Après les personnels de l’Education nationale et de la Santé, les avocats ont pris, à la suite d’un grave incident d’audience au tribunal criminel d’Alger, la décision de boycotter toutes les audiences et de ne pas reprendre le travail avant que des décisions urgentes ne soient prises pour permettre aux défenseurs d’assurer l’assistance à leurs clients dans des conditions d’équilibre avec les magistrats, qui outrepassent, dans la plupart des cas, leur mission de juger sans parti pris.
Plus qu’une institution ou un pouvoir, la justice est un principe moral qui doit fonder toutes les sociétés, a fortiori une société musulmane. Elle en est le socle. Sans justice et l’égalité qu’elle implique, l’équilibre se rompt, l’instabilité et le désordre s’installent. De ce point de vue, si l’idée de justice ne doit pas être confondue avec l’institution judiciaire, le rôle de celle-ci est d’exercer la fonction de juger à travers ses différents organes et de faire appliquer la loi, qui n’est pas nécessairement juste, parce qu’elle peut émaner d’Etats dictatoriaux, d’idéologies de classes, de croyances ou d’intérêts. Pour dire que le légal n’est pas forcément juste.
C’est, souvent, dans ce contexte contradictoire que fonctionne l’institution judiciaire représentée par des magistrats qui rendent la « justice », selon que la justice est ou non séparée du pouvoir politique. Dans de nombreux pays, les juges s’insurgent contre les directives et les instructions qu’ils reçoivent de l’exécutif pour préserver leur indépendance. Les Algériens ne se font guère d’illusion sur leur « justice » qui obéit au doigt et à l’œil au pouvoir.
La décision des avocats algériens, comme auxiliaires de justice, de boycotter les audiences de la Cour d’Alger, ne pouvant assurer la défense de leurs clients, dans les conditions que requiert leur noble métier, constitue, à n’en point douter, un précédent qui va changer non seulement la relation entre la défense et les magistrats, mais rompre le lien entre l’institution judiciaire et la tutelle. Cette saine « rébellion » des avocats est, assurément, un pas vers la séparation des pouvoirs qui caractérise le régime démocratique.
La description que le Bâtonnier d’Alger, Maître Abdelmadjid Sellini, a faite des entraves que rencontrent les avocats dans l’exercice de leur profession et du comportement des magistrats qui ont pris, sous les ordres du pouvoir exécutif, la justice en otage, est celle d’un Etat où l’arbitraire fait loi. Cette phrase scandaleuse : « Il y a Dieu en haut et moi ici » prononcée par le président du tribunal criminel d’Alger, que rapporte le Bâtonnier, dans une conférence de presse, est significative du pouvoir absolu que certains magistrats s’octroient. Il y a, en effet, Dieu en haut, mais il y a ou il doit y avoir les lois ici bas qui s’appliquent autant à ce magistrat, qui n’est pas au-dessus de ces lois, qu’au plus humble des citoyens algériens.
Ce magistrat, qui n’est pas hélas le seul à penser de la sorte, bafoue tous les principes de neutralité du juge, ce qui a motivé, à juste raison, l’attitude du barreau qui veut que les rapports changent vers plus d’équilibre entre les magistrats et la défense qui a, à l’évidence, le souci du justiciable algérien dont les droits sont souvent bafoués.
Cet affrontement signifie à l’Etat que les intimidations auxquelles les avocats ont été soumis toutes ces dernières années ne fonctionnent plus et que la défense ne renoncera pas à sa mission d’assister les justiciables. Les avocats qui ne semblent pas prêts à mettre fin à leur mouvement de protestation attendent les réactions du pouvoir politique interpellé.
Brahim Younessi