 1980, du journal Le Monde, Patrick Eveno : « Les hydrocarbures représentant 97% de la valeur des exportations, le retournement des cours du pétrole a vu fondre de 40% les ventes de l’Algérie, à 9 milliards de dollars entre 1986 et 1989 ».

En tout état de cause, la crise pétrolière de 1985-1986 a mis à nu le régime algérien. Et le moins que l’on puisse dire c’est que ce dernier est resté sourd à tous les signaux d’alarmes indiquant que « le pays est en danger ». En effet, bien que le pays aille à vau-l’eau, il n’en reste pas moins que le régime refuse d’engager un débat sur l’avenir du pays. Sa seule politique réside dans le musèlement des Algériens. Mais peut-on affamer le peuple et, en même temps, lui interdire de manifester sa colère ? Si les Algériens ont accepté de se taire pendant plus de deux décennies, ils ne peuvent plus rester silencieux devant la faillite du système.

Cependant, dans les pays où le citoyen est respecté, quand un problème de fond subsiste, les dirigeants engagent de facto le dialogue avec les différentes organisations de la société. Or, dans le cas algérien, le pouvoir a toujours agi en dehors du peuple. Pour étayer cette thèse, plusieurs exemples peuvent illustrer cet état de fait. En 1962, par exemple, le bureau politique est proclamé sans se soucier de l’avis des Algériens. Trois ans plus tard, Boumediene met fin au règne de Ben Bella en prenant soin de s’entourer de ses collègues militaires. Bien qu’il ait contesté les méthodes de son prédécesseur, il ne restitue pas pour autant le pouvoir au peuple. Au contraire, il développe un pouvoir personnel plus prononcé que Ben Bella. Par ailleurs, à la mort de Boumediene, en décembre 1978, la succession se décide sur le critère du parcours militaire au sein de l’armée.

Dans ces conditions, il est difficile que le dialogue puisse s’installer entre les Algériens et le régime en place. Cela dit, en dépit de la nature répressive du régime algérien, en octobre 1988, le peuple algérien brave la peur. Quant au régime, fidèle à sa politique de la trique, répond par la violence. Ainsi, du 5 au 10 octobre 1988, la rue algérienne est le théâtre de violents affrontements. Cependant, le mouvement n’est contenu qu’après l’intervention de l’armée. Et le moins que l’on puisse affirmer c’est que l’intervention est indubitablement disproportionnée. À ce titre, le bilan témoigne de l’ampleur des dégâts. Si on se limite au bilan officiel, ce dernier fait état de 176 morts et 9000 blessés. Quant au bilan officieux, de surcroit le plus proche de la réalité, les pertes humaines sont de l’ordre de 500 personnes.

En somme, bien que le régime concède, suite à ces événements, des reformes, notamment la liberté de s’organiser en associations politiques [elles deviennent plus tard des partis politiques], le pouvoir ne le fait que pour laisser passer l’orage. Dans l’esprit des dirigeants, le moindre faux pas du peuple algérien sera saisi pour revenir sur ces avancées. En 1992, le régime met fin à cette parenthèse démocratique en annulant les élections. Et tous les arguments avancés pour barrer la route au FIS, certes un parti extrémiste, s’effritent aujourd’hui. Vingt ans après le coup d’État, la véritable démocratie n’est pas encore rétablie. Cela dit, la responsabilité est partagée. Les Algériens doivent aussi s’affirmer. Ce pays est également le leur. Ils doivent prendre des initiatives afin de parachever ce qui a commencé en octobre 1988.

Aït Benali Boubekeur