Les derniers jours de Matoub Lounès : «Ou ils me jetteront en prison ou ils me tueront…»

Les derniers jours de Matoub Lounès : «Ou ils me jetteront en prison ou ils me tueront…»

2174383763_small_2.jpgLounès raconté par Nadia. L’épouse du rebelle raconte les derniers jours du chanteur kabyle assassiné jeudi 25 juin 1998 sur une route de Kabylie. Un témoignage recueilli en 2008 pour Afrique Magazine. Nous le publions avec l’aimable autorisation de la direction du magazine.

Nadia rencontre Matoub Lounès au printemps 1997, alors qu’elle est étudiante en littérature française à l’université de Tizi-Ouzou. Ils se marient en octobre de la même année. Leur idyle prend fin sur un chemin de Kabylie avec l’assassinat du chanteur, le 25 juin 1998. Installée en France depuis dix ans, Nadia est l’auteure de « Pour l’amour d’un rebelle (Robert Laffont, 2000).

Jeudi 13 juin 1998. Matoub Lounès est de retour à Taourirt-Moussa, son village natal de Grande Kabylie, après plusieurs semaines passées en France. À Paris, où il séjournait par intermittence au cours des cinq derniers mois, le chanteur mettait les dernières touches à son album, dont la sortie était prévue pour le mois de juillet. Matoub attend sa sortie avec impatience, mais aussi avec appréhension. Et pour cause ! Dans cet opus figure une chanson, « Dhagourou » (Trahison), d’une extrême virulence à l’égard des dirigeants politiques du pays. Pis, la musique n’est autre que la reprise de « Qassaman », l’hymne national algérien.

Les rares personnes qui ont eu le privilège d’écouter la première maquette l’ont mis en garde contre les risques qu’il encourait en pastichant cet air. «Lounès était conscient du danger, raconte Nadia. N’empêche, il tenait absolument à ce qu’elle figure sur le disque. Il était même fier du texte et me disait : « Si ce n’est pas moi qui la chante, qui d’autre le fera ? C’est ma mission et ma responsabilité de dénoncer les abus de nos responsables, et c’est ce que mes fans attendent de moi. »

Le 13 juin, donc, Matoub retrouve sa femme dans la grande maison qu’il a construite dans son village, sur les hauteurs de Kabylie. Nadia devait le rejoindre à Paris, mais faute d’un visa, elle a dû rester au « bled ».

Les retrouvailles sont émouvantes, et le producteur de Matoub, Belaïd Izem, est invité à souper. Amis de longue date, Lounès et Belaïd palabrent toute la nuit sur le contenu de l’album et sa date de sortie. Matoub souhaite que son produit soit disponible le 5 juillet, jour de la célébration de l’indépendance de l’Algérie.

« Cette date symbolique était importante pour lui. Il voulait frapper un grand coup, toucher les esprits, ébranler les consciences. Jamais, auparavant, un chanteur algérien n’avait osé toucher à l’hymne national. »

Bien que Matoub Lounès traîne une réputation de rebelle, d’artiste engagé, de tête brûlée, il mesure les conséquences que pourrait avoir cette chanson sur son avenir artistique, voire même sur sa sécurité. Il prédisait les pires scénarios : « Cette fois-ci, je jouerai la belle. Ou ils me jetteront en prison ou ils me tueront ». Prémonition? L’avenir lui donnera, hélas, raison.

En attendant la sortie de l’album, les jours s’égrènent tranquillement sur cette terre kabyle qu’il a tant chantée. Entre les balades en voiture, les déjeuners en ville et les longues discussions en tête-à-tête, le couple savoure des moments de complicité et de bonheur.

La vie n’a pas été toujours facile pour Matoub. Il a d’abord été gravement blessé par les tirs d’un gendarme, le 9 octobre 1988. À la suite de quoi, il a dû subir dix-sept opérations. Puis, le 25 septembre 1994, il est enlevé par un Groupe islamique armé (GIA) et séquestré dans le maquis. Il est relâché le 10 octobre. C’est un profond traumatisme pour lui : il a vu la mort de trop près. S’il a réussi à sortir indemne de ces épreuves, elles n’en ont pas moins laissé des séquelles.

« Il passait de l’euphorie à l’abattement, explique Nadia. Tantôt, il exprimait facilement ses souffrances et ses angoisses intérieures, tantôt il se refermait sur lui-même et devenait muet comme une carpe. Certaines nuits, il dormait comme un bébé. D’autres, il se réveillait brusquement en sursaut, pris d’une peur insondable. »

Depuis son kidnapping, Matoub ne se séparait jamais de ses armes à feu. Il possédait deux fusils à pompe, une Kalachnikov, un pistolet et une grenade. Un petit arsenal de guerre. « Quand nous sortions, il avait toujours sa Kalachnikov à portée de main. » Il arrivait que des amis et des proches lui servent de gardes du corps. Mais, en ce mois de juin, le chanteur ne bénéficie d’aucune protection.

Depuis son mariage avec Nadia, en octobre 1997, il a en effet demandé à ses protecteurs d’être moins présents, pour préserver son intimité.

« De retour en Kabylie, Lounès est un homme heureux, confie Nadia, tellement heureux que, paradoxalement, son inspiration s’est tarie. Écorché vif, il ne pouvait écrire et composer que dans la souffrance. En ce début d’été 1998, il respirait le bonheur. Plus le temps passait, plus il reprenait goût à la vie. Lui, le timide, il lui arrivait même de danser sur une de ses chansons. Il fourmillait de projets. Agrandir la maison, construire un studio pour produire de jeunes artistes et, bien sûr, faire un enfant, il avait une telle soif de vivre. »

Arrive ce funeste jeudi 25 juin. Ce jour là, Lounès est de mauvaise humeur. « Dès le réveil, il manifeste une angoisse inhabituelle. Pressent-il un malheur ? Je ne sais pas. Mais il prend sur lui, car nous devions nous rendre à Tizi-Ouzou pour déjeuner avec mes soeurs, Farida et Ouardia. »

Malgré les menaces de mort que font planer sur lui les groupes terroristes qui infestent le maquis de Takhoukht, l’un des plus actifs de la région, Lounès emprunte un chemin de montagne, à bord de sa Mercedes noire, pour rejoindre le restaurant de l’hôtel Le Concorde. En dépit de son humeur maussade, il tente quand même d’être enjoué.

À 12 h 50, Lounès, sa femme et ses deux belles-soeurs quittent le restaurant, après une dernière photo souvenir avec deux serveurs de l’établissement. Le soleil est au zénith, quand la voiture emprunte la route. La circulation est très fluide, en ce début de week-end caniculaire.

Dans la voiture, la musique est à fond, et les quatre passagers reprennent à tue-tête « Qassaman », l’hymne national revisité par le chanteur. Nadia tient la Kalachnikov sur ses genoux. Il est 13 heures passé de quelques minutes, quand le drame survient.

« Tout à coup, nous sommes secoués par un bruit très fort. Personne ne comprend ce qui se passe. Sous l’effet de la surprise, je laisse tomber l’arme. » Embusqués de part et d’autre de la route, derrière les talus, les tireurs font feu sur la voiture qui s’immobilise.

Lounès tente de redémarrer, mais le moteur cale. Nadia lui tend alors le fusil mitrailleur. Lounès ordonne aux filles de baisser la tête, avant de riposter. Deux assaillants arrivent par derrière, et continuent de tirer. Lounès ouvre la portière, pose un pied à terre et fait feu sur eux. Le visage en sang, sa femme s’évanouit, la tête enfouie entre les deux sièges. Ses deux soeurs, assises à l’arrière, sont également blessées.

Les assaillants continuent d’arroser la voiture de feux nourris. « La dernière image que j’ai de Lounès est celle où il recharge son fusil. Ensuite, je perds connaissance. » Une fois ses munitions épuisées, Lounès ripostera avec son pistolet, avant d’être touché mortellement.

Les tireurs s’approchent du véhicule, extraient le chanteur, jettent son corps sur la chaussée, avant de l’achever à bout portant. « Quand j’ai repris connaissance, j’ai vu Lounès gisant par terre. Son visage ne portait pas de traces de blessure. Dans la mort, je dirais même qu’il avait l’air serein. »

Matoub liquidé, les terroristes, qui s’exprimaient en arabe et en kabyle, s’approchent de sa femme. Couverte de sang, celle-ci fait la morte. L’un d’eux ouvre la portière droite, entreprend une fouille au corps et inspecte l’intérieur du véhicule, avant de lâcher une rafale qui déchire le bassin de la jeune femme.

« Les terroristes ont agi à visage découvert. Ils avaient une mission : assassiner Matoub Lounès et son épouse. Mes deux soeurs ont été épargnées, peut-être parce qu’elles ne faisaient pas partie du contrat. En quittant les lieux de la tuerie, les assassins se sont retournés sur le véhicule pour crier “Allah Akbar” (Dieu est grand), avant de disparaître.

Dix ans après ce drame, j’attends toujours que l’on fasse la lumière sur l’assassinat de mon mari. »