L’affaire est enrôlée en justice depuis peu, et elle oppose le géant Areva -leader mondial des métiers de l’énergie- à une entreprise algérienne spécialisée, entre autres, dans les études et réalisations en génie civil industriel, le montage d’équipements énergétiques et la maintenance d’installations industrielles. Autant dire que c’est David contre Goliath.
Il y a quelques semaines, la Sarl Binama, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, avait décidé de porter devant les tribunaux le litige qui l’oppose au géant français, spécialiste, par ailleurs, des solutions dans le nucléaire et les énergies renouvelables. C’est un projet de réalisation d’une station électrique de 400 kilovolts (kV) et de 200 kV dans la localité de Sidi Ali Boussidi (Sidi Bel Abbès) pour le compte de la Sonelgaz.
Un contrat litigieux
Areva avait sous-traité pour Sonelgaz à la suite d’un avis d’appel d’offres à l’issue duquel elle avait été sélectionnée.
En août 2007, Areva prit attache avec l’entreprise Binama pour la réalisation dudit projet. Sur la base d’un bordereau des quantités (BOQ), ou document contractuel, établi par le bureau d’études d’Areva et négocié entre les représentants de celle-ci et de Binama, un contrat établissant officiellement les conditions de réalisation du projet a été signé entre les deux parties.
Ce contrat définit un prix forfaitaire pour l’ensemble des fournitures et autres prestations à l’actif de Binama, dans «la limite d’une variation de 15% en plus ou en moins» des quantités arrêtées dans le document contractuel. Ce qui veut dire que les fournitures et prestations d’une variation de plus de 15% ne sont pas comprises dans le montant forfaitaire du marché, tel que stipulé dans l’un des articles du contrat, dont une autre rubrique a trait au terrassement en terrain rocheux avec un «prix unitaire pour mémoire», sans indication des quantités et sans affecter le prix total du marché. Autrement dit, explique Mohamed Benalia, P-DG de Binama, «les terrassements éventuels en terrain rocheux ne sont pas compris dans le prix forfaitaire du contrat».
Ce dernier nous explique que le litige se situe précisément dans l’interprétation faite par Areva de cette partie du contrat. La partie française estimant qu’elle n’a pas à payer les surcoûts apparus tout au long de la réalisation du projet, notamment ceux relatifs aux conséquences de la nature particulièrement rocheuse du site choisi pour le projet. Alors que Binama estime qu’il revient à Areva de payer les quantités réalisées au-delà de la variation de 15% des quantités figurant au BOQ, ainsi que la totalité des terrassements en terrain rocheux et ce, en plus du montant forfaitaire contractuel.
Des surcoûts importants
Le montant de ces quantités a été estimé par Binama à 650 000 0000 dinars (6,5 millions d’euros), dès lors que l’entreprise s’est fait un point d’honneur de poursuivre la réalisation dudit projet jusqu’à sa phase finale, en dépit de l’absence d’un consensus avec son partenaire français et au risque de l’étouffement de l’entreprise.
Après moult correspondances et rencontres infructueuses avec les dirigeants d’Areva en France pour tenter de régler à l’amiable le conflit, Binama a été contrainte, pour sauver l’entreprise, de revoir à la baisse ses exigences en soumettant à Areva la proposition de partager en deux le montant du litige, soit 325 000 000 de dinars (3,25 millions d’euros). «Même si l’on est perdants, le plus important pour nous a été de sauver l’entreprise car, si Areva avait accepté de payer cette somme, elle aurait permis le redressement de la situation et le maintien de notre outil de production», regrette le premier responsable de l’entreprise dont dépendent pas moins de 600 salariés, majoritairement des chefs de famille. Parce qu’aucune solution à l’amiable n’a pu être trouvée, le devenir de ces derniers est des plus incertains, du moins pour ceux qui activent toujours au sein de Binama, puisque le recours à la compression d’effectifs a fini par s’imposer pour gagner un peu de temps. Et ceux qui ont gardé leur emploi ne perçoivent que la moitié de leur salaire. «La situation est très critique, et nous risquons dans pas longtemps la disparition ; ce serait dommage pour une entreprise qui compte parmi l’une des rares dans la réalisation de ce type de projets et qui cumule une expérience de près de vingt ans.
Voir disparaître un tel savoir-faire algérien est un gâchis. Mais, ce qui me chagrine le plus, c’est de voir le gagne-pain de 600 familles disparaître du jour au lendemain. C’est pourquoi j’ai décidé de me battre jusqu’à la dernière minute, et lorsque j’ai rencontré les responsables d’Areva en France, je n’ai pas hésité à leur dire qu’ils ne m’intimident pas car je suis sûr de mes droits.» Notre interlocuteur s’interroge comment un groupe de l’envergure d’Areva n’a pu évaluer la caractéristique du terrain et prévoir les coûts supplémentaires inhérents. Pour pouvoir parachever le projet de Sidi Bel Abbès, qui en est quasiment à sa phase finale, M. Benalia a dû hypothéquer tous ses biens, mobiliers et autres.
Areva ne communique pas
A noter que Binama compte à son actif plusieurs grands projets, dont des postes électriques dans certaines wilayas.
Quand nous l’avons sollicitée pour connaître le point de vue de l’autre partie en litige, la représentation d’Areva en Algérie nous a orientés vers le responsable de la communication de la maison mère en France, seule habilitée à faire des commentaires, lequel, cependant, n’a pas donné suite à notre requête.
Au moment où les pouvoirs publics affichent leur volonté d’encourager la création et la pérennité des entreprises nationales, disant vouloir favoriser la production locale, une entreprise, et non des moindres, risque la mort sous peu.
Pour éviter cette fin regrettable, son premier responsable n’a pas hésité, en même temps que l’action judiciaire, à saisir les pouvoirs publics, à savoir les ministres directement concernés par le secteur d’activité de Binama. «Peut-être qu’ils ne laisseront pas 600 familles se retrouver dans la précarité et qu’ils feront tout pour sauver une PME algérienne de la disparition», ose espérer M. Benalia.